Le règne du capitalisme mondialisé était-il inéluctable ? À qui la modernité a-t-elle profité ? A-t-elle été voulue ou imposée par une élite ? Se dirige-t-on vers un accaparement complet du monde par l’Occident ? Autant de questions que le grand anthropologue Maurice Godelier a été amené à se poser pendant ses années passées dans la société tribale des Baruya. Témoin privilégié de la modernisation et de l’occidentalisation d’une des dernières tribus « primitives » existantes, il a réuni ses recherches sur l’adaptation des Baruya à la modernité dans Suivre Jésus et faire du business (Thierry Marchaisse, 2017). Son dernier livre, Quand l’Occident s’empare du monde (XVe-XXIsiècle) : peut-on alors se moderniser sans s’occidentaliser ? (CNRS éditions, 2023), est l’aboutissement de soixante années de réflexions sur la domination occidentale et la modernisation progressive de toutes les sociétés. Entretien.

publié le 02/05/2025 Par Flore Bosq

Flore Bosq (Élucid) : Comment avez-vous été amené, en tant qu’anthropologue, à vous intéresser aux rapports de force géopolitiques ?

Maurice Godelier : Grâce aux nombreuses années que j’ai passées sur le terrain, j’ai acquis une certaine connaissance des pouvoirs coloniaux et de ce que c’est qu’être blanc dans une société colonisée. J’ai d’abord été envoyé par l’Unesco au Mali, en 1960, alors que le pays venait tout juste d’obtenir son indépendance vis-à-vis de la France et se tournait déjà vers le régime soviétique. Je me suis ensuite retrouvé sur le conseil de Lévi-Strauss dans ce qu’il appelait « le dernier paradis de l’anthropologie », c’est-à-dire la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Or, l’histoire coloniale de l’île reflète parfaitement l’étendue du pouvoir occidental.

La région était contrôlée au début du XXe siècle par trois puissances différentes : à l’ouest la Hollande, et à l’est le pays était divisé : le nord était soumis à l’Allemagne, le sud au Royaume-Uni. Après 1914, les colonies allemandes ont finalement été redistribuées entre les Français et les Anglais. La partie allemande de la Papouasie a été confiée par la Société des Nations en tutelle à l’Australie, et l’Angleterre a également confié le sud du territoire à l’Australie. J’ai donc d’emblée été amené à comprendre comment les Européens disposaient des nations et des peuples à leur guise et se les redistribuaient selon les rapports de force qu’ils avaient établis entre eux.

Après ma retraite, je me suis obligé à lire beaucoup de livres d’Histoire pour comprendre l’accaparement du monde par l’Occident. J’ai alors pu distinguer des principes communs qui organisaient le processus de colonisation malgré les différentes formes qu’il a pu prendre. Coloniser, c’est toujours envahir un pays, le soumettre par les armes, supprimer si nécessaire les autorités politiques traditionnelles ou les conserver en les vassalisant ; enfin, c’est exploiter les ressources et la main-d’œuvre de ce territoire au bénéfice d’une métropole. Donc, du jour au lendemain, une société colonisée perd tout contrôle sur elle-même. Son avenir n’est plus entre ses mains.

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