« Ni croissance verte, ni décroissance ! » - David Cayla

Les rapports du GIEC se suivent et se concluent systématiquement de la même manière : sans un profond changement de nos modes de production, les émissions de gaz à effet de serre se poursuivront et le changement climatique s’accélérera. En dépit des alertes répétées des scientifiques, la voie vers la décarbonation de nos économies est encore longue. Très longue.

Article Environnement
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publié le 11/10/2021 Par David Cayla
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En fait, les progrès, lorsqu’ils existent, ont été modestes et partiels. Depuis la conférence de Rio, en 1992, et le protocole de Kyoto, en 1995, les engagements des États se sont multipliés sans que leurs effets se soient fait sentir à l’échelle globale. Certes, l’Union européenne et la France affichent une réduction de plus de 20 % de leurs émissions par rapport à 1990.

Mais si l’on regarde les chiffres à l’échelle mondiale, on note que les émissions progressent toujours. Plus inquiétant : la baisse de nos émissions n’est en réalité qu’un artifice lié à la délocalisation des industries les plus polluantes. En calculant non pas le niveau des émissions, mais l’empreinte carbone des Français, qui inclut les émissions produites à l’étranger, on s’aperçoit que cette dernière a augmenté d’environ 7 % entre 1995 et 2018.

Les faits apparaissent donc décourageants. En dépit des efforts qui ont été faits depuis les années 1990, les émissions annuelles de gaz à effet de serre continuent de progresser. Ainsi, plus le temps passe, et plus l’objectif d’une hausse des températures limitée à +1,5 °C par rapport à l’époque préindustrielle apparaît difficile à atteindre. Par ailleurs, nous avons peu de visibilité sur ce que signifierait concrètement une hausse supérieure à ce seuil. Avec +1,2 °C en 2020, les changements sont déjà considérables et l’hypothèse d’un basculement climatique global qui rendrait de nombreuses régions impropres à la vie humaine est tout à fait probable.

Face à ces questions, deux stratégies de transition écologique ont étés proposées. La première consiste à réorienter les comportements individuels en utilisant les outils traditionnels de l’incitation et en s’appuyant sur les innovations technologiques. L’Union européenne mène une politique de ce genre fondée sur la « croissance verte ».

L’idée centrale est qu’il faut donner un prix au carbone pour que les choix de production décarbonée apparaissent plus rentables que les productions carbonées. Pour ce faire, l’UE a créé en 2005 un marché du carbone. Les industriels reçoivent un nombre limité de droits d’émission de manière à ce que si l’un d’entre eux souhaite émettre davantage de gaz à effet de serre, il lui faille acheter des droits supplémentaires. Inversement, un industriel engagé dans la transition écologique peut revendre ses droits excédentaires, le prix du droit d’émission étant fixé sur le marché du carbone par l’offre et la demande.

Ce mécanisme n’a pas très bien fonctionné. Le total des quotas distribués était trop important, ce qui fait que le prix de la tonne de CO2 est rapidement tombé à un niveau très faible. Les industriels n’étaient donc pas incités à revendre leurs quotas ou à investir dans une production moins carbonée.

Par ailleurs, les industriels ont profité de ce mécanisme pour délocaliser les productions les plus polluantes, ce qui n’a évidemment aucun effet écologique et réduit les emplois industriels européens. Enfin, le marché du carbone tend à inciter les industriels à s’engager dans les transformations écologiques les moins coûteuses plutôt que d’investir dans celles qui seraient le plus efficace du point de vue des émissions.

Consciente de ces limites, l’UE a engagé une réforme du marché du carbone qui vise à réduire globalement les quotas d’émission et à l’élargir aux importations (c’est le concept de « taxe carbone aux frontières »). Elle a aussi mis en œuvre une politique réglementaire fondée sur la mise en place de normes visant à réduire les émissions des marchandises proposées à la consommation.

Par exemple, les moteurs des véhicules sont censés être de moins en moins polluants. L’objectif est qu’à long terme seuls les véhicules électriques ou zéro émission soient autorisés à la vente. En annonçant à l’avance des normes strictes, les autorités européennes espèrent que les fabricants vont engager les évolutions technologiques nécessaires pour réduire l’impact climatique de leurs marchandises.

Miha Creative - @Shutterstock

On peut résumer la stratégie de la croissance verte de la manière suivante :

1- Les institutions publiques ne doivent pas intervenir directement dans les choix des producteurs et des consommateurs, mais inciter ces choix par le mécanisme des prix.

2- Plutôt que de réduire globalement la consommation et la production, il vaut mieux modifier technologiquement les caractéristiques des produits vendus pour en limiter l’impact.

3- Il n’y a pas besoin de transformer en profondeur le système économique ou le rôle de l’État. Les investissements nécessaires à la transition écologique doivent être supportés essentiellement par le secteur privé dans le cadre du capitalisme concurrentiel.

Un certain nombre d’écologistes contestent depuis des années le principe de la croissance verte. Selon eux, cette stratégie consiste essentiellement à repeindre en vert le capitalisme en maintenant globalement inchangé notre modèle de production. Il est illusoire, estiment-ils, de s’engager dans une croissance infinie du PIB ; il est illusoire de croire que le régime d’accumulation du capitalisme pourrait organiser spontanément la réduction massive de la pression que l’humanité fait peser sur les écosystèmes et le climat.

Face à la croissance verte, certains écologistes proposent donc une rupture fondamentale des modes de production fondée sur la « décroissance ». Les partisans de la décroissance insistent sur deux éléments. Le premier est que le PIB est un mauvais indicateur de bien-être. Or, le capitalisme néolibéral tend à le maximiser sans bénéfice réel pour les populations.

Le second est que la limitation ne notre empreinte écologique ne pourra se faire qu’en acceptant une baisse de notre consommation globale, en particulier matérielle. Ainsi, la voiture électrique serait une fausse solution, car son impact écologique global qui inclut le cycle de vie du véhicule, la fourniture de l’énergie électrique, l’extraction de terres rares pour la production de ses batteries… serait à peine plus faible que celui d’une voiture à moteur thermique.

Les partisans de la décroissance estiment que l’effort de transformation de notre système économique est tel que les innovations technologiques seront très loin d’être à la hauteur de l’enjeu. Et il est vrai que les changements qui s’annoncent sont considérables. L’ONG américaine Global Footprint Network calcule chaque année le « jour du dépassement », c’est-à-dire le moment où le niveau de consommation soutenable pour une année est dépassé.

Pour la France, le jour du dépassement était estimé au 7 mai en 2021. Autrement dit, en quatre mois, le français moyen a atteint, par sa consommation, le niveau de ressources maximal qui devrait être le sien dans le cadre d’une économie soutenable sur le plan écologique. Ainsi, pour rendre notre empreinte écologique compatible avec les limites de la planète, il faudrait diviser par trois notre niveau de consommation et de production.

Dans ces conditions, il est impossible de maintenir le PIB au niveau où il est. Il faut donc organiser la décroissance en transformant en profondeur notre système économique et en accompagnant ce changement par des mesures sociales afin d’éviter qu’un tel bouleversement ne pénalise les ménages et les pays les plus fragiles.

Ainsi, derrière la critique du PIB et de la croissance verte, les partisans de la décroissance dessinent une remise en cause du capitalisme et proposent un modèle économique alternatif dans lequel l’État et/ou des communautés autoorganisées seraient amenés à gérer collectivement les ressources naturelles en les sortant de la logique marchande et capitaliste.

Krisana Antharith - @Shutterstock

La décroissance plaît par son aspect radical et par son apparente cohérence interne. Elle pose néanmoins un certain nombre de questions. La première est que le PIB n’est pas du tout un indicateur abstrait et déconnecté des besoins humains. Il mesure certes la valeur de la production marchande et non marchande (les services publics sont inclus dans le PIB), mais il représente surtout la somme de l’ensemble des revenus monétaires.

Ainsi, diviser par trois le PIB pour réduire nos atteintes environnementales reviendrait, toute chose égale par ailleurs, à diviser par trois le revenu moyen des Français. Le salaire net moyen étant d’environ 2400 € par mois, cela reviendrait à organiser un appauvrissement considérable en termes de pouvoir d’achat.

La limite, bien sûr, est que nous raisonnons ici « toute chose égale par ailleurs ». Or, le projet défendu par les partisans de la décroissance est justement de transformer en profondeur notre système social et économique. Donc tout ne sera évidemment pas « égal par ailleurs ». Mais les militants de la décroissance restent en général très vagues sur les immenses contraintes qui pèseraient sur la consommation et sur la manière de les organiser.

Ainsi, au lieu de diviser par trois l’ensemble des revenus on pourrait préférer procéder à l’interdiction des consommations les plus polluantes. Par exemple, refuser à la fois la voiture thermique et électrique implique de proposer des transports collectifs qui seront forcément plus contraignants dans la vie quotidienne. De même, réduire nos émissions implique de limiter drastiquement la consommation de viande rouge et de renoncer, dans une large mesure, au transport aérien. Cela implique aussi de relocaliser une grande partie de notre production, ce qui fera augmenter les prix et réduira la concurrence.

La réduction de la consommation peut d’ailleurs être organisée par le biais d’une hausse des prix. Mais ce serait socialement injuste. Elle peut être organisée par des restrictions quantitatives, mais dans ce cas elle sera vécue comme une atteinte aux libertés. Dans les deux cas, il sera politiquement très délicat de rendre acceptables ces mesures dans un cadre démocratique.

On le voit, les deux stratégies se heurtent à des limites pratiques qui sont généralement niées par leurs partisans. La stratégie de la croissance verte repose sur une confiance démesurée dans la solution technologique. Elle implique qu’il serait possible de découpler totalement les émissions de gaz à effet de serre de la croissance du PIB. Or, un tel découplage n’est pas possible dans le cadre du capitalisme néolibéral où les fortunes permettent des consommations ostentatoires fortement émettrices, telles que le tourisme spatial ou les week-ends à Marrakech.

Les tenants de la décroissance quant à eux négligent l’acceptabilité sociale et politique qu’implique la baisse de la consommation globale. L’idée que cette baisse de consommation pourrait être rendue acceptable par une baisse des inégalités ou par de nouveaux modes de consommation collectifs s’apparente à un vœu pieu.

L’épisode de la crise sanitaire a bien monté que l’époque n’est pas à l’acceptation sans heurt des contraintes, quand bien même elles seraient justifiées par des experts et portées par le pouvoir politique. En promettant systématiquement une « décroissance heureuse » et en fustigeant toute solution technologique, le risque est grand, pour les partisans de la décroissance, de se condamner à l’impuissance politique une fois parvenus au pouvoir.

Une transition écologique raisonnable devrait traiter les deux aspects du problème. Premièrement, conformément à ce que disent les partisans de la décroissance, les pures solutions technologiques qui ne s’appuient pas sur une transformation de notre système économique sont illusoires. Les investissements nécessaires doivent être réalisés par les États et la place du marché doit être limitée.

Le seul mécanisme du prix ne peut suffire à organiser la transition et à changer les comportements. Le développement de formes de consommations collectives sera indispensable. Il faudra en parallèle réduire des consommations individuelles et interdire les consommations ostentatoires les plus nuisibles telles que le tourisme spatial.

Deuxièmement, les partisans de la décroissance doivent admettre, de leur côté, que le revenu des gens n’est pas une question secondaire et que le PIB n’est pas un indicateur obsolète qu’il faudrait balayer au nom du principe selon lequel « l’argent ne fait pas le bonheur ».

À tort ou à raison, pour une majorité de citoyens, la capacité à consommer est vécue comme une liberté fondamentale et une restriction de cette liberté, toute nécessaire qu’elle soit, risque d’apparaître très vite comme incompatible avec la démocratie.

Dès lors, une politique de transition écologique responsable doit tout faire pour limiter au maximum l’effort exigé en favorisant autant que possible les technologies vertes et les consommations soutenables qui altèrent le moins possible le mode de vie auquel les gens sont habitués. Sans prise en compte de cette dimension sociale et sociétale, les partisans de la décroissance ne pourront jamais rendre acceptable la nouvelle organisation sociale et politique qu’ils promeuvent.

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