Les grandes majors pétrolières ont sciemment fait perdre plus de 50 ans à la lutte contre le réchauffement climatique. À l’heure de « l’échec cinglant de la COP 26 » – comme dirait l’activiste Greta Thunberg – et du triomphe du « business as usual » responsable d’une tension croissante entre collectifs engagés et États accusés d’inaction climatique, un grand malentendu continue de faire tache d’huile. En effet, le problème n’est pas tant l’inaction des pouvoirs publics que la désinformation orchestrée depuis des décennies par l’industrie fossile et ses stratégies ininterrompues pour bloquer toute initiative internationale sur le sujet.
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Depuis un demi-siècle, l'industrie des combustibles fossiles savait et a agi sans relâche pour alimenter le déni climatique. Et l’histoire française n’est pas dissociable de l’histoire globale. C’est parce que Exxon, première entreprise mondiale, possédait les meilleurs scientifiques et experts, c’est parce que Exxon « savait », que Total-Elf « savait » aussi.
Cependant, la compagnie française, quatrième groupe mondial du domaine, n’a pas été seulement « suiviste ». Par périodes, elle a aussi été en pointe. En pointe et motrice pour entraver les transformations nécessaires à la préservation de notre système atmosphérique.
À qui profite le doute ?
Pour une défense coordonnée internationalement entre sociétés fossiles d’envergure mondiale, Total se tourne vers l’IPIECA. Après la réunion de 1987 tenue à Baltimore, la suivante a lieu au siège social de Total où « le groupe de travail ad hoc sur l’effet de serre » voit le jour. Il est bientôt rebaptisé « Groupe de Travail sur les dérèglements climatiques dans le monde ». Ce groupe est présidé par Duane Levine, chargé du développement stratégique scientifique chez Exxon.
L’objectif affirmé de l’industrie est clair : il s’agit de mettre en échec toute politique publique susceptible de recomposer le bouquet énergétique avec moins d’énergie fossile, ou de réduire les émissions de CO2 de 20 %, ou d’exiger des majors qu’elles renoncent à des ressources extractibles. Duane Levine recommande, pour y parvenir, de mettre en avant le coût économique des mesures de régulations, les incertitudes associées aux sciences du climat et la nécessité d’attendre les résultats de recherches supplémentaires, et… de promouvoir des politiques environnementales alternatives qui ne nuiraient pas aux intérêts de l’entreprise.
Un dernier volet du plan d’action de l’IPIECA consiste à repousser toute décision politique de régulation tant que le changement climatique ne serait pas détecté empiriquement. Ce qui peut apparaître rétrospectivement comme criminel quand on sait que les scientifiques d’Exxon avaient démontré dès 1982 qu’« une fois les effets mesurables, ils pourraient ne plus être réversibles ».
En 1991, Bernard Tramier (directeur de l’environnement chez Elf puis Total de 1983 à 2003) devient président de l’IPIECA et il approuve à son tour le financement de recherches scientifiques visant à renforcer la capacité des compagnies pétrolières à trouver les faiblesses des modèles climatiques et à pouvoir présenter le réchauffement climatique comme moins alarmant que prévu.
Dès lors, Elf s’applique simultanément à placer de jeunes ingénieurs dans les meilleurs laboratoires de sciences du climat pour assurer une veille, à alimenter les incertitudes en interne dans le magazine de l’entreprise et à participer à la fabrique stratégique du doute d’Exxon et de l’IPIECA. À l’approche du sommet de Rio de 1992, le nouveau directeur de l’environnement de Total écrit : « Il n’existe aucune certitude sur l’impact des activités humaines, parmi lesquelles la combustion d’énergie fossile ».
Puis, au cours de la conférence de Rio elle-même, les représentants de Total distribuent un dossier dans lequel ils déplorent que « le réchauffement de la terre […] polarise toutes les attentions et donne lieu à des descriptions apocalyptiques de l’avenir » et affirment que « les progrès considérables réalisés en climatologie depuis le début du siècle n’ont pas permis de dissiper les incertitudes concernant l’effet de serre » (1).
Point d’orgue de cette ligne stratégique, la déclaration de François-Xavier Ortoli, président d’honneur de Total, quelques mois plus tard : « Les sources naturelles sont beaucoup plus importantes que les émissions dues aux activités humaines […] il nous reste beaucoup de travail pour comprendre le cycle complet du carbone, le rôle des profondeurs océaniques et de la biosphère. Les avis des spécialistes divergent là-dessus. Hippocrate dit oui, mais Gallien dit non. Il existe un doute » (2).
Sur cette lancée, Francis Girault, directeur de la prospective chez Elf et proche conseiller du PDG de la société rédige une note en 1993 dans laquelle il soutient explicitement une stratégie du doute offensive pour promouvoir l’idée qu’« il existe des doutes scientifiques en matière d’effet de serre » et conseille d’enrôler « des scientifiques de renom pouvant intervenir positivement dans le débat » (3).
Cette position s’inscrit dans la poursuite de l’énorme combat défensif précédemment engagé par Total et Elf contre la mise en place de l’écotaxe au niveau européen qui s’était accompagné du « lobbying le plus féroce jamais vu à Bruxelles », selon le journal The Economist. Il faut dire que Michel Rocard avait écrit à son ministre de l’environnement que « les changements climatiques pouvant résulter des émissions de gaz à effet de serre, même s’ils sont mal cernés dans leur ampleur et leurs conséquences régionales, remettent en cause les conditions de vie actuelles sur terre ».
L’intervention des industriels s’est avérée durablement efficace pour la conservation de leurs intérêts, puisque Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Industrie, a fait barrage au projet d’écotaxe et qu’à ce jour, elle est restée lettre morte. De plus, l’échec de sa mise en place a affaibli la position de l’Europe lors du sommet de Rio, contribuant à limiter la portée et l’ambition du processus onusien.
Pour endiguer les résolutions du protocole de Kyoto en 1997, les compagnies françaises s’y sont prises autrement. Car peu à peu, la posture de déni pur et dur est apparue potentiellement contre-productive et comportant des risques à la fois juridiques et réputationnels. C’est donc une forme d’ambiguïté qui a prévalu à partir de 1997, associant une acceptation proclamée au consensus scientifique, une bonne volonté de façade pour réduire les émissions liées à ses opérations (mais pas à ses produits) et un discours visant dans les faits à sous-estimer l’urgence et la certitude scientifique.
En 2002, Thierry Desmaret, alors PDG de Total-Elf, indique, par exemple, qu’une « certaine modération dans l’émission de polluants est souhaitable au nom du principe de précaution » (4). Dans le même temps, son groupe continuait d’intensifier ses investissements dans la production de pétrole et de gaz et de mobiliser des stratégies rhétoriques pour éluder les questions autour des combustibles fossiles.
Celui-ci a ensuite surtout joué la carte du mécénat et de la publicité pour se repeindre en vert. Mais les chiffres sont là : de 2010 à 2014, la compagnie a injecté environ 127 milliards de dollars dans les activités d’exploration et de production fossile contre 3 milliards à peine pour les projets bas-carbone. Sur la période 2015-2019 : 77 milliards de dollars d’investissement pour le pétrole et le gaz contre 5 milliards de dollars pour les énergies non fossiles.
« Nous étions d’excellents scientifiques »
Une partie du voile est levée et des éléments de compréhension sont désormais disponibles pour interpréter les réactions évolutives de Total-Elf face au réchauffement climatique. Cela s’ajoute à ce que les historiens ont déjà mis au jour, au cours de la dernière décennie, relativement à des entreprises comme Shell, Royal Dutch, British Petroleum et Exxon Mobil… et qui se prolonge maintenant en controverses et actions juridiques.
Actuellement, l’État du Massachusetts poursuit le géant américain devant les tribunaux, alléguant que l’entreprise continue de tromper les consommateurs et les investisseurs au sujet des dommages causés par ses produits pétroliers et son essence.
Globalement, cette histoire prend surtout sens lorsqu’on examine le travail des coordinations où ces compagnies ont élaboré et mis en branle des stratégies communes de « fabrique du doute » : l’API, l’IPIECA et autre Global Climate Coalition (GCC)… dont la British Petroleum fut la première à se retirer lorsque son PDG, John Browne, décida à la surprise générale de rompre les rangs en 1997 (un revirement précoce qui lui attira la sympathie du mouvement écologiste, lui permit d’être anobli par la reine et provoqua l’explosion du titre de 359 points à 656 points).
Enlisé dans sa stratégie de départ et ayant engagé le plus de fonds pour nourrir l’ignorance du public, Exxon fait au contraire figure de « mouton noir ». On lui reproche d’avoir copieusement financé des scientifiques pour fabriquer de la « mauvaise science » contredisant les conclusions auxquelles était parvenue de longue date la totalité de ses propres scientifiques.
Et cela apparaît d’autant plus inexcusable que, dès 1982, les scientifiques d’Exxon avaient été en mesure de prédire, dans un document non destiné à être diffusé, que la concentration en CO2 atteindrait 560 ppm en 2060 (le double du niveau industriel) et que cela ferait augmenter les températures moyennes de +2 °C.
Un peu plus tard dans la décennie, en 1988, un rapport interne de la Shell corroborait ces résultats, tout en les affinant. Selon cette étude, ce doublement pourrait avoir lieu à l’horizon 2030.
L’évaluation de la Shell prévoyait aussi une élévation du niveau de la mer de 1 mètre dans un premier temps, puis la possibilité de la désintégration de la calotte glaciaire de l’Antarctique occidental occasionnant une élévation de la mer de 5 à 6 mètres, la disparition d’écosystèmes spécifiques, la submersion de pays entiers, des inondations destructrices, une modification radicale de la façon dont les gens vivent et travaillent, concluant que « les changements seraient peut-être les plus importants de l’histoire connue ».
Les dirigeants des quatre plus grandes compagnies pétrolières nord-américaines ont récemment comparu sous serment devant un comité de la chambre des représentants pour discuter des accusations de désinformation climatique. Darren Woods, le PDG d’Exxon a nié avoir financé de telles campagnes.
Néanmoins, quand le Dr Martin Hoffert, consultant climatique de l’entreprise fut appelé pour témoigner par la représentante au congrès Alexandria Ocasio-Cortez, il reconnut la courbe tracée en 1982, exacte dans ses prévisions jusqu’à ce jour, tout en précisant : « oui, nous savions et nous étions d’excellents scientifiques ».
Il confirma qu’ils connaissaient parfaitement les conséquences d’une élévation de la température globale et déclara enfin :
« Quelle que soit son intention - ignorance volontaire, entrave à une réponse efficace [afin] de préserver les bénéfices trimestriels ou simplement un refus incompréhensible d'intégrer les résultats de leurs propres chercheurs de classe mondiale dans leurs plans d'affaires, ce qui est manifestement contre-productif à long terme – ils ont eu tort d’agir ainsi. Ils ont semé le doute sur les dangers du changement climatique alors que leurs chercheurs confirmaient à quel point c’était grave.
Cette désinformation a eu pour effet de retarder l'action, tant à l'interne qu'à l'externe. Ils ont intentionnellement créé le doute, lorsque des recherches internes ont confirmé la gravité de la menace. En conséquence, à mon avis, beaucoup d’habitats et de moyens de subsistance seront probablement détruits et des vies perdues. »
Photo d'ouverture - hramovnick - @Shutterstock
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