« Notre civilisation est une méga-machine qui convertit la nature en déchets »

Si les sociétés humaines ont certes un souci de climat, en amont de cela, c’est surtout le climat qui a un souci de sociétés humaines. Dès lors, une compilation de solutions techniques et spécifiques ne sera jamais à la hauteur des enjeux de notre temps. Arthur Keller, spécialiste des risques systémiques et des stratégies de résilience collective, analyse avec hauteur de vue les défis auxquels l'humanité est d'ores et déjà confrontée.

Opinion Environnement
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publié le 20/09/2023 Par Laurent Ottavi
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Laurent Ottavi (Élucid) : Lors de vos conférences, vous critiquez la focalisation sur la seule lutte contre le réchauffement climatique. Quels autres types d’enjeux masque-t-elle ?

Arthur Keller : Ce n’est pas simplement qu’il y a d’autres enjeux, ça, quasiment tout le monde l’a réalisé. C’est un problème fondamental de méthode. Le changement climatique est un danger mortel ; le fait qu’on en parle beaucoup est normal et nécessaire. Je dénonce en revanche le fait qu’il soit souvent présenté comme LE grand problème de notre époque. Tout d’abord parce qu’il n’est qu’un problème parmi d’autres au moins aussi cruciaux, comme l’effondrement de la biodiversité, mais surtout parce qu’il n’est même pas un « problème », seulement une conséquence. Les sociétés humaines ont certes un souci de climat… mais en amont de cela, c’est le climat qui a un souci de sociétés humaines ! Nous croyons que les sociétés doivent s’attaquer à un défi climatique alors qu’en réalité, ce sont à elles qu’il faut s’attaquer, car elles ont pour corollaires naturels des dépassements de limites qui engendrent des bouleversements, incluant celui du climat.

En se focalisant sur le défi climatique, on axe la réflexion sur le solutionnisme, approche qui nous fait miroiter la possibilité de nous en tirer à bon compte sans avoir à nous limiter : quelques ajustements suffiraient pour gérer les externalités négatives de nos modes de vie sans avoir à réformer ces derniers. On en vient à croire qu’une électrification du monde serait une « solution » qui permettrait de rendre soutenables les activités humaines, sans tirer un trait sur ce consumérisme auquel on s’accroche tels des junkies.

Cette idée ne tient pas la route. Une des raisons, c’est que le secteur primaire mondial bute déjà sur des limites qui vont brider sa capacité à fournir aux secteurs secondaire et tertiaire les flux d’énergie et de matières premières requis pour produire tout ce sur quoi repose le monde moderne : un monde tributaire d’infrastructures vieillissantes et de chaînes logistiques transcontinentales, dont chaque territoire s’est ultra-spécialisé et importe presque tout ce que ses habitants consomment, tandis que ce qui y est produit est presque intégralement exporté.

Entre autres écueils, nous allons manquer de minerais pour mener la grande transition énergétique telle que nous la concevons. Vous savez : cette stratégie présentée comme LA solution au problème mortel du chaos climatique, qui consiste à produire et stocker l’énergie autrement, à utiliser des machines électriques en lieu et place des machines thermiques, à électrifier tout ce qui peut l’être et à améliorer perpétuellement l’efficacité énergétique des secteurs productifs. Eh bien, les spécialistes des matières premières nous alertent d’une pénurie imminente de matériaux pour cette transition. Nous ne pourrons pas décarboner les sociétés sans revoir à la baisse les consommations intermédiaires et finales d’énergie et de matières premières, ce qui est incompatible avec la continuation du système économique mondial actuel basé sur la croissance éternelle du Produit Intérieur Brut.

Autre raison : même si ces limites matérielles n’existaient pas, l’approche choisie pour la transition engendre une intensification des flux extractifs en amont de nos activités et des flux de déchets en aval, ainsi qu’une accélération du saccage des écosystèmes, de la déplétion et de la contamination des aquifères, etc. C’est pourquoi, cette transition ne représente en aucun cas une « solution » : tout au plus constitue-t-elle un mauvais compromis, qui mène à l’aggravation d’un grand nombre de problèmes dans l’optique d’en atténuer un seul bien spécifique. Ça ne bouclera pas.

« Une des erreurs fondamentales consiste à vouloir relever isolément les différents défis qui s’érigent devant nous. »

Élucid : La méthode consistant à s’attaquer à tous les enjeux auxquels nous sommes confrontés pour y trouver les réponses adéquates vous semble insuffisante. Pourquoi cela ?

Arthur Keller : Je pointe les limites et les angles morts de la méthode qui consiste à diagnostiquer des « problèmes » et à chercher à les régler un à un. Ce réductionnisme fonctionne avec des problèmes techniques complexes, qui peuvent être subdivisés en problèmes techniques plus simples qu’il suffit de résoudre individuellement avant de combiner les solutions spécifiques en une solution globale. Mais face à une problématique systémique, il faut faire intervenir l’analyse systémique : l’étude des interactions entre éléments et entre dynamiques au sein du métasystème composé du « système Terre » et de l’anthroposphère (l'ensemble des activités et productions humaines), la description des boucles de rétroaction (effets de régulation ou d’emballement), la prise en compte de décalages temporels entre causes et effets, d’effets de seuil, d’effets rebond… C’est cet ensemble complexe qu’il convient d’appréhender afin de construire une vision pertinente des enjeux et défis du XXIe siècle.

Ça peut paraître compliqué… mais il n’est pas nécessaire de tout savoir pour appréhender les grandes tendances. Un corpus scientifique imposant existe aujourd’hui sur les bouleversements en cours et leurs corrélations, que la systémique permet d’enchâsser au sein du métasystème mentionné ci-dessus. Si, à première vue, ça peut sembler stratosphérique, il faut pourtant en passer par là pour ensuite redescendre de façon cohérente jusqu’aux enjeux territoriaux et prendre les bonnes décisions en évitant l’écueil du déplacement du problème (pour améliorer la situation ici on l’aggrave là). Pour prendre des décisions pertinentes et efficientes dans un contexte d’urgence et de complexité, l’approche conventionnelle multidimensionnelle, pluridisciplinaire, poly-silos s'avère inadaptée.

Nous ne sommes pas dans le cas de figure où le système serait confronté à des péripéties exogènes : le changement climatique, l’effondrement du vivant, la dégradation des sols, l’épuisement des ressources, la pollution des milieux naturels, tout ça et bien d’autres détraquements encore sont des incidences logiques, inévitables, du système tel qu’il fonctionne. Ce ne sont pas des dysfonctionnements, le système fait ce qu’il est conçu pour faire. Or, si le problème est inhérent à la nature du système elle-même, il n’existe aucune combinaison de rustines qui suffise à faire disparaître les effets de bord déplaisants, tout en conservant le paradigme existant (principes organisateurs, règles, finalités, indicateurs, valeurs). Une des erreurs fondamentales consiste à vouloir relever isolément les différents défis qui s’érigent devant nous.

« Tant qu’on s’obstinera à chercher des « solutions » aux « problèmes », on cultivera l’idée dangereuse selon laquelle il serait possible de les résoudre tous sans remettre en question le système. »

Lors de vos conférence, vous utilisez une métaphore médicale pour faire comprendre la nécessité de l’approche globale dont vous venez de parler. Pouvez-vous la développer ?

Imaginons un individu sujet à des maux de tête récurrents ainsi qu’à des tracas dermatologiques et digestifs. S’il consulte trois spécialistes, ceux-ci prescriront des traitements spécifiques : antalgique pour le crâne, pommade pour la peau, tisane pour le ventre, par exemple. Ces traitements amélioreront le quotidien du patient. Mais imaginons à présent que ces contrariétés ne soient que trois symptômes du fait que l’individu a un cancer généralisé, c’est-à-dire un dérèglement systémique de l’organisme : l’antalgique, la pommade et la tisane peuvent-ils encore être qualifiés de « solutions » ?

Résoudre un problème systémique exige une approche qui n’a pas le moindre rapport avec une addition des traitements spécifiques aux symptômes. Pour revenir à nos moutons, nous avons aujourd’hui des experts des questions climatique, écologique, énergétique, minières, etc., et chacun émet des préconisations sur ce qu’il faudrait faire pour atténuer tel problème et s’y adapter. Si l’on se contente d’adopter ces bons conseils, on passe toujours à côté de l’enjeu central qui réside dans la manière dont les sociétés fonctionnent. Tant qu’on s’obstinera dans le credo conventionnel qui consiste à chercher des « solutions » aux « problèmes », on cultivera l’idée dangereuse selon laquelle il serait possible de les résoudre tous sans remettre en question le système.

Par opposition à ce type d’approches, comment formulez-vous le défi auquel nous sommes confrontés ?

Le problème fondamental est que nous vivons dans des sociétés productivistes organisées au service d’un système économique conçu pour croître indéfiniment sous peine de s’effondrer. Les individus, entreprises et États les plus puissants, sont ceux qui ont pu le mieux tirer parti de ce système et sont les plus engagés dans sa perpétuation. Or, cette croissance économique est fortement corrélée, à l’échelle sociétale, à un crescendo des flux d’énergie et de ressources qui nécessite un extractivisme accentué et induit des destructions et contaminations écologiques aggravées. À tel point que cette avidité de toujours plus, matérialisée par le capitalisme et le consumérisme, entraîne le dépassement des limites planétaires et met en péril les mécanismes de régulation vitaux du système Terre.

Les pressions exercées par les activités humaines sont de trois ordres : d’abord on exploite des ressources, non renouvelables (stocks limités) ou renouvelables (flux limités) ; ensuite on les transforme avec de l’énergie et on les utilise pour faire tourner les sociétés, qui détériorent le monde naturel ; enfin on rejette des déchets et des pollutions. Le souci est donc triple : primo les stocks non renouvelables s’épuisent et les ressources renouvelables sont exploitées à des cadences souvent supérieures au rythme de renouvèlement, secundo la nature est mutilée plus vite qu’elle ne peut se réparer, tertio les pollutions s’accumulent dans l’environnement plus vite qu’elles ne sont dégradées et réintégrées dans des cycles naturels.

Notre civilisation est une méga-machine qui convertit la nature en déchets. Et il n’existera pas de « solutions » tant que les pressions humaines ne repasseront pas en deçà des limites du système Terre, ce qui nécessite une réduction drastique des flux d’énergie, de matières premières, de déchets et de pollutions, ainsi qu’un vaste programme de régénération planétaire. À l’heure actuelle, cette nécessité n’est pas comprise par les décideurs.

En dépit de quelques rebouclages, le processus est linéaire et en sortie de tuyau, les déchets et pollutions sont de trois natures : des solides, des liquides et des gaz parmi lesquels certains amplifient l’effet de serre : le changement climatique n’est qu’un des symptômes du mal auquel nous sommes confrontés, et jusqu’ici les stratégies que nous élaborons et mettons en œuvre ne font que déplacer la pression sans l’estomper. Dans l’espoir de soulager le symptôme climatique, on aggrave le reste.

« Le dogmatisme hors sol des penseurs mainstream s’apprête à exploser en vol, et les grands capitalistes vont subir une blessure narcissique à laquelle leurs orgueils débridés ne sont pas préparés. »

La grande capacité d’adaptation du capitalisme ne le rend-il pas apte à surmonter l’ensemble de ces défis ?

Pour perdurer, le système économique a besoin de toujours plus d’énergie et de matières premières. Or, nous entrons inexorablement dans une ère inédite de contraction des flux. Cette fois, nous avons atteint les limites de la planète et nul deus ex machina n’est en vue pour permettre de prolonger la fiesta. Si puissant soit-il, le capitalisme – au sens où on l’entend généralement – me semble voué à péricliter.

Le dogmatisme hors sol des penseurs mainstream, qui soutiennent qu’une croissance infinie est possible dans un monde fini grâce à l’exploitation accrue de ressources et à la substituabilité illimitée des facteurs de production (si les pollinisateurs s’éteignent, on les remplacera par des drones !), s’apprête à exploser en vol, et les grands capitalistes vont subir une blessure narcissique à laquelle je ne pense pas que leurs orgueils débridés soient préparés. Sans doute la mentalité capitaliste se maintiendra-t-elle sous des formes dégradées : elle se cramponnera autant que possible et peut encore faire beaucoup de dégâts avant d’être emportée dans le tumulte de l’Histoire.

Pour relever ce défi systémique, les changements nécessaires impliquent des bouleversements dans la manière de vivre en société. Ne sont-ils pas, par conséquent, impossibles à mettre en place ?

Ils demandent idéalement une réinvention de nos valeurs et de nos modes de vie, des principes sur lesquels sont basés l’économie et la finance, la politique et la diplomatie, le civisme et la culture. Nous pourrions sans problème vivre bien dans des sociétés non pressurées par l’impératif de croissance du PIB : ce qui nous est aujourd’hui présenté comme l’unique option (les alternatives élaborées étant qualifiées d’inepties) n’existe que depuis Bretton Woods en 1944 ! Des civilisations entières ont vécu avant que ne se répande le concept de croissance, et l’existence n’a pas toujours été mauvaise.

Hélas, il faut tenir compte des verrouillages du monde réel, qui rendent invraisemblable toute métamorphose d’une telle profondeur dans un avenir compatible avec les urgences ; c’est pourquoi nous n’avons d’autre choix que d’anticiper le fiasco de nos stratégies de durabilité et de nous préparer à des chocs.

Qu’entendez-vous par là ?

La plupart des propositions qui circulent sont des mesures d’atténuation des problèmes ou d’adaptation des sociétés. Je ne critique aucunement les personnes qui proposent de telles idées, j’en ai fait partie moi-même. Toutes les bonnes idées sont les bienvenues si elles peuvent permettre de limiter la casse ou de préserver des choses importantes. Ceci étant dit, j’ai le sentiment que le diptyque « atténuation-adaptation » pèche par excès d’optimisme : on émet des recommandations qui correspondent à ce qu’on pense qu’il faudrait faire pour relever le défi… mais peu consentent à se projeter dans le scénario où l’on échouerait à le relever. Ils y voient un défaitisme, j’y vois de la prévoyance, car c’est le cas de figure qui m’apparaît comme le plus probable.

Que ferons-nous quand nous réaliserons que nous n’avons réussi ni à atténuer suffisamment les problèmes ni à adapter suffisamment les sociétés ? Confrontés aux ruptures de continuité majeures qui s’ensuivront, la plupart des gens seront tentés de se laisser aller à une forme de repli affinitaire –sur soi ou sa communauté, sur son groupe, sa caste, son idéologie, son identité, etc. Et ils le feront… sauf si un plan B à la fois concret, convaincant et inspirant leur est accessible à ce moment-là. C’est l’objet de mon travail, j’y vois notre chance d’éviter le chaos et de nous mettre en capacité de relever les défis complexes qui se profilent.

« Les résistances au changement se durcissant, nous allons manquer de temps et de ressources pour opérer une mutation et vivrons par conséquent des basculements agités. »

En quoi consisterait concrètement ce plan B dont vous parlez ?

Un essai est en cours d’écriture dans lequel je le détaille. Disons qu’au-delà des efforts orientés atténuation et adaptation – que j’encourage, donc, et que j’intègre dans une approche globale – je sonne l’alarme concernant l’absence d’un vrai plan de secours en cas d’échec des tentatives de « transition », et intègre aussi cette dimension dans ma méthode de transformation. Les résistances au changement se durcissant, nous allons manquer de temps et de ressources pour opérer une mutation et vivrons par conséquent des basculements agités. Face à cette perspective, j’adopte une posture de gestionnaire de risques – rien à voir avec du défaitisme. Et je vais plus loin : je développe une stratégie de préparation collective qu’on pourrait baptiser « opportunisme planifié », qui nous permettra j’espère de saisir efficacement, en chaque crise, l’aubaine qui l’accompagne.

Chaque crise recèle en effet l’occasion d’impulser un nouveau projet de société. Un projet soutenable et inspirant, une vision politique post-croissance, post-productivisme, post néocapitalisme financiarisé mondialisé, ne requérant ni abondance d’hydrocarbures bon marché, ni approvisionnements depuis les antipodes ; un monde en équilibre avec la nature, garantissant à chacun l’accès à un socle vital, la sécurité et la possibilité de se réaliser tout en fixant des principes d’autolimitation, ainsi qu’une culture de la responsabilité, de la justice et de la fraternité.

J’ai déjà élaboré ou co-élaboré quelques centaines de propositions, réunies en 2017 dans le projet de société dont j’ai supervisé l’élaboration en tant que Directeur programme de Charlotte Marchandise-Franquet, candidate citoyenne à la présidentielle. Mais à présent, j’œuvre avant tout à la structuration d’un référentiel de principes organisateurs qui laisse une vraie liberté d’expérimentation et de personnalisation, afin d’ouvrir plutôt que de fermer.

Le système actuel ne peut pas évoluer en un système fondamentalement différent, et étant voué à prendre fin en raison de son insoutenabilité, une bascule vers un modèle de société différent semble s’imposer pour esquiver des dystopies – disettes, chaos, État policier, dictature de grands groupes de la Tech, satrapies locales ou un joyeux mélange de tout ça. Seulement voilà : est-ce possible ? On peut imaginer un système B, mais peut-on passer du système A au système B ? Sachant que les populations ne sont guère disposées à tirer un trait sur leurs habitudes tant que l’option du business as usual est disponible, la grande métamorphose me semble chimérique.

Je mise donc plutôt sur la préparation d’une force collective capable de faire pencher l’Histoire du bon côté quand de grands basculements se produiront : au moment où la branche sur laquelle nous sommes assis cèdera et où les gens réaliseront que rien d’adapté n’a été prévu et qu’ils sont livrés à eux-mêmes, il faudra leur proposer un projet de secours prêt-à-déployer. Cette préparation requiert de mobiliser et coaliser les personnes déjà mûres et prêtes à s’investir pour expérimenter et valider, s’entraîner et s’entraider, structurer… tout en préparant les esprits du reste de la population afin qu’aux moments clés, la trajectoire des sociétés s’infléchisse du côté de la durabilité, de la résilience et de la dignité.

Tout n’est pas foutu, contrairement à ce que certains peuvent ressentir devant l’enchevêtrement des sombres présages. Il reste encore cet interstice qui consiste à prévoir la culbute pour pouvoir la défléchir quand elle adviendra, éviter alors d’épouvantables effondrements et assurer au plus grand nombre des lendemains vivables.

« Nous devons devenir des moteurs du changement dans notre périmètre d’influence, en apprenant des réussites et échecs passés et en se constituant en réseau. »

Anticiper l’échec et construire un plan B implique-t-il de revaloriser l’échelle locale dont le capitalisme, précisément, a cherché à s’extraire le plus possible ?

N’opposons pas les échelles d’action ou les niveaux d’engagement, entre le citoyen, le collectif et le politique : des leviers sont à actionner partout. Si des décideurs veulent s’impliquer au service de l’intérêt général en intégrant l’hypothèse désormais probable de bascules sociétales, leur aide sera la bienvenue ; s’ils souhaitent faciliter la germination d’initiatives de résilience et de reliance, et pourquoi pas de Résistance, qu’ils n’hésitent surtout pas. Toutefois, les décideurs de ce genre étant rares, il semble urgent, en plus des mobilisations pour obtenir des dirigeants des décisions politiques fortes, d’agir aussi sur son territoire. On ne peut plus attendre mollement que la réponse vienne d’en haut. Nous devons devenir des moteurs du changement dans notre périmètre d’influence, en apprenant des réussites et échecs passés et en se constituant en réseau… et si ce qu’on entreprend fonctionne et est habilement mis en récit, ça fera boule de neige – avec ou sans le soutien actif des dirigeants.

Co-construire à l’échelle territoriale est donc cardinal. L’idée, c’est de démontrer que d’autres façons de faire, de vivre, d’être sont possibles, qu’on peut répondre aux besoins des populations sans éroder la capacité des populations futures à répondre aux leurs. Il existe déjà mille-et-une initiatives de citoyens ou de collectivités qui peuvent être adoptées et adaptées ailleurs. Par exemple plusieurs municipalités mettent en place une forme de sécurité sociale alimentaire grâce à laquelle chacun bénéficie d’une dotation alimentaire de base ; certaines ont instauré une tarification progressive de l’eau dans laquelle les premiers mètres cubes sont gratuits pour tous.

Mais il y a bien d’autres choses à tester, dans l’optique de construire morceau par morceau un paradigme adapté aux enjeux : des éléments d’un autre système économique, social, politique, institutionnel, etc. D’autres façons de produire et de consommer, d’organiser des économies locales avec des monnaies locales et des systèmes d’échange, de décider et de gérer les Communs collégialement, de garantir l’accès à l’essentiel pour tous, d’organiser un civisme actif permettant à chacun de participer et d’y trouver gratification, de structurer la solidarité et une redistribution des ressources permettant à n’importe qui de s’y retrouver et à tous de se serrer les coudes face aux crises qui affleurent…

Ces idées doivent être déclinées et expérimentées dans les territoires pour que les meilleures options ressortent. L’idéal serait que les territoires se synchronisent et s’entraident dans cet effort collaboratif de « sélection darwinienne » des différentes pièces constitutives d’un modèle de société alternatif, qui doit être apte à répondre de façon pérenne aux nécessités fondamentales de tous. Ce sont là des choses qui n’ont pas été éprouvées à l’échelle d’un pays et qui doivent donc passer par une validation à des échelles moindres.

Cela suffirait-il à faire basculer la société ?

Hélas non. Faire basculer une société, ça ne se planifie pas. L’idée de masse critique c’est bien joli, mais ça reste très abstrait. Le système en place possède une capacité d’auto-maintien très forte, et tant qu’il pourra perdurer et saboter les émergences hétérodoxes, il s’y emploiera sans doute.

Mais quoi qu’il arrive, les sociétés vont basculer. Ce ne seront pas des bascules consenties et coordonnées, je le crains, mais des bascules subies précisément parce qu’on aura échoué à changer. En attendant ces moments clés, l’essentiel est de tenter des choses, de documenter les projets en collectant des indicateurs, des témoignages et des images afin de mettre ensuite en histoires et de communiquer : les projets les meilleurs et les plus inspirants se diffuseront alors, et l’on se donne ainsi une chance qu’ils fassent des émules et contribuent à éviter bien des drames.

« L’action citoyenne territoriale est un moyen concret de redécouvrir la démocratie et sera notre meilleur rempart contre l’obscurantisme et la tyrannie. »

Malgré les difficultés, ces changements ne seraient-ils pas l’occasion de revitaliser la démocratie par la base ?

Au niveau national, entretenir une « démocratie représentative » véritablement fidèle aux principes démocratiques est manifestement compliqué. Les « représentants du peuple » n’étant pas follement représentatifs du peuple, qui croit encore qu’ils le servent ? En outre, les lobbys et les puissants ayant sur les politiques et les médias une influence disproportionnée par rapport aux citoyens, il est fatal que s’installe une atmosphère de défiance. Or, il se trouve que c’est au niveau territorial que peut le mieux se vivre une démocratie réellement au service du peuple – qu’elle soit délibérative, participative voire directe, éventuellement représentative, mais assortie alors de règles fixant pour les représentants des limites et obligations garantissant l’implication continue d’un maximum de citoyens et la prise en compte de leur volonté.

Se mobiliser à l’échelon territorial c’est exercer un pouvoir politique au sens premier et noble du terme, et cesser de subir. S’affirmer en tant que citoyen actif de sa collectivité, c’est se donner la force de résister face aux replis et autoritarismes qui se rigidifieront quand une part substantielle de la population ne pourra plus satisfaire ses besoins – ce qui, je le crains, risque de se produire dès la première moitié de ce siècle. L’action citoyenne territoriale est un moyen concret de redécouvrir la démocratie et sera notre meilleur rempart contre l’obscurantisme et la tyrannie.

Attention toutefois : je suis pour la démocratie, mais pas n’importe laquelle. Nous avons un défi majeur à relever, dont l’enjeu est la préservation d’une planète habitable. Un accent particulier doit être mis selon moi sur l’éducation tout au long de la vie, notamment via l’éducation populaire : un maximum de personnes doivent être instruites des données et débats clés de notre temps, incluant l’enjeu capital dont je vous parle dans sa dimension systémique, afin d’être en mesure d’exercer un pouvoir en connaissance de cause.

Regrettablement, les médias grand public diffusent rarement les informations les plus déterminantes pour l’avenir, et l’explosion des contenus et stimuli cognitifs est source de confusion – donc d’atonie et d’acrasie. Je ne suis surtout pas pour une expertocratie, pour autant l’opinion des citoyens doit être informée, nourrie de connaissances et d’analyses avant toute décision. Les expérimentations territoriales peuvent être l’occasion de faire vivre des « tiers lieux culturels » où chacun est encouragé à venir se renseigner, s’inspirer, débattre et tisser des liens.

« Ceux qui réclament un monde sans interdits ne défendent pas la liberté, mais promeuvent la perpétuation d’un système où quelques-uns peuvent satisfaire tous leurs caprices, tandis que la plupart des autres peinent à finir le mois. »

À quoi ressemblerait une société libre compatible avec les contraintes, limites et défis que vous évoquez ?

Nous devons trouver un nouvel équilibre entre droits et devoirs. Pas de société libre sans limites collectivement admises : la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, c’est un principe élémentaire. Un monde libre ce n’est pas un monde où chacun peut faire n’importe quoi sans limites, y compris détruire ou polluer. Ceux qui réclament un monde sans interdits ne défendent pas la liberté, mais leur capacité personnelle à faire ce qu’ils veulent sans contraintes… parce qu’ils font partie de la minorité qui peut se permettre beaucoup, ou parce qu’ils ambitionnent d’en être. C’est la réussite qui les motive, et quand ils prétendent plaider pour la liberté, en réalité ils promeuvent la perpétuation d’un système où quelques-uns peuvent satisfaire tous leurs caprices et laisser libre cours à leurs pulsions sans s’embarrasser de responsabilité civique, tandis que la plupart des autres peinent à finir le mois.

Un monde où chacun serait « libre » de faire ce qu’il veut, ça n’existe pas : on ne fait guère ce qu’on veut que dans la limite de ce qu’on peut, or une poignée peut infiniment plus que les autres et certains ne peuvent rien. Par conséquent, ne pas fixer de limites absolues c’est laisser les limites se fixer d’elles-mêmes suivant la répartition des richesses. C’est une idéologie foncièrement inégalitaire de la part de ceux qui, au nom de la « liberté », protègent en fait leurs privilèges.

Contrairement à ce que nombre d’économistes et idéologues fanatisés serinent, une somme d’individualismes ne peut aboutir qu’à une forme de dystopie. Le monde réel est régi par des lois physiques et a des limites objectivables. Vivre sans les prendre en compte est parfaitement irrationnel, c’est la promesse d’une déconfiture. La liberté comme le reste doit se repenser dans la compréhension et l’acceptation des contraintes qui s’imposent à nous, et comme toujours c’est de la contrainte que jaillira l’inventivité.

Nous comprenons intuitivement que l’égalité est une affaire collective : on n’est pas égal tout seul ! Idem pour la fraternité : on n’est pas fraternel dans son coin. Il est temps de saisir qu’il en va de même pour la liberté.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Photo d'ouverture : 24Novembers - @Shutterstock

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