Le XXe siècle a été un siècle de victoires pour les retraités : les pensions de retraite se sont en effet affirmées en tant que continuation du salaire. Dans Le travail, enjeu des retraites (2019), Bernard Friot appelle au développement de ce mouvement, contre le mouvement « réformiste » qui se développe depuis les années 1980.

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Selon l’auteur, il faut lutter contre une conception des retraites comme seule épargne personnelle, pour affirmer un salaire lié à la qualification personnelle des travailleurs, l’unique voie pour accéder à un travail véritablement libéré.

Ce qu’il faut retenir :

Le « traitement continué », qui concernait d’abord seulement la fonction publique, s’est appliqué à presque l’intégralité des retraités. Cependant, un mouvement « réformiste » s’oppose à la logique d’un salaire continué, pour imposer une retraite construite comme une épargne.

L’épargne retraite constitue un revenu différé : les cotisations des actifs constituent des titres financiers qu’ils pourront liquider à leur entrée en retraite. Cependant, le revenu différé est le contraire du salaire continué : il défend l’idée d’une retraite qui ne serait le résultat que de la prévoyance de la future inactivité.

L’argumentaire réformateur repose sur l’idée d’une solidarité hypocrite entre des actionnaires, seuls acteurs légitimes de l’économie, et des travailleurs réduits au statut de victimes. Il faut défendre, contre cette solidarité nationale capitaliste, une solidarité salariale entre travailleurs égaux.

Le travail ne doit plus être lié au seul emploi : les parents, les retraités, les étudiants, etc. sont tous des producteurs de richesses et les allocations, pensions, etc. qu’ils reçoivent sont des salaires reconnaissant leur qualification personnelle. Le salaire serait alors lié à la qualification du travailleur, qui serait délivré du marché du travail, de la soumission à l’employeur et pourrait alors jouir d’un travail libéré de la valeur travail.

Biographie de l’auteur

Bernard Friot (1946-) est un économiste et un sociologue français, aujourd’hui professeur émérite à l’université Paris-Nanterre. Il soutient une thèse d’économie en 1993, sur la construction de la Sécurité sociale en France, mais, en 2000, décide d’abandonner l’économie, qu’il juge être une discipline verrouillée par la pensée dominante, et passe une habilitation à diriger des recherches en sociologie du travail.

Militant au parti communiste depuis sa jeunesse, ses travaux portent principalement sur le concept du « travail », qu’il accuse d’être, aujourd’hui, limité aux seules activités qui valorisent le capital. Avec l’association Réseau salariat, qu’il a fondé en 2011, il développe l’idée d’un « salaire à vie » ou salaire à qualification personnelle.

Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

Synthèse de l’ouvrage

I. Les retraites, une réussite historique à contre-pied du capitalisme

En France, l’histoire des pensions est double : elle suit deux lignes opposées, celle de la continuation du salaire et celle de l’épargne retraite.

La première ligne, celle du « traitement continué » s’est construite autour de la fonction publique. En effet, « les premiers retraités, au sens contemporain du terme, sont les fonctionnaires. » En 1853, les pensions des fonctionnaires sont acquises sous une double condition de durée de service (30 ou 25 ans) et d’âge (60 ou 55 ans) et calculées sur la base du salaire moyen des six dernières années d’activité. Ce traitement est accordé, d’abord pour assurer la dignité des anciens serviteurs de l’État, mais surtout parce que cette pension reconnaît, non pas l’emploi du fonctionnaire, mais sa qualification. Autrement dit, le grade du fonctionnaire est attaché à sa personne et pas à son poste ; il est donc naturel que son traitement se poursuive, même lorsqu’il quitte son poste. Ce modèle sera notamment élargi aux salariés des entreprises à statut, comme la SNCF ou EDF-GDF.

La seconde ligne, celle de l’épargne retraite, se développe dans le secteur privé. La Caisse nationale des retraites, créée en 1850, garantit le rendement de l’épargne dans les caisses d’épargne en vue de la retraite. Par la suite, les mesures consécutives qui concernent le secteur privé sont ambivalentes. L’Agirc, par exemple, régime complémentaire national né au moment de la création du régime général en 1945, présente deux caractéristiques contradictoires : elle verse des pensions en principe liées à la qualification et au salaire des intéressés, mais fonctionne selon un mode de calcul par points cumulés dans des comptes individuels, faisant de la pension un revenu différé de cotisations préalables. Ce type de contradiction et d’ambivalence marque les années 1970, jusqu’en 1987, lorsque Philippe Séguin, ministre des Affaires sociales du gouvernement Chirac, « pose le premier acte de ce que ses promoteurs désignent depuis comme “la réforme des pensions”». Il décide d’indexer les pensions du régime général sur les prix et non plus sur les salaires. Autrement dit, la pension de retraite se trouve déliée du salaire.

Ce mouvement « réformiste », dont les grands principes seront posés dans le Livre blanc de Michel Rocard de 1991, se poursuit contre le progrès des pensions comme traitement continué. En gelant les taux de cotisations assises sur le salaire et en indexant les pensions sur les prix, les différents gouvernements, de gauche comme de droite, ont diminué quantitativement les bienfaits de la pension. Et, qualitativement, la pension est progressivement déliée du salaire, pour la lier, à la place, à l’épargne retraite, au revenu différé et à l’allocation tutélaire.

Malgré cela, les pensions sont une réussite. « Sur plus de 14 millions de retraités, plusieurs millions à coup sûr font l’expérience heureuse d’un salaire continué que rien ne vient remettre en cause, car il est irréversible, acquis pour la vie. » Ce salaire continué permet aux retraités de continuer à travailler, en inventant des organisations du travail libérées de la subordination à un employeur, de la tyrannie du temps de travail et du marché du travail. Ils se sont ainsi émancipés de la « valeur travail », qui est au cœur du capitalisme. Dans la conception capitaliste du travail, ce dernier n’a de valeur que dans la mesure où il conduit à une production. Par conséquent, le travail en lui-même n’a pas de valeur, mais seul le temps de travail nécessaire à la fabrication des marchandises permet de le mesurer. « D’où l’emphase que met le capitalisme sur un “travail” abstrait mesuré par le temps, et la dictature du temps de travail que va introduire la compétition intercapitaliste. »

La pension comme salaire continué est donc un « trésor », « parce que l’expérience massive du bonheur qu’il y a à être payé pour travailler hors de la valeur travail est une subversion de sa dictature. » Payé à vie, le travail du retraité n’est soumis à aucun contrôle de son travail ou de son produit par un employeur et se trouve dans «une totale émancipation de tout ce carcan mortifère ».

II. Au cœur de la réforme, le revenu différé contre la qualification personnelle

Les trois éléments décisifs de la réforme, que sont le gel des cotisations, l’indexation des prix et la montée de la contributivité (c’est-à-dire que la pension de chacun est égale à ses cotisations), font de la pension un revenu différé. « Or, […] le revenu différé est le contraire du salaire continué. »

Les réformateurs ont pris pour exemple le modèle suédois de l’inkomstpension qui lie épargne et répartition. En effet, l’échec du système britannique a montré qu’on ne pouvait pas se fonder uniquement sur l’épargne : le pension credit n’offrait pas une sécurité suffisante aux travailleurs, qui préféraient alors se réfugier dans la propriété du logement ou d’autres formes d’épargne. Le système suédois, en revanche, garantit une pension publique, insuffisante pour remplacer le salaire, mais assez élevée pour que les travailleurs ne craignent pas d’épargner sur les marchés. Plus précisément, le système suédois est fondé à la fois sur la répartition et la capitalisation : le montant des pensions est obtenu en divisant la somme des cotisations versées par le travailleur, par l’espérance de vie de sa cohorte ; autrement dit, le système repose sur l’idée qu’à l’épargne des travailleurs, correspond une « dette » du régime de pension. Ainsi, « tout l’enregistrement comptable de l’inkomstpension, régime en répartition, ressemble à s’y méprendre à un système d’épargne retraite, même s’il ne génère aucune épargne financière. »

S’inspirer d’un tel modèle revient à considérer la pension publique comme une « épargne obligatoire », garantie par l’État, et fondant à ce titre un « droit à un revenu différé ». Le sens de la cotisation sociale est ainsi complètement dévoyé : elle n’est plus la reconnaissance d’une quelconque richesse créée par les retraités, c’est-à-dire un salaire continué, mais elle est une prévoyance individuelle obligatoire.

Cela a deux conséquences importantes : d’une part, l’esprit de cette réforme conduit à concevoir les retraités négativement, comme des « hors emploi » ; d’autre part, ceux qui sont « en emploi » sont également lésés : « alors que progressait une logique salariale de reconnaissance de leur qualification, les voici renvoyés à leur statut de forces de travail, de mineurs sociaux dotés d’un gagne-pain leur permettant de se constituer pendant qu’ils sont en emploi des comptes épargnes (retraite, mais aussi santé, formation…) pour faire face aux aléas ou aux temps de hors-emploi. »

Un salaire continué, reposant sur la qualification personnelle, à l’inverse, permettrait aux retraités de travailler hors du carcan de la valeur travail, c’est-à-dire sans besoin de se présenter sur un marché du travail, de se soumettre à un employeur ou de transformer leur production en marchandise. La qualification personnelle renvoie à trois atouts dont bénéficient les retraités : une pension en réel rapport avec leurs meilleurs salaires, des capacités transversales qu’ils peuvent transposer (une ancienne comptable qui devient trésorière d’une association sportive par exemple), et un réseau de pairs constitués avant la retraite. Ces atouts sont attachés à la personne même du travailleur, et pas à son emploi ; ils survivent ainsi à son passage à la retraite. S’il est dépossédé de cette qualification, il ne reste au retraité que la prévoyance, c’est-à-dire les moyens de s’assurer une sécurité dans un marché du travail qui le détache complètement de l’emploi qu’il occupe.

La qualification doit ainsi devenir un attribut politique, comme le droit de vote, qui enrichit la citoyenneté. « Tout comme le suffrage universel a ouvert à chacun l’âge de la majorité politique et fondé un premier stade de la citoyenneté, la qualification universelle ouvrira à chacun l’âge de la majorité salariale et fondera une extension qualitative de la citoyenneté. »

III. De l’assistance aux victimes à la solidarité salariale

L’argumentaire réformateur repose sur le binôme classique d’équité-solidarité : équité intergénérationnelle et solidarité avec les victimes (c’est-à-dire les salariés avec une carrière irrégulière ou trop courte, ou des salaires faibles). Or, ce discours de disqualification est un élément essentiel de la logique capitaliste ; sa capacité à mobiliser le ressort de la solidarité est au service du maintien de la dictature de la valeur travail.

En effet, dans notre monde capitaliste, les seuls sujets légitimes de l’économie sont les actionnaires ; les salariés sont, par opposition, «des mineurs sociaux réduits au statut de victimes, victimes des inévitables des suppressions d’emplois et des non moins évitables délocalisations, victimes d’une formation insuffisante, victimes de la crise, victime de la Chine ». La prétendue compassion pour ces derniers permet de disqualifier la population au travail et permet de pallier l’absence de justice, par l’invocation de la charité.

Réclamer plus de protection pour ces « victimes » n’est que la preuve de l’intériorisation de cette violence capitaliste et revient, en réalité, à s’inscrire dans le discours réformateur. « Comment lutter contre la précarité ou la pauvreté ? Précisément en ne luttant pas contre elles (toute lutte contre elles les entretient), mais en dénonçant l’assignation à la fonction de pauvres ou de précaires des travailleurs désignés comme tels et en promouvant, contre les institutions du capital, la qualification et donc le salaire pour tous. »

Il faut prôner, contre cette solidarité nationale capitaliste, une solidarité salariale. L’opposition entre ces deux types peut être illustrée par la comparaison de l’entraide mise en œuvre par l’Unédic et celle instituée par le RMI : l’Unédic permet une solidarité salariale entre égaux par la socialisation du salaire, tandis que le RMI reconnaît une solidarité nationale vers des « pauvres ». Autrement dit, on ne reconnaît une capacité de produire qu’à ceux qui sont sur le marché du travail ou qui cherchent à y entrer (les chômeurs). Il faut reconnaître cette capacité à tous les individus et étendre une véritable solidarité, qui sera salariale. Cette solidarité mise en œuvre, nous pourrons en finir avec le marché du travail, « [en attribuant] à chacun, à la sortie du lycée, soit une qualification avec le salaire (forcément supérieur au SMIC) et le réseau de pairs qui vont avec s’il ne poursuit pas d’études, soit un forfait salarial (le SMIC) s’il continue à étudier ».

« Cette autre solidarité, salariale, correspond à un autre sens de la contribution, salarial lui aussi : non pas la contributivité de la prévoyance qui compare contributions et pensions dans une logique du revenu, seul espace laissé à des “forces de travail”, mais la contribution à la production commune de producteurs posés comme tels et déployant leur qualification personnelle. »

IV. La pension comme salaire continué : une alternative économique et politique

Les réformateurs se fondent sur deux arguments pour défendre le système de l’épargne retraite : d’abord, l’équité intergénérationnelle, c’est-à-dire l’obligation pour les actifs de constituer, au moins partiellement, leur retraite pour ne pas être une charge pour les futurs actifs ; ensuite, le problème démographique, ou l’idée que le nombre de retraités soit trop important par rapport au nombre d’actifs.

Il faut, avant toute chose, dénoncer l’illusion d’une épargne substituable au travail. On présente généralement l’épargne comme un report à plus tard d’une ressource non consommée au moment de sa distribution. Mais, «l’épargne n’est pas un congélateur. » En réalité, les titres financiers ainsi constitués donnent des droits à valoir sur la monnaie en circulation le jour où ils seront liquidés ; c’est-à-dire que leur valeur dépend de l’existence d’une quantité suffisante de monnaie. Ainsi, « soit il n’y aura pas assez de travail en 2040 et les titres épargnes prétendument pour apporter un supplément à la valeur de production, ne vaudront rien ; soit il y aura assez de travail et ils seront inutiles. »

La défense de l’épargne dans le discours réformateur sert également à défendre la propriété lucrative, institution majeure du capital : l’épargne n’est autre qu’un rapport social qui donne à son détenteur un droit de propriété lucrative, c’est-à-dire le droit de recevoir une partie de la monnaie mise en circulation lorsqu’il décide de l’exercer. Il faudrait, au contraire, promouvoir la propriété d’usage, c’est-à-dire un droit de propriété sur ses propres biens, et non pas le droit de tirer un revenu d’un patrimoine non consommé qui, en définitive, revient à piller les salaires des travailleurs qui n’ont pas les moyens d’obtenir une propriété d’usage.

L’épargne retraite non seulement participe à cette logique de propriété lucrative, mais l’entretient : elle fait des travailleurs, des rentiers, supplétifs de la logique financière. D’une part, leurs cotisations pour les pensions constituent une part importante du capital accumulé et, d’autre part, elle force les travailleurs à défendre l’accumulation financière dont dépendent leurs droits à la retraite.

En définitive, nous sommes tous devenus des investisseurs, des « parasite » qui ont obtenu « le droit de ponctionner une partie de la valeur de la production contemporaine pour transformer les producteurs ainsi expropriés en force de travail, les contraindre à produire les marchandises qu’il a décidé de produire, bref, à travailler sous le joug de la valeur travail. »

Autre pilier de l’argumentaire réformiste, l’argument du choc démographique porte en lui de dangereuses idées. En premier lieu, défendre l’idée qu’il existe une problématique générationnelle revient à naturaliser une caractéristique biographique, qui n’a d’importance que dans la famille, mais aucune pertinence dans le champ de la société. La vieillesse ne peut pas avoir d’effet sur le fonctionnement de la société puisque, « s’agissant de la production de la richesse, les actifs et les retraités ne sont pas dans un rapport de génération : ils ont le même statut de salariés payés à la qualification, sauf que les actifs travaillent en subordination à un employeur et les retraités, non. »

Par ailleurs, la prétendue menace dont nous avertissent les réformateurs, selon laquelle le vieillissement démographique va générer des déficits gigantesques, est une fable. Il faut d’abord rappeler, contre le discours dominant, que «nous sommes aujourd’hui plus proches d’une période de plein emploi des 20-59 ans que pendant les Trente Glorieuses, non seulement quantitativement, mais qualitativement » : les femmes travaillent, l’invention du CDI a conduit à écarter du calcul les CDD, temps partiels et intérims qui étaient auparavant pris en compte pour calculer la part de travailleurs dans la population. « Cette lecture de notre histoire récente permet de sortir du conte mortifère qui nous conduit à gober l’argument démographique. »

En outre, le PIB double de volume tous les quarante à cinquante ans ; si les gains de productivité cessent de n’aller qu’aux actionnaires, nous pourrons sans difficulté financer les pensions : selon « les données du Conseil d’orientation des retraites dans son rapport de 2001, il suffit d’augmenter le taux de cotisation patronale de 0,37 point par an, soit en moyenne le quart du taux de croissance ».

D’autre part, le PIB peut aussi croître «en attribuant de la valeur à des richesses qui existaient déjà », pas uniquement grâce à des produits supplémentaires. En effet, le travail n’a pas de définition absolue et objective ; il n’est que ce que nous décidons de reconnaître comme tel. Par exemple, nous avons attribué une valeur à divers services à la personne qui existaient déjà, mais en dehors du marché du travail, augmentant ainsi le PIB sans augmenter la richesse produite. Cependant, le travail est toujours réduit à l’emploi. Or, il est crucial de repenser le travail, de l’élargir aux activités qui ne dépendent pas de l’emploi, entre autres, le travail des retraités : « que leur activité soit tournée vers le monde, vers les autres ou vers eux-mêmes, les retraités produisent des biens et des services utiles qui sont autant de richesse venant s’ajouter à la richesse produite par les actifs occupés », à l’instar d’un retraité voué à son mandat municipal ou entretenant un potager.

Reconnaître l’activité des retraités comme un travail conduirait alors à faire de la pension, non pas un « transfert social », des actifs vers les inactifs, mais la valeur de la richesse produite par les retraités, et correspondant à leur qualification.

V. La retraite et l’avenir du salariat

L’enjeu de la retraite dépasse le sort des seuls retraités ; il concerne l’ensemble des salariés. En effet, l’affirmation de la pension comme salaire continué ouvre la voie vers la reconnaissance du salaire pour une qualification personnelle.

La première étape pour un tel développement serait d’instituer la retraite à 60 ans, en tant qu’âge politique. Au cours des cinquante dernières années, le passage à la retraite à 60 ans s’est imposé comme une pratique courante, mais sans pour autant que cet âge symbolique soit devenu un âge politique. « Le pragmatisme qui a prévalu dans la constitution de cet âge symbolique doit maintenant s’enrichir d’un fort contenu politique. » Comme l’âge de 18 ans marque le passage à la majorité politique, l’âge de 60 ans doit marquer le passage vers une nouvelle étape de l’existence, caractérisée, non pas par l’inactivité ou l’oisiveté, mais par la libération de son travail grâce au salaire continué.

Le salaire continué pour les retraités doit permettre d’expérimenter « la possibilité de remplacer, pour tous, le travail mené sous le joug de la valeur travail par un travail qui en est libéré ». Le salaire continué ne peut exister qu’à la condition qu’il soit associé à une qualification personnelle, et plus à l’emploi. En d’autres termes, il faut en finir avec la dynamique de l’employabilité, qui lie le salaire au poste de travail. L’employabilité présume ainsi l’inadéquation a priori du candidat à l’emploi pour lequel il postule ; ce dernier ne méritera le salaire que s’il obtient le poste en question et prouve continuellement qu’il a les capacités de le garder. Le salarié est ainsi à la merci de son employeur et des aléas du marché du travail. Par conséquent, le salaire ne peut servir qu’à la prévoyance, c’est-à-dire à accumuler sur des comptes individuels des droits à la formation, à RTT, à une couverture santé complémentaire, au chômage, etc. « Si cette dynamique l’emportait, nous n’aurions donc plus affaire à des titulaires d’emploi, mais à des employables prévoyants. »

La fonction publique constitue une anticipation décisive à cette possibilité d’accéder à un travail véritablement libre. En effet, le salaire du fonctionnaire est lié à sa personne, plus précisément à sa qualification personnelle, et pas au poste qu’il occupe. Autrement dit, son « employeur » dirige son travail, mais ne peut exercer aucune influence sur ses droits salariaux. Cette logique de la qualification personnelle est également anticipée par les allocations familiales qui, en réalité, constituent un salaire reconnaissant « le travail sans emploi et sans marchandise des parents et des jeunes ». Cette qualification personnelle doit être reconnue à tous, en dehors de la logique de l’emploi.

« Comment attribuer les qualifications ? Comment faire entreprise sans employeur et sans marchandise ? Comment décider de la production ? »

La qualification personnelle garantit à quiconque un salaire, sans être soumis à la domination de son employeur. Mais, si l’employeur disparaît, l’entrepreneur subsistera. Les deux fonctions sont souvent confondues dans la même personne, mais il est possible de supprimer la fonction d’employeur, «pour affirmer celle d’animation d’une entreprise selon des modalités nouvelles ». L’entrepreneur pourra par exemple être désigné selon un processus électif, ou les décisions pourront être prises selon une procédure de délibération entre égaux, titulaires de qualification différentes, mais interdépendantes. Les entreprises « seront [alors] la convergence de qualifiés porteurs de réseaux personnels et mobilisés sur une production commune ».

Le salaire deviendra alors une institution politique majeure, « qui enrichit la citoyenneté par l’attribution à chaque personne d’une qualification personnelle et par le financement salarial de l’économie ». « Le salariat sera précisément non pas l’addition des salariés, comme le veut une acception courante de médiocre intérêt, mais l’ensemble affirmé des institutions salariales, si elles parviennent à se substituer à celles du capital. »

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