La critique politique de l’euro a disparu sans que la politique monétaire de la Banque centrale européenne ne suffise à éliminer ses défauts structurels. L’économiste Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS, enseignant à l’École de Guerre Économique et membre étranger de l’Académie des Sciences de Russie, auteur à ce sujet de plusieurs livres, La fin de l’eurolibéralisme (Seuil, 2006), Faut-il sortir de l’euro (Seuil, 2012), Les scenarii de dissolution de l’euro (Fondation Res Publica, 2013) et L’euro contre la France, l’euro contre l’Europe (Cerf, 2016), revient sur les vices originels de la monnaie dite « unique » et explique en quoi le sujet demeure d’une brûlante actualité.

publié le 17/09/2023 Par Laurent Ottavi

Laurent Ottavi (Élucid) : Vous avez insisté de longue date sur les problèmes que pose l’existence même de l’Euro, au-delà de la conjoncture. Pouvez-vous les rappeler ?

Jacques Sapir : Les défauts de l’euro sont structurels et, en un sens, liés à son existence même. Le principal d’entre eux est que l’on ne peut avoir de politique monétaire adaptée aux besoins de pays avec des structures économiques très diverses dans le cadre d’une monnaie unique, c’est une évidence. La démonstration en a été faite par Daniel Cohen, dans le chapitre qu’il avait écrit pour le livre collectif dirigé par Michel Aglietta, L’Écu et la vieille dame.

Si l’on a une politique monétaire qui va pour un pays, elle ne peut satisfaire les autres, sauf si l’on a des transferts budgétaires conséquents, et très au-dessus de ce qui se pratique au sein de l’Union européenne. Mais même ces transferts budgétaires ont très souvent du mal à compenser les effets d’une politique monétaire inadaptée pour certains territoires dans le cadre d’un État. Que l’on pense aux problèmes de la Guadeloupe et de la Martinique, voire de la Réunion.

J’ai, pour ma part, toujours mis en garde ceux qui se focalisaient sur la politique de la Banque Centrale Européenne. Non que je l’aie approuvée ; mais une politique monétaire peut évoluer. Nous sommes ici dans le domaine de la tactique, pas du stratégique ; du superficiel, pas du structurel. Reste que, sur le fond, elle est incapable de résoudre les problèmes structurels de l’Euro. Donc, se prononcer contre l’euro uniquement parce que la BCE mène une politique inadaptée ou son contraire n’a pas de sens. Dans un pays avec sa propre monnaie, la Banque Centrale peut elle aussi avoir une politique inadaptée…

Élucid : Face à ces défauts structurels, comment expliquez-vous toutes les promesses qui ont accompagné le lancement de l’euro ?

Jacques Sapir : Il est vrai que les responsables politiques « européistes » nous ont promis monts et merveilles avec l’Euro. Certains disaient : nous sommes dans l’Union européenne, et cette Union doit à terme constituer ce que l’on appelle une « zone monétaire optimale ». Il est toujours amusant pour un économiste de voir des dirigeants politiques user de termes qui dépassent leurs compétences. En fait, ils ne comprenaient pas ce dont ils parlaient. L’illusion qu’une zone monétaire caractérisée par une monnaie unique, comme l’Euro, donnerait naissance à une augmentation très forte des flux commerciaux entre les pays de cette zone monétaire, a été effectivement fortement répandue. Ceci provenait de travaux tant théoriques qu’empiriques, en particulier ceux d’Andrew K. Rose [1].

Ces travaux, qui étaient fondés sur un modèle de gravité [2], accordaient une très grande importance à la proximité géographique des partenaires. Donnant naissance à ce que l’on a appelé « l’effet Rose » et à une littérature extrêmement favorable aux Unions Monétaires, ils décrivaient les monnaies nationales comme des « obstacles » au commerce international [3]. Pour certains, comme en particulier des responsables socialistes, cela se traduisait par des discours du type : « l’euro apporte la croissance. S’opposer à lui c’est du nationalisme passéiste et en plus cela nous appauvrit ». Balivernes que tout cela...

L’intégration monétaire devait donc provoquer une meilleure corrélation du cycle des affaires entre les pays [4]. Cette intégration monétaire devait aussi conduire à une accumulation des connaissances conduisant à une forte augmentation de la production et des échanges potentiels [5]. En un sens, l’Union monétaire allait créer les conditions de réussite de la « zone monétaire optimale » [6], dans un mouvement qui semblait devoir être endogène [7]. D’où les déclarations de divers hommes politiques, aujourd’hui fameuses, affirmant que l’euro allait conduire, de par sa seule existence, à une forte croissance pour les pays membres.

Jacques Delors et Romano Prodi ont ainsi affirmé que l’euro allait favoriser la croissance européenne de 1 % à 1,5 % [8]. Or, c’est en réalité l’inverse qui s’est produit. La croissance des pays européens appartenant à la zone euro a été plus faible que celle des pays européens n’appartenant pas à la zone Euro.

« Nous avons assisté à la construction d’un discours en apparence scientifique, dont le but était en réalité de légitimer un projet politique. »

En quoi l’idée de zone monétaire optimale européenne n’était-elle pas viable ?

Les travaux initiaux étaient fortement biaisés, voire carrément faux. D’autres recherches, cependant, furent réalisées, raffinant les hypothèses utilisées par Rose et aboutissant à une forte réduction de l’ampleur des effets positifs de l’Union Monétaire [9]. Néanmoins ceux-ci restaient élevés, avec un effet d’accroissement du commerce entre les pays membres de la zone qui était compris entre 20 et 40 % [10]. Il ne faisait alors aucun doute, dans l’esprit de ces experts, que l’introduction de l’euro aurait un effet extrêmement positif sur l’économie des pays membres.

Ces travaux ont été cependant fortement critiqués sur la méthode économétrique utilisée [11]. En particulier, les modèles d’estimation du commerce international par la méthode dite « de gravitation », s’ils se prêtent à l’analyse d’un commerce bilatéral, ne semblent pas être adaptés à l’analyse d’une zone à plusieurs pays. Par ailleurs, et ceci est une critique plus fondamentale, ces modèles ne semblent pas prendre en compte la persistance du commerce international [12], qui s’explique par différents phénomènes, dont les asymétries d’information.

Enfin, ces modèles négligent l’existence de facteurs endogènes au développement du commerce, facteurs qui ne sont pas affectés par l’existence – ou la non-existence – d’une Union Monétaire. Bref, nous avons bien eu la construction d’un discours en apparence scientifique, dont le but était justement de légitimer un projet politique.

Ces différents éléments ont conduit à une remise en cause fondamentale des résultats de l’étude initiale de A. K. Rose. Capitalisant sur près de vingt ans de recherches sur le commerce international et les modèles de gravité [13], Harry Kelejian (avec G. Tavlas et P. Petroulas) ont repris les diverses estimations des effets d’une union monétaire sur le commerce international des pays membres [14]. Les résultats en sont dévastateurs...

L’impact de l’Union Économique et Monétaire sur le commerce des pays membres est estimé à une croissance de seulement 4,7 % à 6,3 %, soit bien en dessous des estimations les plus pessimistes des travaux antérieurs, qui plaçaient ces effets à un minimum de 20 %, et ceci sans même évoquer les travaux initiaux de Rose qui les situaient... entre 200 % et 300 %. En l'espace de dix ans, on a donc assisté à une réduction tout d’abord de 10 à 1 (de 200 % à 20 % [15]), puis à une nouvelle réduction ramenant la taille de ces effets de 20 % à une moyenne de 5 % (un facteur de 4 à 1)[16].

Les effets de persistance du commerce semblent avoir été largement sous-estimés, et inversement, les effets positifs d’une union monétaire tout aussi largement surestimés, très probablement pour des raisons politiques. Cela à une signification très claire. Les discours sur les « Zones Monétaires Optimales » et les « Unions Monétaires » – auxquels se sont livrés nombre de responsables politiques – ne reposaient sur rien. Ces responsables ont sciemment choisi les travaux qui donnaient des résultats allant dans le sens de leurs démonstrations politiques, sans se soucier des mises en garde multiples et répétées qu’une majorité de chercheurs émettaient sur cesdits travaux.

« Les fédéralistes espéraient que les crises issues des imperfections de l’euro pousseraient les opinions publiques et les gouvernements à avancer sur la voie de l’Europe fédérale. »

Michel Aglietta avait fait paraître un livre qui s'appelait Éclatement ou Fédération. Au-delà des questions de conjoncture, n'a-t-il pas résumé le mieux les deux seules options possibles pour l’euro : être maintenu sous respiration artificielle puis mourir en l'absence de fédéralisme ou être viable dans une Europe fédérale dont ne veulent pas les peuples ?

De prime abord, effectivement, l’euro n’est pas viable sans une fédération européenne, sur le modèle des États-Unis, de l’Inde ou de l’Allemagne. Une lecture rapide des faits économiques, on peut même dire superficielle, donne entièrement raison à Michel Aglietta. Mais cette Europe fédérale est rejetée par les peuples, à des degrés plus ou moins importants selon les pays. Donc, on peut conclure que l’on est dans une impasse.

Pour faire fonctionner de manière rationnelle l’Euro, il faut un pouvoir fédéral, et surtout un budget fédéral important permettant des transferts visant à compenser les effets de l’euro sur les structures économiques des différents pays. Mais comme ni les populations ni les élites politiques ne sont d’accord, on est appelé à rester dans une situation où l’euro sera dysfonctionnel.

Pourtant, si l’on regarde l’histoire de l’euro – qui commence non pas en 1999, ni même avec le traité de Maastricht, mais bien avant, à la fin des années 1970 – on peut y lire une autre histoire. On constate que l’ensemble des défauts passés et actuels de l’euro ont été analysés par les dirigeants politiques de l’époque. Alors pourquoi ont-ils décidé de mettre en place l’euro alors qu’ils savaient bien les difficultés récurrentes qui seraient rencontrées sur le chemin ?

Je propose, en fait, de renverser la perspective : ce n’est pas l’euro qui implique la fédération, mais l’idée de fédération européenne qui implique l’Euro. Les fédéralistes européens avaient subi, depuis les années 1950, de multiples échecs. Échec de la Communauté Européenne de Défense, la CED [17], échec des tentatives de construire une Europe « supranationale », dénoncée à juste titre par le général de Gaulle, les échecs sont légion...

La décision de mettre en œuvre un euro dont TOUT LE MONDE savait qu’il serait imparfait et dysfonctionnel a été pensée comme un levier pour faire avancer l’idée de l’Europe fédérale. De nombreux économistes très « pro-euro », avec qui j’ai travaillé dans les années 1990, ne s’en cachaient pas. Ils espéraient que les crises que provoqueraient les imperfections de l’euro pousseraient les opinions publiques et les gouvernements à avancer sur la voie de l’Europe fédérale. Or, ceci s’est avéré illusoire. Il y aurait un livre à écrire sur « Comment l’euro a échoué à construire l’Europe fédérale ». Il nous en dirait long sur l’économie politique de l’Euro et l’échec de la construction européenne.

« Pour ce qui est de la France, nul ne peut nier que l’Euro a joué un rôle important de freinage de l’activité économique. »

Pouvez-vous illustrer par des chiffres en quoi l’euro est toujours une mauvaise chose pour l'économie française aujourd'hui et ce qu’il en est dans les autres pays du Sud ?

Oui, l’euro est toujours une mauvaise chose pour l’économie française, mais – au-delà – pour l’économie des pays du sud. L’euro produit ses effets néfastes que ce soit directement – par une surévaluation du taux de change réel pour ces économies – ou indirectement – parce qu’il accélère, dans le cadre du « marché unique », la concentration des activités autour des zones ou des pays bénéficiant de conditions de production favorables (Allemagne, mais aussi Pays-Bas). Enfin, les conditions politiques de la monnaie unique nous interdisent de mener une politique de taux d’intérêt réels négatifs pour favoriser l’investissement et le développement de nos infrastructures.

Pour ce qui est de la France, nul ne peut nier que l’euro a joué – comme je l’ai écrit après plusieurs autres – un rôle important de freinage de l’activité économique. Les statistiques de l’INSEE montrent bien le freinage important de la croissance, et ce dès avant la crise de 2008-2009. Ce freinage était déjà fort bien décrit dans l’ouvrage collectif publié par Biböw et Terzi en 2007 [18].

Les données disponibles montrent aussi que la crise de 2008-2009 a cassé la croissance, et que les politiques mises en œuvre à partir de cette crise ont eu un effet très délétère sur l’économie. On peut raisonnablement penser que l’impact de l’euro ne s’est pas fait immédiatement sentir. La France est entrée dans l’euro avec un taux de change relativement faible. Ce n’est que dans les années ultérieures que l’écart de taux de change réel avec l’Allemagne s’est accru, l’Allemagne bénéficiant d’une sous-évaluation de sa monnaie et la France se trouvant progressivement en situation de surévaluation en termes réels.

Les publications régulières du rapport External Sector Report du FMI [19] ont souligné le problème posé par l’euro pour des pays comme la France, mais aussi pour des pays comme l’Italie et l’Espagne. On voit que le problème s’est même aggravé par rapport à l’édition 2016. Ces écarts de taux de change sont d’ailleurs régulièrement calculés par le FMI.

Le FMI d’ailleurs lancé en 2021 et 2022 un travail de réévaluation des taux de change réels pour les différents pays et changés en partie sa méthodologie [20]. Mais, les résultats sont toujours très défavorables pour la France et les pays du sud de la zone Euro. On constate, à la page 44 du rapport de 2023 [21], que le taux de change réel pour l’Allemagne est sous-évalué de -7,8 % alors que pour la France il est surévalué de 7,1 %, pour l’Italie de 9,3 % et pour l’Espagne (après une forme de dévaluation interne assez sévère) de 2,2 %. Autrement dit, l’écart avec l’Allemagne est de 14,9 % pour la France, de 17,1 % pour l’Italie et de 10 % pour l’Espagne. L’euro reste donc un problème majeur pour l’économie française comme pour d’autres économies des pays du « sud » de la zone euro.

« Les responsables politiques de tout bord n’ont eu de cesse que d’imaginer des échappatoires pour ne pas prendre la position qui est la seule cohérente : envisager les conditions d’une sortie de l’euro. »

Les hommes politiques qui défendaient une sortie de l’euro par le passé se sont ravisés au prétexte de la politique de la BCE. L’électoralisme est-il la principale cause de ces revirements à vos yeux ?  

En vérité, l’attitude des différents responsables politiques sur la question de l’euro, de Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen, a toujours été incohérente, inconséquente, et finalement assez illusoire, parce qu’aucun de ces dirigeants n’a réellement voulu affronter le problème central : la structure déficiente de la monnaie unique. Quand bien même ils admettaient cette déficience structurelle – et en 2013 Jean-Luc Mélenchon fut sans doute le plus proche de la compréhension de ces déficiences – ils restaient sur une position inconséquente, refusant de tirer toutes les conséquences de ce constat.

J’ai entendu sur cette question tout et son contraire : de la scission de l’euro en deux euros, un du « nord » et un du « sud » (scission qui ne résout en rien le fait qu’une politique monétaire unique s’applique sur des pays différents), à l’idée de passer en toute continuité de l’euro-monnaie unique à l’euro-monnaie commune (prouvant que ceux qui tenaient ce discours ne savaient pas comment fonctionnaient l’un et l’autre). En fait, confrontés à la question de l’euro, les responsables politiques de tout bord n’ont eu de cesse que d’imaginer des échappatoires pour ne pas prendre la position qui est la seule cohérente (et réaliste) : envisager les conditions d’une sortie de l’euro.

Que ces inconséquences et incohérences (comment faire une politique économique autonome dans le cadre d’une monnaie unique ?) proviennent de visées électoralistes, c’est possible. Mais, c’est aussi porter un jugement ravageur sur ces dirigeants politiques, qui seraient en quelque sorte incapables de distinguer ce qui relève de la tactique et ce qui relève de la stratégie. Mais on peut y voir aussi l’expression de projets sous-jacents.

Après tout, l’objectif des responsables politiques est d’arriver au pouvoir, ce qui est normal… Mais s’ils perdent de vue ce qu’ils veulent faire, pour se concentrer sur le simple but d’arriver au pouvoir ou pire, s’ils font dépendre leur projet des conditions nécessaires pour arriver au pouvoir, nous sommes dans une situation où le fond est sacrifié à la forme, la politique à la communication. Or, ce mal me semble de plus en plus répandu, et il explique par ailleurs le dégoût montant dans la société française pour la « vie politique », un dégoût qui s’exprime par l’ampleur du phénomène de l’abstention que nous connaissons depuis des années.

Comment analysez-vous la politique monétaire de la BCE des dernières années ?

La politique de la BCE a évolué, notamment avec la crise induite par la Covid-19. La BCE a temporairement accepté ce qu’elle avait refusé avec obstination jusqu’à ce moment. Ainsi, elle a accepté de prendre en pension des titres de dette publique, autrement dit de « monétiser » une partie de cette dette. Ce fut une politique sur le moment judicieuse. Le maintien de l’ancienne politique restrictive aurait vraisemblablement conduit à une catastrophe. Mais qu’est-ce que cette politique a changé quant aux déficiences structurelles de l’euro ? Rien…

De fait, aujourd’hui, en 2023, on est en train de revenir à l’ancienne politique. Tel le chien des Écritures, la BCE revient à son vomi. Ce changement de politique va sans doute susciter un renouveau de critiques contre la BCE, et indirectement contre l’Euro. Mais, tout comme les discours qui étaient tenus avant 2020, ce ne seront des critiques que superficielles. Non qu’elles ne puissent être justifiées.

La décision de la BCE de hausser les taux d’intérêt alors que l’activité dans la zone euro est au bord de la récession, et que l’inflation semble désormais relever essentiellement des conditions de production et non d’un excès de demande (on dit « cost-push » et non « demand-pull » dans notre jargon d’économiste) est une hérésie. Mais, comme c’était le cas avant 2020, ce changement de politique n’influera en rien sur les défauts structurels de l’euro, même si ce changement les rendra encore plus évidents. Ce sont des défauts qui perdureront que la politique de la BCE soit mauvaise ou bonne.

« Les économistes allemands, qui sont hélas dominants au sein de la BCE, sont en train de massacrer non seulement l’économie européenne, mais aussi l’économie de l’Allemagne. »

L'Allemagne a voulu que la stabilité des prix soit la priorité de la politique monétaire. Le contexte actuel inflationniste peut-il avoir de grandes répercussions sur l'avenir de l'euro ?

On peut effectivement penser que la politique actuelle de la BCE reflète principalement les peurs, mais aussi les œillères idéologiques des économistes allemands. Sinon, la hausse des taux d’intérêt que vient de décider la BCE serait incompréhensible. Le paradoxe dans tout cela est que ces économistes allemands, qui sont hélas dominants au sein de la BCE, sont en train de massacrer non seulement l’économie européenne, mais aussi, et peut-être surtout, l’économie de l’Allemagne. Les derniers résultats montrent en effet que l’Allemagne est bien plus touchée que la France par la récession actuelle, et qu’elle aurait plus besoin que nous d’une politique relativement accommodante de la BCE.

Mais le risque principal n’est pas sur l’économie « réelle » – encore que ce risque ne soit nullement négligeable – mais dans la possibilité que la BCE provoque une nouvelle crise des dettes souveraines dans un certain nombre de pays. En effet, alors que la croissance et l’inflation ont tendance à réduire le poids de la dette sur le PIB et le poids des remboursements à taux d’intérêt constants, une hausse des taux peut à la fois accroître le poids des remboursements et faire baisser la croissance réelle. On peut d’ailleurs considérer qu’une inflation élevée est un mécanisme assez simple (et assez sain) pour éliminer une partie de la dette.


Le paradoxe de l’inflation et de la dette

Le « poids » de la dette est envisagé à partir de l’équation Dette (D)/PIB. Cette équation présente des problèmes de cohérence en ceci qu’elle compare un stock (la dette) à un flux (le PIB). Mais elle permet aussi de comprendre le rôle bénéfique que peut jouer l’inflation quant à l’endettement. En effet, D/PIB est en statique (c’est une « photographie » à un moment donné). Si l’on veut regarder en dynamique, il faut alors considérer :

  • l’accroissement de la dette (ou sa diminution pour le cas des pays réalisant des excédents budgétaires) sur une période donnée (une année), qui est égal au déficit budgétaire de l’année (DB) calculé en pourcentage du PIB. Ce déficit peut aussi être « négatif » dans le cas de pays réalisant des excédents budgétaires ;
  • l’accroissement du PIB, qui est égal à la croissance à prix constant (ou °Y) que multiplie la hausse des prix dans la période (soit l’inflation) °p ;
  • l’accroissement global du rapport D/PIB dans la période allant de (t) à (t+1), soit (Dt+1/PIBt+1)/(Dt/PIBt), qui peut s’écrire comme d (D/PIB) T+1/T. Il s’écrit aussi (Dt+1/Dt)/(PIBt / PIBt+1)).

Il se calcule donc comme l’accroissement de la dette MOINS l’accroissement du PIB et s’écrit alors : d (D/PIB) = DB -° Y - °p

Un pays avec une croissance à prix constants de 1 % et une inflation à 6 % peut donc avoir un déficit budgétaire de 7 % sans voir s’accroître le rapport D/PIB. Par contre, pour un déficit budgétaire donné de 5 %, toute mesure entraînant une baisse de °Y à 0,5 % et une baisse de l’inflation à 4 %, provoquera une hausse du rapport D/PIB.


Le risque que fait courir la hausse des taux d’intérêt, suite à la pression des économistes allemands sur la BCE, est donc à la fois d’alourdir le ratio dette/PIB, mais aussi d’alourdir le poids des remboursements de la dette (ou plus précisément la charge des intérêts de la dette quand on la fait « rouler »), au point de provoquer une spirale d’endettement comme ce fut le cas en Grèce de 2010 à 2015, avec les conséquences que l’on connaît.

Si une nouvelle « crise de la dette souveraine » apparaît dans la zone euro d’ici 18 mois à 3 ans, la question de l’euro se reposera immanquablement.

Les crises commencent à se bousculer : sociale, énergétique, etc. Le fait de ne pas pouvoir agir sur le levier de la monnaie risque-t-il de nous exposer dans un horizon proche à de très grandes difficultés ? Le levier d'une dévaluation interne, dont on a pu voir les effets sociaux pendant la crise des dettes souveraines, peut-il pallier l’absence de souveraineté monétaire ?

En fait, les institutions mises en place pour aboutir à la création de l’euro, soit l’indépendance des Banques Centrales, la création d’un « grand marché » financier, l’ouverture des économies aux vents (souvent mauvais) de la finance internationale, ont modifié les économies européennes et les ont affaibli dans leur capacité à faire face à des crises importantes. C’est moins l’existence de la monnaie unique que les institutions mises en place pour aboutir à la monnaie unique qui posent un problème majeur.

Si l’on se souvient de l’état dans lequel était l’Europe occidentale après 1945, et de ce qui a été fait pour relever les économies dévastées par la guerre, et notamment en France et en Italie, on mesure que l’on pourrait avoir une bien plus grande résilience économique face aux crises actuelles que celle que l’on a actuellement. Si je prends simplement le cas de la France, ce que l’on appelait dans les années 1950 et 1960 le « circuit du Trésor » pourrait se révéler d’une remarquable efficacité pour faire face aux problèmes actuels.

Le problème ici est moins la dévaluation interne – qui ne touche que la question de la compétitivité internationale – que celle d’un effort d’investissement considérable à réaliser dans les dix prochaines années pour pouvoir faire face à la crise énergétique, à la transition énergétique et à la crise sociale. Or, ces investissements ne seront possibles que sur la base de l’investissement public, entraînant à sa suite un investissement privé, qui impliquera des mécanismes financiers permettant la prise en pension par la Banque de France d’une grande partie des effets publics qui auront été émis pour ce faire. Mais ceci est pour l’instant impossible du faite des contraintes que nous impose l’Euro.

« La politique monétaire doit être, au moins en partie, dans la main du gouvernement. La confier à une Banque Centrale qui serait indépendante est un non-sens. »

La « crise des dettes souveraines » avait eu pour déclencheur la hausse des dettes publiques pour faire face aux conséquences de 2007-2008. Risque-t-on la répétition du même scénario en raison du « quoi qu'il en coûte » ou de l'accumulation de crises ?

Oui, très certainement. L’accroissement des taux d’intérêt évoqué plus haut pourrait d’ailleurs y contribuer. L’accumulation de crises provenant de changement du contexte (Covid, guerre en Ukraine, crise énergétique…) constitue une accumulation de « chocs exogènes » auxquels l’euro est particulièrement mal adapté pour faire face. En fait, la politique monétaire a pour rôle d’assurer une stabilité minimale – en particulier en ce qui concerne la liquidité des institutions financières –, de permettre le déploiement d’une politique budgétaire qui réponde aux problèmes que rencontre l’économie, mais aussi de garantir qu'une économie nationale puisse réagir face à un choc exogène particulièrement important.

C’est pour cela que la politique monétaire ne doit jamais devenir prisonnière d’une « doctrine », comme le monétarisme par exemple, mais qu’elle doit relever d’un pragmatisme raisonné. Sa capacité de réaction est plus rapide que celle de la politique budgétaire. C’est pourquoi je pense et affirme que la politique monétaire doit être, au moins en partie, dans la main du gouvernement. La confier à une Banque Centrale qui serait indépendante est, du point de vue des capacités de réaction, un non-sens. Au mieux, cela implique des tractations entre le gouvernement et les autorités monétaires qui peuvent, en particulier en cas de chocs financier ou bancaire, faire perdre un temps précieux.

Permettez-moi une métaphore militaire : la politique monétaire, c’est la cavalerie qui est d’autant plus précieuse que la situation est incertaine et mouvante ; la politique budgétaire, c’est l’infanterie de ligne, celle qui gagne (ou perd) les batailles.

Vous avez établi des scenarii de dissolution de l'euro en 2013 (Fondation Res Publica). Le contexte actuel les rendent-ils plus compliqués et/ou moins avantageux dans le contexte actuel ? Dit autrement, y a-t-il davantage de dangers pour la France à sortir de l'euro en 2023 par rapport à il y a 10 ans ?

Effectivement, la situation a beaucoup évolué depuis le moment où nous avions rédigé cette étude. L’économie française a continué à de désindustrialiser, le pays de s’appauvrir, mais aussi la dette de s’internationaliser. L’émission de bons du Trésor (OAT) indexés sur l’inflation par le gouvernement est une ineptie et même un véritable crime.

La capacité de réaction de l’économie française face à un choc de compétitivité –ce que nous avions envisagé dans cette étude – est aujourd’hui moindre que ce qu’elle était en 2013. Non qu’elle soit devenue nulle, loin de là. Mais le délai de réaction sera certainement plus long. Nous l’estimions dans l’étude de 2013 de l’ordre de 6 mois à un an. Je crains que l’on soit aujourd’hui sur des délais qui seront plus probablement de l’ordre de 18 à 30 mois.

Le coût d’une telle sortie, qui aurait été quasiment nul en 2013, sera notable. Certes, le coût ne sera pas immense, mais les émissions d’OAT indexées sur l’inflation, l’émission aussi de titres de dettes sur des marchés extérieurs (même si ce n’est qu’un petit pourcentage de la dette totale), engendrera un coût certain. Une sortie de l’euro imposerait donc des mesures plus coercitives que ce que nous avions envisagé il y a de cela maintenant dix ans. Non seulement des mesures importantes de contrôle des capitaux s’imposeraient, mais un contrôle de l’État sur l’ensemble du système bancaire (prélude à une nationalisation d’une partie du système) serait certainement nécessaire.

Par ailleurs, pour accélérer autant que faire se peut la réaction du système productif, une planification s’imposerait elle aussi. J’en ai donné les bases dans mon récent ouvrage Le Grand Retour de la Planification. Enfin, le choc d’inflation serait certainement plus important. Il impliquerait des mesures de protection des revenus et de l’épargne des Français, et en particulier des Français les plus modestes.

Il est donc clair qu’une sortie de l’euro poserait des problèmes à la fois nouveaux et plus compliqués qu’en 2013. Mais aucun de ces problèmes ne serait, et n’est en réalité, insoluble. Par contre, il faudrait certainement réfléchir à une forme d’état d’urgence économique, mais aussi de concertation institutionnelle avec les acteurs économiques, syndicats et patronat, dont la durée pourrait aller de six mois à un an.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Notes

[1] Rose, A. K. (2000), « One money, one market: the effect of common currencies on trade », Economic Policy Vol. 30, pp.7-45, et Rose, Andrew K. (2001), « Currency unions and trade: the effect is large, » Economic Policy Vol. 33, 449-461.

[2] Anderson, J. (1979), « The theoretical foundation for the gravity equation », American Economic Review Vol. 69, n°1/1979 106-116. Deardorff, A., (1998), “Determinants of bilateral trade: does gravity work in a neoclassical world?”, in J. Frankel (ed.), The regionalization of the world economy, University of Chicago Press, Chicago.

[3] Rose, A.K., Wincoop, E. van (2001), « National money as a barrier to international trade: the real case for currency union », American Economic Review, Vol. 91, n°2/2001, pp. 386-390.

[4] Rose, A.K. (2008), « EMU, trade and business cycle synchronization », Paper presented at the ECB conference on The Euro of Ten: Lessons and Challenges, Frankfurt, Germany, 13 et 14 novembre.

[5] De Grauwe, P. (2003), Economics of Monetary Union, New York: Oxford University Press. Frankel, J.A., Rose A.K. (2002), « An estimate of the effect of currency unions on trade and output », Quarterly Journal of Economics, Vol. 108, n°441, pp. 1009-25.

[6] On consultera à ce sujet le mémoire de Master 2 écrit par l’un de mes étudiants, Laurentjoye T., La théorie des zones monétaires optimales à l'épreuve de la crise de la zone euro, Formation « Économie des Institutions », EHESS, Paris, septembre 2013.

[7] Frankel, J. A., Rose A. K. (1998), « The endogeneity of the optimum currency area criteria », Economic Journal, Vol.108, 449, pp.1009-1025. De Grauwe, P., Mongelli, F. P. (2005), «Endogeneities of optimum currency areas. What brings countries sharing a single currency closer together? », Working Paper Series, 468, European Central Bank, Francfort.

[8] Sapir J. (2012), Faut-il sortir de l’Euro ?, Le Seuil, Paris.

[9] Bun, M., Klaasen, F. (2007), « The euro effect on trade is not as large as commonly thought», Oxford bulletin of economics and statistics, Vol. 69: 473-496. Berger, H., Nitsch, V. (2008), « Zooming out: the trade effect of the euro in historical perspective », Journal of International money and nance, Vol. 27 (8): 1244-1260.

[10] Glick R. et A. K. Rose, (2002), « Does a Currency Union Affects Trade ? The Time Series Evidence », in European Economic Review, n° 466, pp. 1125-1151.

[11] Persson T. (2001), « Currency Unions and Trade : How Large is the Treatment Effect ? » in Economic Policy, n°33, pp. 435-448 ; Nitsch V. (2002), « Honey I Shrunk the Currency Union Effect on Trade », World Economy, Vol. 25, n° 4, pp. 457-474.

[12] Greenaway, D., Kneller, R. (2007), « Firm hetrogeneity, exporting and foreign direct investment », Economic Journal, 117, pp.134-161.

[13] Flam, H., Nordström, H. (2006), « Trade volume effects of the euro: aggregate and sector estimates », IIES Seminar Paper No. 746. Baldwin R. (2006) « The euro’s trade effects » ECB Working Papers, WP n°594, Francfort. Baldwin R. et al. (2008), « Study on the Impact of the Euro on Trade and Foreign Direct Investment », Economic Paper, European Commission, n° 321.

[14] Kelejian, H. & al. (2011), « In the neighbourhood : the trade effetcs of the euro in a spatial framework », Bank of Greece Working Papers, 136.

[15] Du travail initial de A. K. Rose datant de 2000, mais réalisé en fait entre 1997 et 1999 « One money, one market: the effect of common currencies on trade », Economic Policy 30, op.cit., au travail de R. Glick et A. K. Rose, datant de 2002, « Does a Currency Union Affects Trade ? The Time Series Evidence », op. cit..

[16] Bun, M., Klaasen, F. (2007), « The euro effect on trade is not as large as commonly thought», Oxford bulletin of economics and statistics, op.cit., vont même jusqu’à estimer l’effet « positif » de l’UEM à 3 %, ce qui le met largement dans l’intervalle d’erreurs de ce genre d’estimations.

[17] Buton, P., « La CED, L'Affaire Dreyfus de la Quatrième République ? », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. no 84, no. 4, 2004, pp. 43-59.

[18] Bibow J. et A. Terzi (dir.), Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York (N. Y.), Palgrave Macmillan, 2007.

[19] Voir International Monetary Fund. 2018. External Sector Report: Tackling Global Imbalances amid Rising Trade Tensions. Washington, DC, July; International Monetary Fund. 2019. External Sector Report: The Dynamics of External Adjustment. Washington, DC, July. International Monetary Fund. 2020. External Sector Report: Global Imbalances and the COVID-19 Crisis. Washington, DC, August. International Monetary Fund. 2021. External Sector Report : Divergent Recoveries and Global Imbalances. Washington, DC, August. Pour les External Sector Reports de 2016 et 2017, voir :

http://www.imf.org/en/Publications/Policy-Papers/Issues/2017/07/27/2017-external-sector-report et http://www.imf.org/en/Publications/Policy-Papers/Issues/2016/12/31/2016-External-Sector-Report-PP5057

[20] International Monetary Fund. 2022. External Sector Report-Annex, Washington, DC, July. Voir aussi Cubeddu, L, S. Krogstrup, G. Adler, P. Rabanal, M. Chi Dao, S. Ahmed Hannan, L. Juvenal, and others. 2019. “The External Balance Assessment Methodology: 2018 Update.” IMF Working Paper 19/65, International Monetary Fund, Washington, DC.

[21] International Monetary Fund. 2023. External Sector Report: External Rebalancing in Turbulent Times. Washington, DC, July.

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