Au mois de janvier, le Canard enchaîné a révélé l’existence d’un rapport de l’Inspection des Finances commandé par Bruno Le Maire sur les péages autoroutiers, faisant état de profits vertigineux et se proposant, notamment, de diminuer de près de 60 % leur tarif.
Alors que le tarif des péages autoroutiers a connu une hausse historique de 4,75 % au mois de février – la plus forte jamais enregistrée –, l’un des principaux groupes concessionnaires autoroutiers français, Vinci, annonçait au même moment un bénéfice net de 4,26 milliards d’euros en 2022. La rentabilité excessive de ces sociétés est pourtant pointée du doigt depuis de nombreuses années.
Une véritable rente autoroutière
En 2006, la privatisation des autoroutes a rapporté 14,8 milliards d’euros à l’État tout en le déchargeant des 16,8 milliards d’euros de dette des sociétés concessionnaires des autoroutes (SCA), créées entre les années 1950 et 1970, dont il était jusque-là propriétaire. Il s'agissait d'un prix finalement peu élevé au regard de la demande, selon le rapport de la commission d’enquête du Sénat sur la privatisation des autoroutes, qui a mené ses travaux entre 2019 et 2020.
La perception du péage par les SCA est la contrepartie à la construction, l’entretien et l’exploitation du réseau. L’évolution du tarif du péage est fixée selon le taux de l’inflation et des investissements complémentaires non prévus dans le contrat de concession. Depuis 2006, ce tarif n’a cessé d’augmenter : en 2019, une proposition de loi visant à renationaliser les autoroutes notait déjà qu’il avait progressé de plus de 20 % en vingt ans, contre une hausse de l’inflation à 10 %. Ces chiffres avaient poussé l’Autorité de la concurrence, dès 2014, à parler d’une véritable « rente autoroutière », et à appeler à la fixation d’une nouvelle formule d’indexation du tarif des péages, par exemple sur les coûts et les trafics, ainsi qu’une clause de réinvestissement et de partage des bénéfices.
En 2015, certes, le tarif des péages avait été gelé par Ségolène Royal ; mais en contrepartie, les sociétaires concessionnaires ont arraché un protocole d’accord à l’État, acculé dans une « position de faiblesse » dénoncée par la Cour des comptes. La liste des privilèges accordés aux SCA est en effet « longue comme le bras », ainsi que le notait Mediapart en 2019.
Parmi ces privilèges, la prolongation de la cession, particulièrement profitable aux SCA puisque ces années supplémentaires ont représenté des années de profit net, que les investissements étaient amortis, et qu'un faible nombre de travaux étaient attendus. Le militant et lanceur d’alerte Raymond Avrillier avait par ailleurs dû se battre bec et ongle pour obtenir la publication de ce protocole, dont il a vainement demandé l’annulation : en cause, sa signature par « des personnes – Emmanuel Macron et Ségolène Royal – qui n’en avaient pas compétences ».
Des profits records pour les SCA
Depuis 2015, la mission de suivi économique des concessions autoroutières et de contrôle des marchés confiée à l’Autorité de régulation des transports (ART), dans le cadre de la « loi Macron », a esquissé des perspectives de transparence sur les résultats des SCA. L’Autorité vise à par ailleurs à éviter certaines opérations et les augmentations tarifaires afférentes lorsqu’elles sont jugées inadéquates. Ainsi, selon son dernier rapport publié en 2023, les recommandations de l’ART auraient permis d’éviter 15 % de hausse des tarifs de péage, ce qui représente 303 millions d’euros d’économie pour les usagers. Cependant, l’Autorité déplore le manque de prise en compte de certaines de ses recommandations par les SCA, et confessait en 2020 ne pas avoir pu établir fidèlement la rentabilité exacte des contrats de cession.
Le travail de l’ART a notamment pour but « d’éviter les rentabilités excessives ». Or, les perspectives de rentabilité des SCA se sont révélées bien supérieures à ce qui en était attendu. Ainsi, selon une analyse indépendante du rapporteur de la commission d’enquête du Sénat, « la rentabilité actionnaires attendue serait atteinte autour de 2022 (soit 16 ans après la privatisation) pour Vinci autoroutes et pour Eiffage. Autrement dit, la durée de ces concessions serait trop longue d’environ dix ans ».
La récente publication des résultats de Vinci pour l’année 2022 a en effet de quoi faire tiquer : la moitié des profits réalisés par l’entreprise – 2,2 milliards d’euros, soit une hausse de 15 % – provient des autoroutes, alors que cette branche ne correspond qu’à 10 % des activités du groupe. Les deux autres principaux opérateurs, Eiffage et Sanef, affichent également des bénéfices notables.
Dans un tel contexte, le rapport de l’Inspection des Finances que Bruno Le Maire aurait volontairement étouffé, selon Le Canard enchaîné, n’a pas manqué de créer des remous. Attestant d’une rentabilité de 12 % contre les 7,67 % attendue lors des contrats de cession, ce rapport envisageait différentes préconisations, comme une baisse de 60 % du tarif des péages dès 2022, la fin de concession avant le terme du contrat dès 2026 ou le prélèvement des excédents par l’État – des scénarios jugés intenables par Bercy.
Bruno Le Maire, a étouffé un rapport de l'Inspection des Finances qui décortiquait les superprofits des concessionnaires d'autoroutes et proposait de baisser les péages de… 60 % sur les deux tiers du réseau#péagesautoroutes #BrunoLeMaire https://t.co/Tpwe6OBCXa pic.twitter.com/m5a4D9Pzei
— Le Canard enchaîné (@canardenchaine) January 25, 2023
Le gouvernement reste en effet sourd aux dénonciations répétées des différentes autorités de contrôle et des parlementaires qui, depuis de nombreuses années, appellent à mieux encadrer les contrats de cession – voire à renationaliser les autoroutes.
Une nécessaire refonte des contrats de cession
Pour faire passer la pilule, dans un contexte de pression croissante sur le pouvoir d’achat des Français, le gouvernement n’a pas manqué de procéder à sa manière habituelle – à savoir, faire appliquer une série de ristournes par les concessionnaires – notamment pour les trajets domicile-travail et pour certains véhicules moins polluants –, alors que les chiffres et les études plaident pour une réforme en profondeur de l’ensemble du système.
Les contrats historiques signés avec les SCA arriveront à échéance entre 2031 et 2036. Les conditions dans lesquelles seront renégociés les contrats seront donc cruciales, avec en ligne de mire, notamment, le raccourcissement de la durée des contrats de session, ainsi que le recommande l’ART, afin de favoriser une remise en concurrence plus régulière.
L’absence de mise en concurrence d’Autoroutes du Sud de la France lors de sa vente à Vinci en 2006 aurait ainsi fait perdre 6,5 milliards d'euros à l'État. Par ailleurs, la définition d’un coût du capital plus proche de la réalité du marché lors des négociations entre l’État et ses concessionnaires permettrait de diminuer le prix des péages – pour faire payer, enfin, le juste prix aux automobilistes.
Photo d'ouverture : Chris worldwide - @Shutterstock