Les violences injustifiées de policiers sont très peu sanctionnées. En augmentation dans le cadre des manifestations, elles ont encore récemment été révélées lors des rassemblements contre le projet d'autoroute A69. Anne-Sophie Simpere, juriste de formation et qui a notamment travaillé pour Amnesty International France, fait paraître une enquête, Police partout, justice nulle part ? (Massot éditions), dans laquelle elle restitue les embûches dressées sur la route des victimes cherchant à obtenir justice.

publié le 05/11/2023 Par Laurent Ottavi

Laurent Ottavi (Élucid) : Pour quelles raisons les données relatives aux violences policières injustifiées et à leurs suites juridiques – par exemple celles de l’IGPN ou du ministère de l’Intérieur – manquent-elles d’après vous de fiabilité ? Vers quelles sources vous êtes-vous tournée pour toucher au plus près la réalité de ce phénomène ? 

Anne-Sophie Simpere : Le manque de fiabilité des statistiques s’explique par l’absence de volonté du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Justice de recenser le phénomène : ils ne produisent pas de données publiques transparentes et exhaustives sur le sujet. Pour avoir un aperçu quantitatif des violences policières, des usages illégaux de la force et des solutions apportées, nous sommes obligés de compter sur le travail de journalistes et éventuellement d’associations. Ces travaux vont toujours avoir un champ limité dans le temps, dans l’espace ou le domaine étudié (par exemple un certain type de manifestations). De plus, une partie des violences policières est particulièrement invisibilisée, car elle n’est pas traitée par la justice.

Je pense à celles commises dans les quartiers populaires sur des populations qui ne vont pas aller porter plainte, puisque cela implique de retourner voir une police dans laquelle ils n’ont aucune confiance. Dans les centres de rétention ou aux frontières, là aussi, les violences sont dures à documenter, car elles ont lieu à l’abri des regards, sur des groupes vulnérables qui iront rarement les dénoncer. Pourtant, elles sont quotidiennes. Faute d’un aperçu statistique global sur le traitement judiciaire des violences policières, il est plus difficile de fixer des objectifs pour l’améliorer.

« Il y a eu plus d’une trentaine de personnes éborgnées depuis fin 2018, cinq mains arrachées pendant les Gilets jaunes… Cela n’a pas d’équivalent dans les autres pays européens. »

Élucid : Les chiffres tirés de sources alternatives, émanant de journalistes et d’associations comme vous le dites, permettent-ils d’évaluer où la France se situe par rapport à d’autres pays ?

Anne-Sophie Simpere : Des chiffres sont malgré tout difficiles à cacher, comme le nombre de décès du fait de la police, après des refus d’obtempérer par exemple. Il est plus élevé en France que dans d’autres pays européens. Selon le chercheur Sébastian Roché, entre 2008 et 2018, le chiffre culminait à 16,3 morts par an en France contre 9,8 en Allemagne, une nation bien plus peuplée. Et le nombre de morts en France a augmenté depuis (52 en 2021, 39 en 2022). Si l’on n’a pas de chiffre officiel précis sur les blessures très graves, notamment les mutilations, les décomptes de journalistes ou de collectifs révèlent qu’il y a eu plus d’une trentaine de personnes éborgnées depuis fin 2018, cinq mains arrachées pendant le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi plusieurs autres par la suite… Cela n’a pas d’équivalent dans les autres pays européens.

Les violences policières contre certains groupes de population – encore une fois, les jeunes des quartiers populaires, les migrants, les roms… – ont toujours existé. Dans le cadre des manifestations, la période des Gilets jaunes a marqué une intensification des violences policières, mais qui était déjà en germe depuis 2015. Les flash balls (puis les LBD) avaient déjà été utilisés lors de manifestations, ainsi que la BAC. Des consignes demandant d’aller au contact et de procéder à des interpellations avaient aussi déjà été données. Il y avait déjà eu des mutilations, comme celle du syndicaliste Laurent Theron, éborgné par une grenade de désencerclement, dont le procès est abordé dans mon livre.

De la même manière, malgré l’absence de statistiques officielles sur les condamnations consécutives aux violences policières, peut-on estimer un bilan ?

Nous sommes contraints de faire des évaluations partielles, sur la base d’un certain nombre de dossiers, sur une certaine période… Des journalistes et des médias indépendants ont mené ce type de travail. Le média en ligne Basta ! s’est penché sur 213 affaires de décès lors d’interventions policières, et a trouvé que plus d’un tiers des procédures n’avait pas abouti à un procès.

Le journaliste David Dufresne avait examiné 74 plaintes pour violences policières après les manifestations des Gilets jaunes, et au 12 février 2022, seules 5 avaient conduit à des condamnations et 25 avaient été classées sans suite. L’IGPN avait aussi fourni quelques données sur la période des Gilets jaunes, qui indiquaient qu’il y avait eu plus de 70 % de classements sans suite, ce qui est bien plus élevé que la moyenne des affaires pénales.

« La proximité entre la police et la justice relève d’une certaine façon du conflit d’intérêts : les juges travaillent avec la police, il est donc difficile pour eux d’enquêter sur leurs collaborateurs. »

Votre livre établit deux causes principales au manque de sanctions à l’encontre des policiers fautifs : la proximité entre la police et la justice d’un côté, la question du temps de l’autre. Pouvez-vous développer chacune d’elles ?

Les obstacles rencontrés par les victimes de violences policières sont nombreux, et à chaque étape de la procédure. Une procédure qui est, effectivement, très longue. La justice est débordée et toutes les affaires semblent s’éterniser, en dehors des cas de comparutions immédiates, qui posent d’autres problèmes. Le temps passe, les preuves se perdent, les juges ont trop de dossiers à traiter et aucune incitation du pouvoir politique à donner la priorité aux affaires visant des policiers n'est faite, et même si vous arrivez au procès, les délais pour obtenir une date d’audience sont très longs. Pendant ce temps, les policiers mis en cause peuvent continuer leur carrière et même avoir été promus. Une fois arrivé au procès, leur crime ou délit paraît lointain, ce qui peut aussi contribuer à ce qu’ils obtiennent des peines plus clémentes.

L’autre problème, la proximité entre la police et la justice, relève d’une certaine façon du conflit d’intérêts : les juges travaillent avec la police, il est donc difficile pour eux d’enquêter sur leurs collaborateurs. Les investigations elles-mêmes sont menées par d’autres policiers, que ce soit l’IGPN pour les affaires les plus graves, ou des cellules de déontologie. Donc des collègues des mis en cause. Les procureurs qui les dirigent travaillent au quotidien avec les policiers et les pouvoirs politiques ne les encouragent absolument pas à sanctionner les violences policières.

À l’issue de l’enquête préliminaire, qui peut durer très longtemps, une instruction est ouverte dans le meilleur des cas. Un juge d’instruction, plus indépendant de la police que le procureur, prend le relai. Déjà débordé, il se retrouve avec un dossier mal traité dans les premiers mois alors que, dans une affaire de violence, les premiers temps d’une enquête sont décisifs pour récolter les preuves. Il a, de plus, des liens qui subsistent avec les policiers dont il dépend pour les enquêtes. La personnalité du juge d’instruction joue beaucoup sur sa façon de traiter le dossier, mais structurellement, rien n’est fait pour l’encourager à être diligent.

Vous évoquez aussi dans votre ouvrage un autre facteur susceptible d’influencer à la fois les magistrats et les jurys populaires. De quoi s’agit-il ?

Je pense que le traitement médiatique autour des violences policières pèse fortement, car les personnes qui dénoncent des violences policières risquent très vite d’être accusées d’être « anti-police » ou de « défendre des voyous ». En outre, la faute de la victime est sans cesse recherchée : ont-elles pris des stupéfiants ? Ont-elles un casier judiciaire ? Ont-elles ramassé une grenade ? Quand une affaire arrive jusqu’aux Assises – ce qui est rare – le jury peut être influencé par ces discours. Mais aussi les magistrats. Ce qui peut aussi expliquer des acquittements ou des peines faibles : sursis pour des violences volontaires, voire homicides, absence d’interdiction d’exercer…

« La loi du silence et l’esprit de corps l’emportent souvent sur la conscience des policiers critiques de certaines méthodes et inquiets de certains profils qui rejoignent leur rang. »

Comment expliquez-vous le manque de distance ou de critique interne dans la police ?

La loi du silence et l’esprit de corps l’emportent souvent sur la conscience des policiers critiques de certaines méthodes et inquiets de certains profils qui rejoignent leur rang. Dénoncer des collègues qui commettent des violences illégales expose à des représailles. Et puis beaucoup de policiers me semblent dans l’idée que le monde entier est contre eux, et qu’ils doivent serrer les rangs. Il y a aussi une responsabilité de la hiérarchie, dans les consignes données lors des manifestations ou par la politique du chiffre, qui revient à ramener de l’interpellé à tout prix. Une brigade extrêmement violente à Pantin a récemment été inquiétée et il a été révélé que, malgré les dénonciations dont elle faisait l’objet, la hiérarchie les laissait faire en échange de bonnes statistiques.

Dans leur défense, les policiers mis en cause invoquent beaucoup le climat d’une manifestation. Est-ce un argument recevable selon vous ?

C’est un argument très problématique en droit pénal : le contexte général, le « climat » ne devrait pas être une cause d’exonération de responsabilité pour un usage illégal de la force. Les questions qui devraient se poser, ce sont celles du comportement de la personne qui a été visée, des événements au moment précis où le tir a été effectué, du choix de l’arme, du respect des instructions d’usage… Il ne s’agit pas de dire que les forces de l’ordre ne sont jamais la cible d’attaques. La légitime défense peut être invoquée, mais elle répond à des principes précis : la simultanéité, autrement dit le fait d’agir au moment du risque, et la proportionnalité, c’est-à-dire qu’un tir de cannette, par exemple, n’appelle pas un tir de LBD en retour. Il faut rester dans le cadre du droit. Invoquer un contexte général, ça n’est pas suffisant pour justifier tout usage de la force, à n’importe quel moment. Cela équivaudrait à donner un blanc-seing à tous les policiers.

En l’état actuel des choses, les meilleurs moyens pour les victimes d’obtenir justice semblent être de médiatiser leur affaire ou de débourser beaucoup d’argent pour se lancer dans de longues procédures. Quels seraient les moyens de réinjecter plus de justice ?

J’y ajouterais l’importance de réagir très rapidement pour être sûr de conserver les preuves. Bien sûr, avoir des moyens financiers aide : ça permet de payer un avocat pour passer du temps sur son dossier, mener l’enquête que l’IGPN pourrait bâcler… Et l’image compte, pour contrer la communication de « culpabilisation » des victimes. Malheureusement, les violences policières touchent rarement les gens aisés ou qui ont l’expérience des relations publiques dans les médias. Plus de justice requiert également de s’attaquer à la question de la proximité entre la police et la justice, qui rend le traitement de ces affaires si particulier. On pourrait commencer par avoir un organe réellement indépendant pour mener les enquêtes.

Aucun pays n’est absolument exemplaire, mais il existe des sources d’inspiration à l’étranger. Au Danemark, l’Independent Police Complaints Authority, par exemple, est sous autorité du ministère de la Justice et compte des membres de la société civile parmi ses enquêteurs. Tout cela demande une volonté politique, qui fait aujourd’hui défaut, une volonté d’avoir une police exemplaire. Pour cela, il faudrait aussi donner des moyens à la justice – dans ce domaine et de manière générale –, établir des statistiques précises ou encore donner des instructions claires aux magistrats pour que les dossiers de violences soient traités efficacement.

« La loi de 2017 a créé un flou en ouvrant la possibilité de tirer sur des véhicules en fuite quand les policiers estiment qu’ils pourraient être une menace pour la sécurité des personnes. »

Vous soulevez aussi deux autres enjeux dans votre livre : filmer les policiers et revenir sur la loi de 2017. Quels changements positifs ces deux mesures pourraient-elles apporter ?

La question de filmer la police est en lien avec le poids de la parole policière dans les procédures. Comme les magistrats travaillent avec les policiers sur tout type d’affaires, il est difficile pour eux de se dire que leurs collaborateurs mentent. Les images et les vidéos sont donc très utiles pour objectiver les faits. Et il est tout à fait légal de filmer les policiers pendant leurs actions, même si certains affirment le contraire.

S’agissant de la loi de 2017, c’est la question des conditions de l’usage des armes. Elle a créé un flou en ouvrant la possibilité de tirer sur des véhicules en fuite quand les policiers estiment qu’ils pourraient être une menace pour la sécurité des personnes. Il n’est plus question alors d’un risque immédiat, mais d’un risque futur et éventuel, ce qui laisse une marge d’appréciation beaucoup trop large et n’est pas conforme aux critères stricts de la légitime défense. D’où l’augmentation, depuis, des tirs contre des individus commettant des refus d’obtempérer. La mort de Nahel en est un exemple tragique.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.