La crise que nous traversons aujourd’hui présente des ramifications nombreuses. Partie d’une crise financière, elle a ensuite muté en crise économique et sociale, et alimente désormais des crises politiques et géopolitiques.
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Dans cette première partie d'un entretien inédit réalisé par Olivier Berruyer en 2012, Marie-France Garaud porte notre attention sur la plus grave de ces crises selon elle : une crise politique qui met en danger la souveraineté du peuple.
Née en 1934, Marie-France est une avocate française. Elle a été conseillère politique de George Pompidou à l’Élysée (1969-1974), puis de Jacques Chirac (1974-1979), conseillère à la Cour des comptes et Députée au Parlement européen (1999-2004). Elle a également agi auprès des tenants du non au traité de Maastricht, au début des années 1990.
Olivier Berruyer (Élucid) : Mme Garaud, quel regard portez-vous sur la crise actuelle ?
Marie-France Garaud : Je pense, et c’est une banalité de le dire que nous vivons une crise essentiellement politique c’est-à-dire le lien étroit qui doit exister entre les affaires publiques, sociales et morales. Sans doute en percevait-on chez nous les prémisses dès les années précédant la Seconde Guerre mondiale, mais les tensions nées de celle-ci et la présence d’hommes tels de Gaulle ou Churchill permettaient d’en oublier quelque temps les signes.
Un demi-siècle plus tard, la chute du communisme et la fin d’un monde bipolaire ont donné toute sa force à la primauté de l’économie et, par voie de conséquence, déchainé un capitalisme qui trouve son domaine d’accomplissement dans le mondialisme. Il en résulta l’apparition de forces nouvelles qui tendent à altérer gravement le cadre même de l’État, sa substance, sa nature politique, les relations entre les citoyens et le gouvernement, la finalité éthique qui constituait encore, au moins dans son principe, la morale politique.
Le postulat du libéralisme était de permettre la synthèse entre la liberté des individus et la cohérence des collectivités humaines. Cette synthèse devient impossible dès lors que le capitalisme introduit dans les sociétés un individualisme radical. La liberté ne lie alors plus les hommes, elle les divise, elle les oppose, les rend étrangers les uns aux autres et même adversaires. Elle détruit la finalité de destin commun dans une société, de ce « bien commun » dont la quête donne son sens à toute collectivité humaine.
L’économique prime aujourd’hui le politique et face à cette crise profonde de la démocratie, nos gouvernants paraissent désemparés, inconscients semble-t-il du fossé qui s’est creusé entre eux et les Français.
O. Berruyer : Quelles en sont les raisons ?
M-F. Garaud : Les Français ne se sentent pas représentés et ils n’ont pas tout à fait tort.
J’ai connu un temps où les élus, dans leur ensemble, constituaient réellement une représentation des Français dans toutes les strates de la société : professions libérales, bourgeois, universitaires, mais aussi agriculteurs, commerçants, ouvriers, grandis d’ailleurs, peu ou prou dans le cadre d’une Éducation qui ne se définissait pas encore comme nationale, mais qui l’était réellement. Les parlementaires connaissaient ainsi les problèmes des Français et souvent par leur expérience même.
Tel n’est plus le cas. Sans doute l’évolution des sociétés modernes rend-elle ce hiatus inévitable, mais l’envahissement du Parlement par une technocratie naturellement portée à produire la complexité comme l’abeille produit le miel ne cesse d’en aggraver les conséquences. L’envahissement technocratique conduit évidemment les citoyens à demander grâce et les Français en viennent à penser que l’activité des élus est davantage orientée vers la conquête des voix que vers la solution des problèmes.
Une telle déviance les rebute et ils ont raison, car cette désinvolture est en quelque sorte accordée à une caporalisation des élus qui peut atteindre le cœur même de la République et son fonctionnement institutionnel. La preuve en a été donnée dans notre histoire récente et sur des sujets d’une importance majeure puisqu’ils concernaient le fonctionnement des Institutions et leur « adaptation » aux exigences européennes.
Les choses sont donc aussi graves que cela ?
Vous pensez que j’exagère ? Non, je n’exagère rien malheureusement, car sans s’attarder sur des accommodements circonstanciels qui n’attirent plus guère l’attention, c’est le principe fondamental de la République, son cœur même qui a été mis à mal dans un passé encore tout frais.
En ce qui concerne la France et dans la théorie républicaine de l’État, comme vous le savez, la souveraineté appartient à la Nation. Ce sont les termes mêmes figurant dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». Or ils ont été expressément repris dans la Constitution de 1958, la nôtre, dont le préambule « proclame solennellement son attachement aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été (ainsi) définis… »
Malheureusement, force est de le constater, ces principes, qui constituent la colonne vertébrale de la République, sont depuis quelques temps volontairement oubliés — ou même, ouvertement violés — lorsque leur respect pourrait entraver les orientations choisies par ceux qui sont en charge du gouvernement. Et l’on constate que, redoutant le désaveu des citoyens à la politique qu’ils choisissent — ou se laissent imposer — nos dirigeants omettent tout simplement alors de les consulter.
Non seulement ils piétinent ainsi les principes fondateurs de la République, mais ils instaurent une confusion politique latente et, à terme, un inévitable rejet par les Français des conséquences de choix imposés. Le peuple peut se tromper, c’est vrai, mais il a de l’instinct et nous assistons tous les jours à l’aggravation d’une véritable incompréhension, pire à une irritation croissante contre ceux qui prétendent le gouverner.
On peut d’ailleurs noter en passant qu’il serait fort utile d’enseigner aux jeunes Français le sens et la portée des fondements de la République au cours d’une scolarité qui, précisément, se veut républicaine. Malheureusement nous en sommes loin… Ne serait-ce qu’en raison de la difficulté évidente consistant à demander le prêche d’une vertu violée par le prédicateur lui-même.
La souveraineté du peuple est donc en permanence bafouée ?
C’est le moins que l’on puisse dire et particulièrement sur des problèmes d’une importance majeure puisque ces dernières années, les traités déterminant la place et le rôle de la France dans l’organisation de l’Union européenne — en permanente dérive — induisaient des conséquences directes sur l’organisation et le fonctionnement de l’État.
Ce fut d’abord évidemment le cas lors de l’adoption du Traité sur l’Union Européenne (TUE) signé à Maastricht le 7 février 1992. Ce traité dont le principe, voulu par le Chancelier Helmut Kohl et accepté par François Mitterrand alors Président de la République, imposait en effet à la France — comme aux autres États concernés — l’abandon d’éléments essentiels de souveraineté. Avec Maastricht, la France abandonnait une grande part de sa souveraineté.
Le respect du peuple souverain, comme celui des règles de droit, exigeait en conséquence que les modifications à la Constitution induites par le Traité soient soumises au vote des Français par référendum avant qu’intervienne le vote sur le Traité lui-même puisque sans modifications, il n’était pas de ratification possible.
Or, le Président de la République et ses conseillers n’avaient pas l’innocence de penser que les amendements constitutionnels exigés puissent avoir la moindre chance d’être votés par les Français. Pour prendre un exemple, comment mettre au goût du jour l’article 5 qui institue le Président « garant de l’indépendance nationale » ?
François Mitterrand préférant par nature le contournement à l’assaut frontal, il fut décidé qu’un ajout, plus discret et surtout plus biaisé, à notre loi fondamentale, était infiniment moins risqué que la modification directe des articles expressément visés. D’où le projet consistant à introduire simplement dans la Constitution un nouvel article, numéroté 88 alinéa 1 portant simplement : « Les dispositions de la présente Constitution sont modifiées dans la mesure nécessaire à l’application du traité du… » sans préciser évidemment le détail !
Les députés votèrent en Congrès cette réforme laconique ouvrant toutes les dérives possibles et l’on soumit ensuite aux Français le traité de Maastricht, chef-d’œuvre d’une complexité sur laquelle on misait pour obtenir l’approbation d’électeurs noyés dans une confusion décourageante… Et malgré de telles précautions, le oui ne l’emporta que de justesse. Mais ainsi fut adopté, à la marge — si l’on peut dire — le traité fondateur de la nouvelle Europe !
« Il semble que l’habitude d’entériner les traités concernant la construction européenne sans tambour ni trompette s’installe tranquillement. Toute consultation des citoyens sera désormais évitée sur les sujets qui fâchent. »
Quelles ont ensuite été les autres atteintes à la souveraineté de la nation ?
Dans le cheminement obstiné vers une institutionnalisation de la construction européenne, les dévots de cette école souhaitaient que soit établie pour l’Europe une Constitution. Ce fut chose faite en 2005. Concluant les travaux d’une convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing, cette Constitution « pour l’Europe » et non « de l’Europe » fut signée par les représentants des États membres et proposée à la ratification de chacun d’entre eux.
En ce qui concerne la France, Jacques Chirac considéra, à fort juste titre, et il faut pour cela le saluer, que les Français devaient en décider eux-mêmes par référendum. Or en application de l’article 11 de notre Constitution, les deux assemblées devaient se prononcer préalablement sur le point de savoir si le texte soumis à ce vote — c’est à dire ladite Constitution — « aurait des incidences sur le fonctionnement normal des institutions ». Les parlementaires, impavides, décidèrent à une très large majorité (72 %, me semble-t-il) que tel n’était pas le cas. La voie était libre !
Le référendum eut donc lieu le 22 mai 2005. Mais à la surprise des « élites », de la presse et même des instituts de sondage, les Français rejetèrent à plus de 54 %, le texte qui leur était soumis. Ce « non » qui fit l’effet d’une bombe exprimait clairement le refus d’une « Constitution » qui leur paraissait par trop castratrice. Les Français furent d’ailleurs suivis à bref délai dans le refus par les Hollandais. Or ces rejets interdisaient, selon les règles de ratification, l’adoption du Traité pour l’ensemble de l’Union.
Dès lors, fallait-il se résoudre à enterrer la « Constitution pour l’Europe » ? Évidemment non… Remaniée, mais gardant le même contenu dans un mode mineur elle devint simple traité : le Traité de Lisbonne. Moins scrupuleux que Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy évita soigneusement la procédure du référendum au motif que cette nouvelle présentation n’était pas celle d’une Constitution — ce qui était quand même un comble de duplicité —, et soumit en 2007 le « nouveau » texte au Parlement réuni en Congrès. Celui-ci vota sans barguigner un Traité reprenant les dispositions rejetées deux ans plus tôt par les citoyens qu’ils étaient censés représenter.
Étaient-ils conscients, Président et élus, qu’ils commettaient ensemble un péché cardinal contre la République ? Le peuple avait dit « non » et ses représentants disaient « oui » sur un sujet essentiel. Ignoraient-ils, les mandataires du peuple, qu’ils n’avaient pas le droit de voter contre leurs mandants ? Qu’en passant outre ils brisaient le pacte républicain, attentaient à la souveraineté de la Nation et sapaient le principe même qui fonde le régime politique de la France depuis plus de deux siècles ?
Il semble d’ailleurs que l’habitude d’entériner les traités concernant la construction européenne sans tambour ni trompette s’installe tranquillement. Toute consultation des citoyens sera désormais évitée sur les sujets qui fâchent et nous venons de constater que tel a été le cas pour le traité dit « Pacte budgétaire européen ». Il fut signé discrètement par Nicolas Sarkozy dans les derniers mois de sa présidence et voté non moins discrètement à l’automne 2013 par députés et sénateurs sous la présidence de François Hollande — lequel avait pourtant déclaré avant d’être élu que le projet signé par son prédécesseur devait impérativement être renégocié.
Le traité impose en effet aux États-membres devenus dociles des contraintes qui ne sont pas mineures. Un exemple : c’est en application de ce texte que le projet de budget de la France devra désormais être visé par les autorités bruxelloises AVANT d’être soumis au vote du Parlement national dont il constitue historiquement une compétence première. Cet impératif nouveau vient de recevoir une première application dans la plus totale inertie de la plupart des élus.
Il faut évidemment conclure de ces précédents que la procédure du référendum sera désormais réservée aux sujets dits « de société ». Mais la fracture entre les citoyens et leurs représentants s’avère profonde et mortifère.
Bien évidemment, au sommet de l’État, chacun affiche son volontarisme, mais qu’il s’agisse de tentatives sérieuses et honnêtes ou d’opérations bruyantes et partisanes, les Français ne voient guère le salut venir des politiques. Ils n’ont plus confiance en l’État ni en ses représentants qui d’ailleurs s’occupent, du moins pour beaucoup d’entre eux, davantage de leur réélection et leurs affaires de partis que de la solution des problèmes de leurs concitoyens — sauf à favoriser de banales interventions puisqu’il faut bien garder ses électeurs.
En octobre 2011, le Premier ministre grec Giórgos Papandréou avait pour projet de faire voter un référendum avec pour enjeu d’accepter ou non les conditions posées par l’UE, le FMI et la BCE concernant la dette publique grecque. Que pensez-vous des pressions que l’Europe a exercées sur Papandréou, le contraignant d’abandonner ce projet ?
Le projet de référendum grec de 2011 est un référendum planifié en Grèce en octobre 2011 et ayant pour enjeu d'accepter ou non les conditions posées par l'Union européenne, le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne pour la coupe de la moitié de la dette publique grecque envers les créanciers privés. Demandé par le Premier ministre de Grèce de l'époque Giórgos Papandréou, ce dernier a décidé, le 3 novembre 2011, de changer d'avis et d'annuler ce référendum si les partis d'opposition votent en faveur du plan proposé. Le référendum a été conséquemment annulé un peu plus tard.
Je me suis exprimée là-dessus. D’abord, c’est scandaleux. Ensuite, ça ne manque pas de piquant de refuser un référendum, expression de la démocratie, au pays qui l’a inventé. Solon doit se retourner dans sa tombe, parce que c’est là qu’est né le référendum ! On a dit : « Le traité a été signé ». Bien sûr, mais en démocratie si un gouvernement s’engage avec les autres gouvernements la signature doit être validée par le peuple quand il s’agit de matière constitutionnelle.
Cela relève du bon sens le plus ordinaire ! On a écarté, si j’ose dire, le Premier ministre Papandreou, d’ailleurs suivi par le président du Conseil italien, pour les remplacer par des gens de Goldman Sachs ; y compris d’ailleurs à la Banque centrale européenne, et même au ministère des Finances du gouvernement espagnol. Les Français ont trouvé ça absurde ! Enfin, le pays a le droit de se prononcer quand même ! Il en a même le devoir.
Bien sûr. On peut se demander, au risque d’être un peu caricatural, si certaines élites n’agissent pas contre le peuple ?
Je ne pense pas que les élites se retournent contre le peuple. Je me demande si ce sont des élites, pour commencer. C’est bien ça le problème précisément ! Peut-être le sont-elles, mais en tout cas le peuple ne les ressent pas comme telles. Il les ressent comme des gestionnaires, et il est mécontent de leur gestion.
J’ai parfois l’impression que les vraies élites ont tendance, ces dernières années, à se tourner vers le privé, pour aller prospérer dans les entreprises, mais qu’elles ont déserté le secteur politique, public. Qu’en pensez-vous ?
Certains événements provoquent cette désertion. On évoquait tout à l’heure le référendum de 2007 : je pense que là il y a eu un vrai basculement. Le peuple se prononce et on s’assied dessus. Ça n’encourage pas la politisation de la société française. Puisque ce que l’on dit n’a pas d’importance, eh bien on va essayer de se débrouiller chacun comme on pourra pour s’en sortir le moins mal possible.
Par conséquent, on se retourne vers des regroupements syndicaux, collectifs, partiels, pour trouver des structures protectrices. L’État ne protégeant plus, il faut trouver d’autres structures. Le privé est pour les financiers essentiellement. Mais pour les autres, effectivement, il y a des groupements, des fédérations de gens qui essayent de s’unir pour mieux gérer ce qui les concerne, pour suppléer en quelque sorte à la carence, ou aux inconvénients venus du pouvoir central.
Le pouvoir central, cet État, semble de plus en plus au service de la finance ; la finance a acheté l’État...
Il est certain que le pouvoir de la finance — qui est d’ailleurs le pouvoir des banques — est énorme. Le pouvoir des banques, c’est-à-dire de la finance, sur le politique, institutionnalisé, structuré aux États-Unis, est en train de se structurer aussi dans la société française, ce qui ne s’est jamais produit. Jamais. Le pouvoir politique dominait. Le jour où Fouquet a voulu montrer qu’il était plus riche que le Roi, il est allé en prison et il y a fini ses jours. Le pouvoir politique l’emportait.
Propos recueillis par Olivier Berruyer le 1er mars 2012
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Photo d'ouverture - Marie-France Garaud, 22 avril 1981 - Pierre Guillaud - @AFP
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