Une note récente de l’École de Guerre Économique sur la « dédollarisation » indique que ce phénomène s’est nettement accru au cours de la décennie écoulée, en réaction aux sanctions imposées par Washington à ses adversaires géopolitiques. Le déclin du dollar, maintes fois annoncé, serait-il engagé ? Retour sur les principales phases de l’hégémonie monétaire américaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Article Économie
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publié le 03/02/2022 Par Éric Juillot
Le Règne du Dollar américain : le début de la fin ?
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En 1944, la conférence de Bretton Woods instaure un nouveau système monétaire international (SMI) destiné à réguler les échanges commerciaux et financiers entre États capitalistes. Ce système entérine l’hégémonie américaine en faisant du dollar la seule monnaie convertible en or. Le rôle de monnaie pivot dévolu à cette devise reflète alors la puissance de l’économie américaine, dont la production industrielle a doublé depuis 1940, et qui détient à elle seule 75 % des réserves en or de la planète.

Fort de leur domination, les Américains, au cours de cette conférence, ont rejeté les thèses défendues par Keynes, qui souhaitaient un SMI chapeauté par une monnaie non-nationale, le bancor.

Ce nouveau SMI repose sur des taux de change fixes (mais ajustables). Pendant une quinzaine d’années, il fonctionne efficacement, le Japon et les États d’Europe de l’Ouest ayant besoin des capitaux américains pour financer leur reconstruction.

Les aides bilatérales (Plan Marshall) et les investissements directs entraînent certes une sortie de capitaux supérieure aux seuls règlements des transactions commerciales internationales, mais cela n’a pas de conséquences fâcheuses, car à cette époque, comme le note l'économiste Jacques Adda : « Les dollars en excès ne font pas l’objet de demande de conversion en or par les banques centrales du reste du monde. Ils sont conservés comme réserve de change et placés aux États-Unis ».

Le dollar constitue donc alors la clef de voûte incontestée du SMI propre au monde capitaliste.

Déclin et dislocation d’un système (1960 à 1971)

Dès la fin des années 1950, plusieurs facteurs convergents amènent en quelques années à la dislocation du système : la Reconstruction post-Seconde Guerre mondiale achevée, le Japon et les États ouest européens concurrencent désormais l’industrie américaine : leur besoin de financement en capitaux américains diminuant drastiquement, ils demandent de plus en plus souvent la conversion de leurs dollars en or.

Ainsi, dès 1960, les engagements des États-Unis à l’égard du reste du monde dépassent la valeur de leur stock d’or, de quoi miner inexorablement la confiance dans leur monnaie. D’autant que, parallèlement, le déficit de la balance américaine des capitaux s’accroît sensiblement sous l’effet de la guerre du Viêt Nam, mais aussi des investissements des firmes américaines en Europe et des réglementations américaines qui favorisent, sans l’avoir voulu, le développement des eurobanques.

Face à des États-Unis qui utilisent le statut international de leur monnaie pour financer leurs déficits, beaucoup d’États rechignent désormais à accumuler dans leur réserve de change des dollars en trop grand nombre et manifestement surévalués.

Le système finit par s’écrouler en 1971, année même où, à la suite de la balance des capitaux, la balance commerciale américaine devient à son tour déficitaire. Dès le mois de mai, la Bundesbank annonce qu’elle laisse désormais flotter le mark, pariant sur son appréciation pour lutter contre les tensions inflationnistes observées en Allemagne.

En août, Nixon met unilatéralement un terme à la libre convertibilité en or du dollar. Dans les deux années qui suivent, un politique monétaire expansionniste accentue la dévaluation de la monnaie américaine et fait voler en éclats le système des taux de change fixe, avant que la conférence de la Jamaïque en 1976 reconnaisse officiellement le passage aux changes flottants. Au début des années 1970, le système de Bretton Woods a donc vécu.

Discours du président américain Richard Nixon sur la guerre du Viêt Nam, 8 mai 1972 - (AP Photo/Charles Harrity) - @Flickr

Si sa disparition a pour cause foncière l’affaiblissement relatif des États-Unis face à ses principaux concurrents capitalistes, le dollar préserve cependant son statut international au cours des décennies suivantes.

Une monnaie incontournable, envers et contre tout

La suprématie du dollar s’est maintenue en dépit des mutations et des crises spectaculaires intervenues depuis 45 ans, dont la liste est longue : le passage aux changes flottants, la libéralisation financière, les gigantesques déficits budgétaires et commerciaux des États-Unis, leur endettement public et privé, l’extrême financiarisation de leur économie, l’érosion continue de leur base industrielle, le choc des crises financières (Krach boursier de 1987, éclatement de la bulle internet en 2000, crise financière majeure de 2008), la dégradation vertigineuse de leur position extérieure nette depuis 30 ans, sans oublier l’émergence de rivaux potentiels, avec la naissance de l’euro et l’ascension économique de la Chine…

Rien, depuis la fin des années 1970, ne semble pouvoir remettre en cause véritablement le statut international de la devise américaine. Le dollar est resté la monnaie pivot d’un capitalisme devenu entre-temps l’horizon universel de l’économie planétaire.

Certaines de ces évolutions lui ont même été foncièrement favorables : la financiarisation de l’économie américaine, la sophistication des produits élaborés par les banques et les autres acteurs de la haute finance, les flots de liquidité déversés par la Réserve fédérale américaine après 2008, ont conféré aux marchés américains une profondeur et une liquidité sans équivalent ailleurs dans le monde, ce dont profite évidemment le dollar.

Tout au long de cette période, les États-Unis ont joué tantôt la carte de la coopération monétaire, tantôt celle de l’unilatéralisme, en fonction de ce qu’ils estimaient être leurs intérêts. Ainsi, en septembre 1985, les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales du G5, réunis au Plaza Hotel de New York, déclarent-ils dans un communiqué conjoint que le dollar est surévalué et qu’il convient de se coordonner pour le faire baisser. La coopération monétaire de l’Allemagne et du Japon s’avère indispensable pour atteindre l’objectif d’une baisse contrôlée et limitée du dollar ; l’objectif est atteint en 1987.

À l’inverse, l’unilatéralisme avait prévalu en 1979, lorsque Volcker, nouvellement nommé à la tête de la Réserve fédérale, avait décidé d’opérer un changement à 180° de la politique monétaire, misant sur le resserrement monétaire et l’augmentation spectaculaire des taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation domestique et la spoliation des créanciers victimes de taux négatifs.

Couplée, au cours des années suivantes, au creusement du déficit budgétaire décidé par l’administration Reagan, cette politique entraîne notamment une ponction massive de l’épargne mondiale par les États-Unis, qui privent beaucoup de pays du Sud des conditions favorables d’emprunt dont ils ont bénéficié au cours des années 1970, déclenchant une crise de la dette dont le Mexique est la première victime en 1982.

Une décennie plus tard, l’unilatéralisme revêt cette fois l’aspect parfaitement assumé d’un affrontement, lorsque les autorités américaines, soucieuses de réduire le déficit commercial de leur pays avec le Japon, exigent de lui une plus grande ouverture en jouant de la menace de sanction commerciale et en exerçant des pressions à la hausse sur le yen pour écorner la compétitivité-prix des produits japonais.

Une arme politique à double tranchant

Depuis 1944, le dollar semble donc être à l’abri des vicissitudes de l’économie planétaire, comme si rien ne pouvait entamer sérieusement sa suprématie. Il faut dire qu’elle repose sur une donnée structurelle, simple et objective, tout à fait indépendante à moyen terme de la politique des autorités américaines ou étrangères : les États-Unis sont, et de loin, avec leurs 330 millions d’habitants, le plus peuplé des pays développés. Cette seule réalité suffit à placer leur monnaie au cœur des échanges internationaux et à empêcher l’émergence d’un système monétaire multipolaire.

La prodigieuse ascension économique de la Chine depuis les années 1980 constitue évidemment une menace pour l’hégémonie américaine ; mais dans le domaine de la monnaie, cette menace est encore lointaine : la suprématie monétaire parachève en effet une ascension économique, elle ne peut intervenir qu’au terme d’un puissant mouvement de développement global que la Chine, malgré sa trajectoire spectaculaire, n’a pas encore atteint, comme en témoigne en première approche son PIB par habitant encore modeste (10 000 $ par an).

De son côté, la monnaie unique européenne a échoué à se substituer au dollar, en dépit de l’espoir placé en elle par ses partisans il y a vingt ans. Comme le rappelle l'économiste Carl Grékou, « l’euro n’a guère plus d’importance que n’en avaient le Mark et le Franc » avant sa naissance. Et de citer quelques chiffres : 63 % des pays du monde sont ancrés au dollar (29 % à l’euro) ; 90 % des transactions sur le marché des changes impliquent le dollar ; enfin, 60 % des réserves de change des banques centrales sont en dollar (20 % en euro).

L’échec de l’euro était inévitable, il tient à la nature particulière de cette monnaie. Si le dollar est associé, dans l’esprit de tous, à un acteur politique clairement identifiable – l’État américain – l’euro ne saurait se prévaloir d’une association comparable : il n’existe pas, pour le flanquer, un État au sens strict, une puissance publique capable d’alimenter sa crédibilité et sa pérennité. Il résulte simplement d’un accord ponctuel unissant un grand nombre d’États aux profils économiques et aux intérêts divergents. Autant dire qu’il s’agit d’une monnaie acéphale, sans tête politique, sans substance historique, et que ce vice, constitutif et indépassable, lui interdit de rivaliser sérieusement avec le dollar.

En fait, la seule menace crédible pesant sur la suprématie du dollar repose sur l’usage que peuvent en faire les autorités américaines. La note de l’École de Guerre Économique insiste légitimement sur les conséquences fâcheuses pour les États-Unis de « la politisation du dollar », c’est-à-dire de l’utilisation de leur monnaie comme une arme politique, destinée à atteindre des objectifs non-économiques, d’ordre géostratégique.

Cela se traduit notamment par l’application aux entreprises du monde entier des embargos ou sanctions commerciales imposées par les États-Unis à certains États étrangers, cela en vertu d’une extra-territorialité autoproclamée, que les autorités américaines font respecter avec force. Les entreprises convaincues d’avoir commercé avec ces États étrangers en utilisant des dollars ou des infrastructures financières américaines doivent s’acquitter d’amendes considérables pour mettre un terme aux poursuites dont elles font l’objet et pour garantir la pérennité de leur accès au marché et au système financier des États-Unis.

Cette politique est sans conséquence lorsqu’elle s’applique à des États européens faibles et soumis, tétanisés à l’idée de heurter frontalement la puissante « Amérique » : lorsqu’elles sont condamnées, leurs entreprises payent promptement les amendes qui leur sont infligées – à l’image de BNP Paribas qui paya 9 milliards de $ au Trésor en 2014 –, quand elles ne sont pas tout simplement rachetées par leurs concurrents américains (Alstom). Lorsqu’elles sont menacées, elles quittent préventivement un territoire décrété non fréquentable par Washington, comme elles le firent en 2016 en Iran, après le retrait américain de l’Accord sur le nucléaire iranien, leurs gouvernements respectifs se contentant de protestation sans lendemain.

Ce genre de pratiques, couplé à une rhétorique commerciale agressive et parfois à des sanctions directes, incitent à l’inverse certains États à riposter en s’émancipant peu à peu du dollar. La Russie et la Chine constituent à ce sujet deux exemples crédibles, tant par la volonté et le souci d’indépendance qui les animent que par les moyens dont elles disposent pour mettre en œuvre cette émancipation.

Dans l’espoir de retourner contre les États-Unis l’arme du dollar dont ceux-ci abusent, Moscou a par exemple décidé que le fonds souverain russe National Wellbeing Fund allait liquider ses actifs libellés en dollar au profit d’actifs en euros, en yuans et en or. Plus largement, les exportations russes libellées en dollar n’ont pas dépassé 48 % en 2020, en baisse de 38 % depuis 2013. Pour sécuriser ses transactions internationales, la Russie a également mis en place une messagerie interbancaire propre, le SPFS, pour ne plus dépendre du système SWIFT dominé par les États-Unis. La Chine emprunte le même chemin avec son propre système, le CIPS. La connexion entre ces systèmes chinois et russe est envisagée, de même qu’est poussé le développement d’un système commun aux BRICS.

Le processus de dédollarisation des échanges internationaux est donc clairement engagé, mais son caractère limité ne constitue pas une menace réelle à ce stade pour la domination du dollar. L’importance de cette monnaie a cependant toute chance de se réduire significativement au cours des prochaines décennies, si la Chine parvient dans les faits à occuper durablement la place de première puissance économique mondiale que son dynamisme et son poids démographique lui promettent.

Pour retarder autant que possible le détrônement à venir de leur monnaie, les Américains devraient s’interdire de l’instrumentaliser à des fins politiques. Il n’est pas certain qu’ils aient cette sagesse.

Photo d'ouverture - Marian Weyo - @Shutterstock

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