Selon une approche sociohistorique et sociopolitique, ces trois textes tentent d’expliquer le fonctionnement moderne de la propagande et son rôle dans les relations entre les citoyens et l’univers politico-médiatique. En effet, Propagande, Médias et Démocratie (2006) regroupe trois contributions : l’opuscule Media Control : The Spectacular Achievements of Propaganda (1991) par Noam Chomsky ; son allocution The Journalist from Mars: How the ‘war on terror’ should be reported, prononcée le 23 janvier 2002 à l’occasion des quinze ans du groupe de surveillance des médias, Fairness and Accuracy in Reporting (FAIR), à New York ; et enfin l’opuscule Corporate Media and the Threat of Democracy (1997) par Robert McChesney.

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Ce qu’il faut retenir :
Chomsky, « Media Control: The Spectacular Achievements of Propaganda » :
L’histoire de la propagande montre comment les médias ont joué un rôle déterminant dans l’orientation de l’opinion publique. Contrairement à la conception que l’on se fait de la démocratie, les médias ne sont ni indépendants ni libres, mais, fortement liés au pouvoir politique, défendent les intérêts des dominants. Le modèle de propagande s’élabore en 1917, lorsque le Président Wilson utilise les médias pour diaboliser l’ennemi germanique. Ces pratiques s’appuient sur la croyance de nombreux intellectuels dans la dangerosité du peuple, qui doit être encadré. La naissance de l’industrie des relations publiques dans les années 1920-1930 marque la consécration des techniques de manipulation des foules.
Chomsky, « The Journalist from Mars: How the ‘War on Terror’ should be reported » :
Si un martien arrivait sur terre, il constaterait que la guerre contre le terrorisme a débuté dans les années 1980, lorsque R. Reagan était au pouvoir. Depuis, les dominants manipulent les mots, comme « terrorisme », pour fabriquer le consentement des dominés. Le traitement médiatique de la politique étrangère américaine, caractérisé par cette aliénation du sens des mots, permet à la fois de justifier les actions du gouvernement des États-Unis, et de diaboliser ses ennemis.
McChesney, « Corporate Media and the Threat of Democracy » :
Selon Jürgen Habermas, la démocratie n’est possible qu’en présence d’un espace public, qui permet la délibération collective sur la chose publique. Il est défini comme « un bien indépendant du contrôle de l’État et du milieu des affaires ». C Or, il existe des liens étroits entre cet espace public et les sphères politiques et économiques. Ce phénomène a considérablement modifié le contenu et les stratégies des médias : appauvrissement de la culture politique, omniprésence des messages publicitaires et multiplication des programmes de divertissement. La démocratie, sans espace public indépendant, se trouve en grave danger.
Biographie des auteurs
Noam Chomsky, né le 7 décembre 1928 à Philadelphie, est un linguiste américain et un professeur émérite de linguistique au Massachusetts Institute of Technology où il a enseigné pendant toute sa carrière. Également connu pour son activisme politique et sa critique de la politique étrangère et des médias américains, il s’affiche comme un sympathisant de l’anarcho-syndicalisme. Entre autres, il fustige l’utilisation du terme « terroriste » qui, selon lui, permet aux gouvernements de se dédouaner de la dimension terroriste de leurs propres politiques. Il est également un fervent défenseur de la liberté d’expression. Très apprécié par l’extrême gauche, Noam Chomsky est soumis à de vives critiques de la part des libéraux et des partisans de la droite américaine. Cependant, il reste reconnu comme l’un des plus grands intellectuels vivants, ayant notamment reçu de nombreux diplômes honorifiques des plus grandes universités au monde.
Robert W. McChesney est professeur en communication à l’Institute of Communication Research et à la Graduate School of Library and Information Science à l’Université de l’Illinois. Président fondateur de Free Press, une organisation nationale non partisane dédiée à la démocratisation des médias, il s’est intéressé aux conséquences des dispositifs de contrôles corporatistes et de la publicité sur la pratique journalistique. Ses travaux portent majoritairement sur le rôle des médias dans les sociétés démocratiques et capitalistes.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d'Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
Media Control: The Spectacular Achievements of Propaganda
The Journalist from Mars: How the ‘war on terror’ should be reported
Corporate Media and the Threat of Democracy
Synthèse de l’ouvrage
NOAM CHOMSKY – MEDIA CONTROL: THE SPECTACULAR ACHIEVEMENTS OF PROPAGANDA (1991)
En retraçant les périodes charnières de l’histoire de la propagande au sein de la démocratie libérale américaine, il est possible de démontrer le rôle déterminant des médias dans l’orientation de l’opinion publique vis-à-vis de la politique étrangère américaine, principalement grâce à des associations récurrentes de concepts comme la paix, la liberté, la justice ou la démocratie, mis en oppositions avec ceux de barbarie, dictature, ou monstruosité.
Afin d’analyser le rôle des médias américains, il est nécessaire de déconstruire la conception communément admise du “régime démocratique”. Le terme “démocratie” désigne généralement un régime dans lequel l’ensemble des citoyens peut participer à la gestion de la res publica, la chose publique ; ainsi, dans un tel régime, les médias sont libres et indépendants et ont pour rôle de découvrir et diffuser à tous les citoyens la vérité.
Cependant, la neutralité et l’objectivité des médias que postule cette conception ne sont qu’une illusion. En réalité, elle dissimule le fait que l’industrie médiatique n’est que le “valet de chambre” ou “l’adjuvant” du pouvoir symbolique. En effet, le modèle politique occidental de démocratie libérale est loin d’être en mesure d’assurer l’indépendance et la liberté des médias de masse. Ces derniers, depuis les « premières révolutions démocratiques modernes dans l’Angleterre du XVIIe siècle », sont en réalité rigoureusement contrôlés et leur rôle consiste bien plus à donner l’image d’un monde tel que « les puissants » souhaitent que les citoyens se le représentent. En somme, « les médias sont à la société démocratique ce que la matraque est à l’État totalitaire ».
Les campagnes modernes de propagande naissent avec la création du Committee on Public Information (ou Commission Creel) en 1917, sous la présidence de Woodrow Wilson. Cette commission gouvernementale américaine fut chargée, dans un délai de six mois, de démoniser l’Empire allemand de Guillaume II, afin de transformer sa population, aux yeux du peuple américain, en une « population hystérique et belliciste ». Le succès de cette propagande consacra la naissance d’un nouveau management de l’information, dont l’une des caractéristiques principales est d’inonder les médias de nouvelles officielles dans le but d’imposer une ligne particulière ou de dissimuler d’indésirables nouvelles.
Harold Lasswell, à cet égard, a élaboré la “théorie de la seringue hypodermique” selon laquelle la mobilisation ou l’entretien du soutien populaire à la guerre doit s’organiser autour de vastes campagnes de propagande visant à persuader la population de la nature diabolique de l’ennemi et de la noblesse des intentions de son propre camp. De cette manière, l’information est inoculée tel un virus à un public perçu comme une masse passive et atomisée, réceptionnant les messages médiatiques de manière directe et indifférenciée.
Ce modèle de propagande fut réutilisé à plusieurs reprises dans l’histoire des États-Unis, qu’il s’agisse de la dénonciation d’un ennemi intérieur, ce qu’illustre la célèbre période de la “Peur rouge”, ou d’un ennemi extérieur, à l’instar des politiques anticommunistes des années 1980, puis antiterroristes des années 2000. Ce contrôle de l’opinion permet alors un endoctrinement de la population, dont le consentement est modelé et orienté vers des choix et des décisions compatibles avec les intérêts des élites politiques et économiques. Les grands médias sont désormais des outils des élites politiques et économiques dans l’orientation des opinions publiques, et “l’aseptisation” de tout esprit critique ou de toute conscience de classe. Nous sommes face à une « démocratie pour spectateurs », c’est-à-dire un régime où les dirigeants établissent ce que doit être le Bien commun, pour une population qui devient un « troupeau dérouté » et dont le consentement est généré grâce à l’outil médiatique.
Certains auteurs ont théorisé cette propagande et l’ont idéalisée. Gabriel Tarde, sociologue français, estimait que les médias transforment les foules en public, les réunissant physiquement et psychiquement afin de les “contaminer” à distance avec des sujets standardisés qui homogénéisent l’opinion publique. Les travaux de l’intellectuel américain Walter Lippmann, autour du “public fantôme” et de la “fabrication du consentement”, tendent vers la même conclusion. Pour Lippmann, l’opinion publique est incapable de concevoir ce que pourrait être le bien commun et il est donc nécessaire de lui laisser le rôle de simple spectateur.
Dès lors, il appartient aux “hommes responsables”, à la “classe de spécialistes”, de définir les objectifs et les priorités en mesure d’assurer le bien de la collectivité. Les travaux de Lippmann ont ainsi révolutionné l’art d’exercer la démocratie en le transformant en une capacité à obtenir le consentement de l’opinion publique. Il manifestait une profonde défiance pour un public qui, à cause de sa « partialité », devait être « remis à sa place » afin de protéger la société des « mugissements et de[s] piétinements de [ce] troupeau affolé ». Cette théorie n’est pas uniquement l’apanage des démocraties libérales : Lénine, également, considérait que « l’avant-garde d’intellectuels révolutionnaires […] conduit les masses stupides vers un avenir qu’en raison de leur bêtise et de leur incompétence, elles sont incapables de concevoir elles-mêmes ».
Au cours des années 1920-1930, la propagande connaît un véritable processus d’industrialisation, notamment avec la naissance de l’industrie des relations publiques, représentée par celui considéré aujourd’hui comme son père fondateur : Edward Bernays. Selon lui, « on peut amener une collectivité à accepter un bon gouvernement comme on la persuade d’accepter n’importe quel produit ». Avec Walter Lippman, ils firent tous deux partie du Committee on Public Information de 1917. L’une des premières opérations de cette industrie des relations publiques fut de mettre fin à la grève des aciéries de Johnstown (Pennsylvanie) de 1937, en présentant les grévistes comme de “dangereux perturbateurs”, des “ennemis” des valeurs américaines et du bien commun. Cette expérience aboutit à l’officialisation d’une « méthode scientifique pour briser les grèves ».
Ces méthodes de diabolisation de l’ennemi furent reprises de nombreuses fois pour légitimer la politique étrangère américaine aux yeux de la population et assurer ainsi la protection de divers intérêts économiques, géopolitiques et géostratégiques. L’opération Mongoose à Cuba (1961), l’occupation de la Namibie par l’Afrique du Sud (1969), l’invasion du Timor oriental par l’Indonésie (1975), le soutien aux mouvements terroristes au Nicaragua (1981-88, 2001) et le maintien des troupes israéliennes au sud du Liban en 2000, sont autant d’exemples historiques qui illustrent ces pratiques.
Pendant la Première Guerre du Golfe particulièrement, le gouvernement américain a délibérément refusé les tentatives de négociations initiées à la fois par l’opposition irakienne expatriée et par le gouvernement de Saddam Hussein. Loin de vouloir faire respecter les droits de l’homme, le gouvernement américain a profité de la situation pour désigner un bouc émissaire et utiliser la guerre comme un moyen de poursuivre des intérêts économiques et géostratégiques, tout en détournant l’attention de la population de l’aggravation constante des inégalités sociales. De manière générale, le traitement médiatique occidental de la Première Guerre du Golfe remet sérieusement en question la réalité pratique du neuvième devoir journalistique, énoncé dans la Charte de Munich, qui commande de « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste, n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs ».
Cependant, depuis la guerre du Viêt-nam et le Mouvement en faveur des Droits Civiques, le gouvernement américain doit faire face à une contestation grimpante de la population vis-à-vis de sa politique étrangère. Néanmoins, face à la puissance et à la persistance d’un « État mercenaire qui fait le gendarme en espérant que d’autres le paieront pour écraser le monde », il est difficile d’agir. Il n’y a plus rien à attendre du système politique américain ; la solution repose « dans les mains de gens comme vous et moi », conclut Chomsky.
NOAM CHOMSKY – THE JOURNALIST FROM MARS: HOW THE ‘WAR ON TERROR’ SHOULD BE REPORTED (2002)
Pour comprendre ce qu’est véritablement la “guerre contre le terrorisme” engagée par les États-Unis, il est impératif de déconstruire les valeurs et les normes conceptuelles pourtant enseignées à chacun de nous depuis l’enfance, tant au sein des familles, de l’école, de l’environnement social, du monde politique ou de l’industrie médiatique.
Imaginons ainsi l’arrivée sur Terre d’un être qui n’aurait rien en commun avec notre monde, notre histoire et nos normes de pensée, et qui souhaiterait s’intéresser de près aux grands enjeux géostratégiques et sociopolitiques de notre époque afin d’en informer son propre monde. Cet extraterrestre ne disposerait d’aucun parti pris et serait donc en mesure d’analyser les événements de façon objective.
Le « martien » constaterait à l’évidence que la “guerre contre le terrorisme” fut officiellement déclarée, non pas le 11 septembre 2001, mais dans les années 1980 par l’administration Reagan, qui souhaitait alors « éradiquer le cancer en Amérique centrale », en réponse à l’arrivée des sandinistes révolutionnaires nicaraguayens au pouvoir et à leur rapprochement avec l’URSS et Cuba. Le président Reagan avait d’ailleurs fait campagne en déclarant qu’il mènerait une guerre contre le terrorisme. Le gouvernement américain recruta des mercenaires terroristes basés au Honduras afin de renverser les sandinistes, tout en empêchant les pays d’Amérique latine de saisir la Cour Pénale Internationale.
Si ce « martien » s’intéressait au meilleur moyen de lutter contre le terrorisme. Il conclurait, selon le bon sens, qu’afin de rester impartial, il est essentiel de ne pas exiger des autres ce que l’on refuse d’appliquer à soi-même et ainsi refuser d’attribuer la qualification de « terroristes » à des actes guerriers en fonction de leur auteur. Or, notre « martien » n’aura d’autre choix que de constater que le traitement médiatique de la politique étrangère américaine déroge à chacun de ces principes. En effet, lorsqu’il est pratiqué par ceux qui sont au pouvoir, le terrorisme n’est pas considéré comme tel.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le colonialisme et le néocolonialisme occidentaux ont causé la mort de plus de 50 millions de personnes, le plus souvent au nom d’idéaux comme la liberté et la démocratie. Pourtant, l’Occident est resté impuni et est parvenu à entretenir la légende selon laquelle il serait investi d’une grande mission morale. Un média ou une personnalité publique qui s’aventurerait à faire remarquer ceci en observant la politique étrangère américaine serait aussitôt jugé comme un traître, un antipatriote ou comme faisant preuve d’antiaméricanisme primaire.
L’expression “guerre contre le terrorisme” est aujourd’hui inopérante. En effet, le terrorisme est défini par le Département de la Défense des États-Unis comme « l’utilisation calculée de la violence illégale pour instiller la peur, dans le but de contraindre ou d’intimider des gouvernements ou des sociétés dans la poursuite de buts qui sont généralement politiques, religieux ou idéologiques ». Or, il s’agit « d’une paraphrase fidèle de la politique gouvernementale officielle [des États-Unis] ». Cependant, lorsqu’il s’agit d’un acte guerrier des États-Unis, les médias de grande diffusion ne parlent pas de “terrorisme”, mais « d’antiterrorisme », de « représailles » de « conflits de basse intensité » ou « d’opérations de maintien de la paix ». Cette vision rejoint la pensée de l’essayiste autrichien Karl Kraus autour de la notion de « déréalisation » et de « théâtralisation de la guerre ».
À cet égard, Herbert Marcuse, sociologue américain, dans l’Homme unidimensionnel (1964), affirme que le langage des magazines empêche les citoyens de réfléchir en leur imposant une culture affirmative. Éric Hazan, également, dans LQR, la propagande au quotidien (2006), défend l’idée que la propagande du capitalisme néo-libéral réside dans la démocratisation du langage des dominants : une altération du sens des mots, une imposition des discours utilisés pour s’assurer de la fabrication du consentement des dominés.
Une seconde raison qui explique pourquoi l’expression “guerre contre le terrorisme” est inopérante tient à ce qu’elle postule qu’un État se disant « en guerre contre le terrorisme » ne peut, de facto, être accusé de commettre de tels actes. Pourtant, les États-Unis, mettant en œuvre une politique étrangère interventionniste et impérialiste, sont tout aussi terroristes (voire plus) qu’un groupe de kamikazes fanatiques. L’extraterrestre constatera ainsi que les États-Unis possèdent la particularité – totalement ignorée par les grands médias – de piétiner constamment le droit international et la souveraineté des nations. Ils ne se soumettent à aucune autorité, à aucune instance internationale, à aucune réclamation de preuves ou de documents conventionnels.
Pourtant, une intervention militaire des États-Unis sans aval de l’ONU ou sans une sollicitation d’un gouvernement légitime n’a jamais conduit les médias à émettre une seule critique contre les actions des États-Unis. La politique de l’administration Clinton concernant le non-respect des résolutions de l’Organisation des Nations Unies relatives à Israël et à la Palestine, ou les élections nicaraguayennes de novembre 2001 au cours desquelles les États-Unis ont déclaré « qu’ils n’accepteraient pas une issue indésirable » sont quelques illustrations parmi d’autres. Si les autres pays du monde avaient les moyens d’opérer une telle politique, en s’appuyant sur les principes moraux utilisés par le gouvernement américain pour légitimer sa politique interventionniste, nombre d’entre eux pourraient s’ingérer sur le territoire et avoir recours au terrorisme, tout en étant légitimes. Notre « martien » en conclurait que notre monde est bien plus dirigé par la force que par le droit.
ROBERT W. MCCHESNEY — CORPORATE MEDIA AND THE THREAT OF DEMOCRACY (1997)
Le développement structurel des médias américains peut également être analysé selon une approche historique, économique et politique. Trois critères fondamentaux à tout système démocratique efficient, solide et au sein duquel les citoyens disposent de réels moyens de participer à la chose publique doivent être définis : de faibles disparités de richesses et de propriété, une forte volonté collective de rechercher le bien-être commun, ainsi qu’un système d’information efficace et intensément ramifié. Ce dernier point est fondamental. La diversité du système médiatique empêche un détournement par une quelconque organisation publique ou privée.
À cet égard, Jürgen Habermas a développé la notion “d’espace public”, selon laquelle un système démocratique efficient doit être fondé sur cet espace public, entendu comme « un bien indépendant du contrôle de l’État et du milieu des affaires ». L’existence d’un “espace public” au sens d’Habermas apparaît donc comme une garantie pour les citoyens de pouvoir échanger, étudier et débattre des affaires publiques sans avoir à craindre une répression de la part des élites politico-économiques. Dès lors, un lien trop étroit entre l’espace public et les sphères politiques et économiques pervertit nécessairement le bon fonctionnement du système démocratique.
Pour Habermas, le triomphe historique de cet espace public se situe à la charnière entre le XVIIIe et le XIXe siècle. À partir des années 1840, les entrepreneurs ont pris conscience de l’intérêt financier que pouvait constituer la publication de journaux d’information ; et dans les années 1920, la naissance d’une industrie des relations publiques a progressivement transformé le journalisme professionnel selon une logique capitaliste de transmission de divers intérêts commerciaux. Avec le processus de mondialisation, les journaux d’opinion se sont peu à peu transformés en journaux commerciaux où coexistent publicités et faits divers. Ce phénomène s’explique par le fait que les médias ont connu une concentration capitalistique très importante entre les mains de grandes multinationales. Au cours des deux dernières décennies, et notamment à partir de la Loi fédérale sur les télécommunications de 1996, l’univers médiatique américain s’est métamorphosé grâce à de nombreux procédés de fusion-acquisition, au point que le marché de l’information est désormais dominé par moins de dix conglomérats, qui annihilent toute concurrence. En effet, aux États-Unis, l’industrie des médias et du divertissement est étroitement liée à quelques grands groupes économiques et financiers qui sont les actionnaires majoritaires des organes de presse écrite et télévisée : General Electric pour NBC, Time Warner pour CNN/HBO, ou encore Rupert Murdoch pour Fox News.
Ce phénomène a considérablement modifié le contenu et les stratégies des médias, conduisant à un appauvrissement de la culture politique, une omniprésence des messages publicitaires et une multiplication des programmes de divertissement. La rentabilité de l’industrie médiatique se fait bien moins par les ventes ou l’audience que par les recettes publicitaires. La majorité de la population, c’est-à-dire la classe moyenne, est la cible première des programmes de divertissement et des publicités qui entretiennent le rêve d’un idéal bourgeois défini par la capacité à consommer davantage et à acquérir des biens de consommation.
Dès lors, on peut considérer que la condition première de rentabilité de l’industrie médiatique n’est pas de fournir une information de qualité pour maximiser ses ventes, mais bien de vendre une audience à des annonceurs publicitaires. Cette vision rejoint la théorie pragmatiste du philosophe américain John Dewey, selon laquelle le système capitaliste a tout intérêt à endormir le public et à focaliser son attention sur sa fonction marchande pour l’empêcher de pénétrer les champs où les enjeux sont trop importants. Ainsi, la concentration capitalistique des moyens de communication, à l’origine de la naissance des « géants des médias », constitue un grave danger pour la survie de la démocratie. La mutation des organes de presse en protecteur des intérêts économiques de leurs propriétaires est favorisée par cette mécanique, et empêche de garantir une objectivité et une indépendance des médias.
La situation est aujourd’hui très éloignée de l’idéal d’un “espace public” qui garantirait l’existence d’une véritable vie démocratique, d’autant plus que les « géants des médias » sont parvenus à convaincre l’opinion publique du caractère libre et indépendant de leur travail.
Malheureusement, cette situation empêche tout débat public concernant les communications d’émerger. Le système médiatique est organisé de sorte qu’il est en mesure de prioriser le profit à la démocratie. Pour tendre vers un système médiatique réellement démocratique, il est nécessaire de le soustraire à toute implication ou tout contrôle du milieu de la publicité et des affaires par une réglementation de la propriété des médias. Une partie de l’espace public doit permettre l’intervention de l’État, et ce dernier doit favoriser le développement d’un espace public à but non lucratif indépendant de son autorité.
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