« Le mythe de l'entrepreneur légitime le capitalisme et son élite »

Contrairement aux hommes d’affaires, ils seraient créatifs, rebelles et géniaux à la fois. Anthony Galluzzo, maître de conférences à l’université de Saint-Étienne, expose dans Le Mythe de l’entrepreneur (Zones éditions, 2023) la construction médiatique entourant Steve Jobs et ses homologues. L’auteur démontre également le rôle éminent qu’elle joue dans la légitimation du capitalisme actuel.

Opinion Démocratie
Accès libre
publié le 31/01/2023 Par Laurent Ottavi
« Le mythe de l'entrepreneur légitime le capitalisme et son élite »

Laurent Ottavi (Élucid) : Pourquoi parlez-vous de « mythe » de l’entrepreneur et quel objectif vise votre livre ?

Anthony Galluzzo : L’entrepreneur peut être appréhendé comme une catégorie d’acteurs dans le champ économique. Il peut aussi être étudié comme une catégorie de discours. Comment parle-t-on des entrepreneurs ? À quelles idées, formules et valeurs sont-ils communément associés dans les médias ? C’est ce que j’ai cherché à étudier dans mon livre à travers le cas des célébrités entrepreneuriales : Steve Jobs, Bill Gates, Jeff Bezos et Elon Musk plus récemment, mais aussi Andrew Carnegie ou encore Thomas Edison bien avant eux.

J’ai pris comme étude de cas introductive Steve Jobs. J’ai constitué un corpus d’articles, de livres, de films et de documentaires biographiques. Et j’ai ensuite mené une analyse thématique et narratologique pour décrire en quoi consiste « le mythe de l’entrepreneur » : ce que dit – et ne dit pas ou peu – la grande majorité des produits médiatiques à propos des célébrités entrepreneuriales.

Élucid : Vous donnez à voir une construction médiatique qui fait de l’entrepreneur un produit extrêmement marqueté, ce à quoi ce dernier contribue d’ailleurs lui-même. Quels en sont les principaux canons et en quoi travestit-elle la réalité à bien des égards ?

Anthony Galluzzo : À travers les cas et l’histoire des célébrités entrepreneuriales du XIXe siècle à nos jours, tout un ensemble de topoï revient de façon récurrente. Il y a tout d’abord l’idée de l’entrepreneur comme figure créatrice primordiale dans le champ économique. L’entrepreneur serait un disrupteur, une entité quasi démiurgique capable de bouleverser du seul fait de son action inspirée l’ordre du marché. On rejoint là l’idée très schumpétérienne de destruction créatrice. Il y a ensuite le caractère visionnaire : l’entrepreneur serait un être supérieur, car doté d’une vision. Contrairement aux gens du commun, il serait capable de « voir » l’avenir, d’anticiper les mouvements de l’histoire, et donc de contribuer à la faire.

Il y a aussi le topos de l’inspiration : l’entrepreneur serait celui qui insuffle sa capacité productive à la force de travail. Sans lui, les employés seraient démunis, leurs compétences seraient inemployées. Enfin, il y a l’idée de rébellion. L’entrepreneur ne serait pas motivé par le profit et la domination des marchés, mais par de grands projets humanistes et progressistes : faire advenir le beau, aider l’humanité à transcender sa condition.

« Tout ce storytelling procède de l’invisibilisation de l’État et contribue à entretenir l’idée que le marché s’anime d’abord sous l’impulsion d’une créativité individuelle et spontanée. »

Dans ce récit, l’entrepreneur, considéré donc comme un être créateur et non pas comme un homme d’affaires, invisibilise l’État et l’écosystème à l’œuvre derrière son entreprise. De quoi cela est-il révélateur ?

Dans le storytelling entrepreneurial, l’entrepreneur occupe toujours le centre de la scène. Tout part de lui et revient à lui. Autour de lui gravitent quelques personnages secondaires qui l’aident dans son odyssée. Mais son histoire prend toujours la forme d’une épopée personnelle, héroïque. Dans la littérature entrepreneuriale – les biographies d’entrepreneurs, les films et documentaires biographiques, les articles de la presse magazine et économique – l’histoire des industries et du marché nous est racontée à partir du point de vue d’un seul. Le grand absent de ces récits, c’est l’État, quelles que soient ses incarnations possibles. Or, on peut s’imaginer des mises en récit qui feraient intervenir des décideurs politiques – ce sont eux qui façonnent en premier lieu les industries en finançant les recherches fondamentales nécessaires à leur émergence.

On pourrait aussi mettre en scène les militaires – ce sont eux qui dynamisent la recherche lorsque, comme les États-Unis au XXe siècle, ils sont pris dans des rivalités inter-impériales et cherchent à rendre obsolète l’armement ennemi par l’innovation. Ce sont également eux qui font figure de premiers clients lors de la longue phase d’émergence d’une industrie. La préhistoire de la Silicon Valley, qui s’étale des années 1910 aux années 1970, nous est rarement racontée sous ces aspects. Tout cela procède de l’invisibilisation de l’État et contribue à entretenir l’idée que le marché s’anime d’abord sous l’impulsion d’une créativité individuelle et spontanée.

Le mythe que vous analysez dans votre livre a-t-il pour fonction de légitimer le capitalisme actuel ?

C’est ce à quoi il contribue, en effet. Le mythe de l’entrepreneur nous donne à nous figurer un monde où le marché constitue un vaste espace démocratique qui, loin de perpétuer l’hérédité, permettrait de faire émerger une aristocratie naturelle des talents. Les méritants sortiraient naturellement victorieux de la lutte concurrentielle, le marché serait cet infaillible opérateur de justice. Les réussites individuelles ne s’expliqueraient ainsi que par le talent, le génie, l’intelligence d’individus qui nous seraient largement supérieurs et qui, conséquemment, « mériteraient » l’incroyable pouvoir économique, politique et symbolique que leur octroie leur place dans le système de production capitaliste.

Et la vision du monde véhiculée par ce mythe n’est pas sans conséquences politiques. En effet si – comme l’affirme le mythe de l’entrepreneur – la prospérité d’une société s’explique par le travail et le génie d’une poignée d’hommes supérieurs, alors il n’est que « justice » que ceux-ci captent la majeure partie de la richesse produite. Les imposer serait « punir » leur réussite et ne pas reconnaitre leur « mérite ». Tolérer « l’intrusion » des syndicats dans la gouvernance de leur entreprise serait proprement scandaleux (comment des employés pourraient-ils être autorisés à contraindre les subtils desseins de l’entrepreneur ?). Ainsi, le mythe de l’entrepreneur contribue à justifier et à légitimer la captation de la valeur par une minorité.

« L’héroïsation des chefs permet d’asseoir un pouvoir et d’appeler à l’obéissance. Le héros entrepreneurial se prouve et s’éprouve sur le marché, et par là ferait avancer l’humanité sur la route du progrès technologique. »

Au-delà des liens avec le capitalisme, vous identifiez dans le mythe de l’entrepreneur une déclinaison du mythe du grand homme, visionnaire et accoucheur d’un Nouveau Monde. Sur quoi cette filiation repose-t-elle ?

Il existe bien des similitudes entre les topoï mobilisés pour décrire le héros entrepreneurial et ceux utilisés pour célébrer le héros national. Tous deux sont des créatures spontanées et démiurgiques dont l’existence ne s’expliquerait pas par des déterminations structurelles, sociales et historiques, mais par un génie intrinsèque. L’un comme l’autre sont des êtres visionnaires et providentiels capables, par la seule force de leur action inspirée et géniale, de mettre le monde sens dessus dessous.

Les effets politiques sont les mêmes : l’héroïsation des chefs – économiques ou politiques – permet d’asseoir un pouvoir et d’appeler à l’obéissance. Il y a des différences importantes, cependant. Le héros national exalte l’amour de la patrie, l’ardeur au combat et le sacrifice guerrier. Le héros entrepreneurial, quant à lui, se prouve et s’éprouve sur le marché, et par là ferait avancer l’humanité sur la route du progrès technologique.

Comment se prémunir de ce que vous appelez le storytelling entrepreneurial ? Plus encore : comment « défaire » le mythe ?

C’est, je pense, très difficile. Les classes dominées internalisent ces récits qui légitiment leur infériorité sociale. Les élites économiques seraient supérieurement formées, informées et capables. Conséquemment, elles « mériteraient » leur position de pouvoir et seraient seules capables de gouverner. Les classes dominantes s’identifient d’autant plus facilement au mythe de l’entrepreneur qu’elles s’imaginent du bon côté de la barrière. Elles aussi peuvent se dire qu’elles occupent une place dans la société qui ne doit rien au hasard et à l’héritage, mais tout à leur volonté propre et à leurs capacités singulières.

Le plus étonnant – et je sors ici pour finir du cadre de ma recherche pour vous exposer des impressions très personnelles – est l’adhésion à ces récits de la part d’une partie des fractions dominées de la classe dominante. Il me semble qu’il existe tout un ensemble d’individus dans la petite bourgeoisie intellectuelle, chez les commerçants et les artisans, qui adhère à la mystique innéiste du « mérite », sans jamais savoir définir ce à quoi renvoie concrètement ce terme. Comme si la passion créatrice et la propension à exceller dans un domaine n’étaient pas, comme toute chose, déterminées par une multitude de facteurs (historiques, sociologiques, économiques, géographiques, familiaux…).

Je l’observe en lisant certaines des réactions à mon livre : la plupart des lecteurs critiques que j’ai entendus semblent séduits par chacune des étapes de mon analyse, reconnaissent chacune des déterminations que j’expose, mais semblent incapables d’accepter le produit final de l’équation et refusent de se défaire de l’idée qu’il existerait des génies mus par une force immanente.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.