Après avoir tiré le bilan du nucléaire, notre débat se poursuit entre Myrto Tripathi, présidente des Voix du nucléaire, et Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire, qui confrontent leurs arguments sur la viabilité de cette énergie pour les prochaines décennies.
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Laurent Ottavi (Élucid) : D’autres énergies que le nucléaire pourraient-elles être, aujourd’hui, à la fois bon marché, sûres, respectueuses de la santé et de l’environnement, et garantes de notre souveraineté énergétique ? S’agit-il de les associer au nucléaire ou de les substituer totalement au nucléaire ?
Charlotte Mijeon : Le nucléaire n’est ni bon marché, ni sûr, ni respectueux de la santé et de l’environnement (comme en témoignent la pollution des mines d’uranium, les rejets chimiques, thermiques et radioactifs dans l’eau et la production de déchets), ni garant de notre souveraineté. La dernière mine d’uranium française a fermé en 2001 : parler d’indépendance énergétique relève d’une vision néocolonialiste considérant le Niger comme un territoire français ! Par ailleurs, l’industrie nucléaire française n’a pas coupé les ponts avec l’industriel russe d’État Rosatom !
La question n’est pas « quelles énergies ? », mais « quel système énergétique ? ». La meilleure énergie, c’est celle qu’on ne consomme pas. Un système énergétique idéal repose sur la sobriété et l’efficacité énergétique : suppression des consommations inutiles, rénovation thermique des bâtiments, remise en question de certaines consommations énergivores sans utilité sociale (panneaux publicitaires, appareils surdimensionnés, etc.). Le tout dans une démarche d’équité, garantissant aux plus modestes les besoins de base tout en faisant peser les efforts de sobriété sur les plus riches, dont la consommation et l’empreinte carbone sont les plus élevées.
Pour produire l’énergie nécessaire à nos besoins, nous préconisons la montée en puissance des énergies renouvelables (jusqu’à atteindre un système 100 % renouvelable) pour prendre le relai à la fermeture progressive des réacteurs nucléaires. Pour le GIEC, le solaire, l’éolien, la réduction de la demande d’énergie… ne sont pas associés à des points négatifs, mais entraînent bien plus de synergies avec les Objectifs de Développement Durable que le nucléaire, sur des points importants : lutte contre la pauvreté, énergie abordable et propre, préservation de la ressource en eau, soutien à des villes durables…
Myrto Tripathi : « L’hydroélectricité est pour moi la deuxième énergie de l’avenir. Elle n’est pas déployable dans toutes les géographies parce qu’elle dépend de la configuration topographique, mais pour ce qui concerne la France c’est un atout plus que stratégique. »
Myrto Tripathi : Il n’y a pas aujourd’hui d’énergie connue qui présente cette combinaison de caractéristiques. Quant au nucléaire, il faut le décliner au pluriel tant il s’agit d’un concept de physique qui peut prendre plusieurs formes et se traduire dans de nombreuses technologies différentes au potentiel d’évolution aujourd’hui immense et aux champs d’application très variés. Aujourd'hui, on sait déjà faire de tout petits moteurs nucléaires permettant de diversifier cette énergie dans ses formats et ses usages. Ce n’est pas pour autant une bonne chose de viser le tout-nucléaire de manière aussi dogmatique que ceux qui voudraient s’en passer complètement. Je n’y suis pas favorable, tout comme Les Voix du Nucléaire que je représente. Il s‘agit d’un produit très technique, qui requiert beaucoup de connaissances, de suivis et d’autorités indépendantes.
La construction de centrales nucléaires est aussi très capitalistique en phase de construction même si, une fois opérationnelle, elle permet de produire de manière importante et continue, réduisant considérablement le prix ramené au kilowattheure. À partir d’un certain seuil, pour des réacteurs de « trop » petites capacités, le coût pourrait donc à l’inverse devenir rapidement rédhibitoire. Misons plutôt sur la combinaison du nucléaire avec d’autres énergies.
D’un côté, le solaire et l’éolien ont l’avantage d’être rapidement déployables dans des géographies difficilement accessibles. De l’autre, j’insisterai sur une autre énergie qui présente aussi de nombreux avantages (la soutenabilité dans le temps, le fait d’être bas-carbone et la pilotabilité, c’est-à-dire la capacité à répondre à une demande, ce que ne peuvent pas faire l’éolien et le solaire dépendants de la météo) : l’hydroélectricité, de barrages notamment. Elle est très low tech, c’est-à-dire qu’elle requiert assez peu de technicité pour sa fabrication et sa mise en œuvre et qu’elle est capable de tenir plus d’un siècle.
Chaque énergie ayant ses avantages et ses inconvénients, l’hydro présente un dommage collatéral de nuisance pour l’environnement, qu’elle noie bien sûr, auquel s’ajoute parfois un risque d’émission de méthane. Cela dit, une fois construits, les barrages représentent surtout un atout pour les territoires, environnement comme populations. Je pense notamment à la gestion de la ressource en eau, dans une phase où cela va devenir un grand enjeu. L’hydroélectricité est donc pour moi la deuxième énergie de l’avenir. Elle n’est pas déployable dans toutes les géographies parce qu’elle dépend de la configuration topographique, mais pour ce qui concerne la France c’est un atout plus que stratégique.
Charlotte Mijeon : « Pour RTE, le 100 % renouvelable présente un surcoût léger, mais non déterminant, et réduit si on choisit la sobriété. Mais selon l’Ademe et le CIRED, un système sobre et 100 % renouvelable ne coûterait pas plus cher que le mix actuel, et moins que le renouvellement du parc nucléaire. »
Élucid : Quel coût économique, social et écologique représenterait une sortie du nucléaire ?
M. Tripathi : Le coût que cela représenterait serait avant tout celui de la perte sèche des bénéfices évoqués pour des alternatives dont les avantages en termes d’environnement, de santé, d’économie et d’autonomie stratégique seraient nécessairement inférieurs. Le plan Messmer qui visait à appuyer sur le nucléaire la prospérité et le bien-être de la nation a réussi. Il lui a donné une certaine indépendance économique et politique. Rappelons à cet égard que l’électricité est le secteur stratégique qui sert tous les autres secteurs stratégiques : l’éducation, la santé, l’économie, les flux d’approvisionnement qu’ils soient alimentaires, d’eau potable, de froid ou de chaleur, la communication, l’information, le militaire aussi bien sûr, etc. Sans électricité, il n’y a pas non plus d’hôpitaux ou d’administration, tout le maillage de liens et de services qui fait qu’un pays « tient ».
Les antinucléaires invoquent l’importation d’uranium pour mettre en cause cette indépendance donnée par le nucléaire. Au-delà du fait que nous avons en France des stocks stratégiques, l’avantage est surtout que l’uranium, encore une fois nécessaire en très petite quantité, est peu stratégique à l’échelle mondiale, ce qui fait que l’énergie nucléaire n’est pas soumise aux risques géopolitiques ou de marché, contrairement au gaz. Ce qui est en passant une très bonne chose pour les prix payés par le consommateur. J’ai aussi abordé précédemment les centrales nucléaires de génération IV qui permettraient de recycler et de capitaliser beaucoup plus sur la ressource initiale, l´uranium. Nous n’abordons pas ici les autres applications du nucléaire, mais nous pourrions au moins citer la médecine nucléaire et la radiologie.
Je finirai de répondre à votre question en prenant le problème différemment. Si on n’a pas de nucléaire, que fait-on ? L’hydroélectricité est une solution d’avenir, mais elle ne peut pas couvrir l’ensemble des besoins du pays en électricité d’autant plus qu’ils doivent augmenter du fait de la nécessaire électrification si on veut décarboner. Même en réduisant fortement notre consommation totale énergétique de 40 % d’ici 2050, la consommation d’électricité, elle, augmentera de toute façon entre 30 % et 60 %. Concernant le gaz et le charbon, les obstacles géopolitiques, de pollutions de l’air avec les gaz toxiques et les particules émises, sont bien connus.
Les énergies renouvelables, de leur côté, sont amenées à croître pour se débarrasser des 80 % d’énergies fossiles, mais ne seront que contributives limitées par leur capacité intrinsèque de production. On n’a jamais vu un pays, ni même aucune ville ou village, s’approvisionner en autonomie et en continu sur la base d’un parc éolien ou solaire. Cela a pu fonctionner sur des durées très courtes, grâce à des conditions météorologiques ponctuellement favorables, ou alors il s’agissait de pays à la géographie très particulière : l’Islande pour la géothermie et la Norvège pour l’hydraulique par exemple. Jamais un village nulle part dans le monde n’a pu être alimenté seulement avec l’éolien et du solaire. La durée de vie des installations par ailleurs, qui ensuite demandent à être renouvelées, se situe entre 10 et 20 ans, contre 60 et 100 ans pour le nucléaire et l’hydroélectricité.
Charlotte Mijeon : « Le programme annoncé de prolongation massive du parc nucléaire et de construction de nouveaux réacteurs est aussi dangereux que hasardeux. Il s’agit d’une fuite en avant qui occulte la nécessité de revoir en profondeur des modes de vie insoutenables. »
C. Mijeon : Certes, le 100 % renouvelable ne sera pas atteignable du jour au lendemain, mais même RTE reconnaît qu’il ne présente pas de défi technique insurmontable. Plusieurs études (RTE, négaWatt, Ademe…) attestent de sa faisabilité et sa compatibilité avec nos objectifs climatiques. Pour RTE, le 100 % renouvelable présente un surcoût léger, mais non déterminant (et sur la base d’hypothèses de calculs contestables, comme un coût du capital similaire pour le nucléaire et les renouvelables), et réduit si on choisit la sobriété.
Mais selon l’Ademe et le CIRED, un système sobre et 100 % renouvelable ne coûterait pas plus cher que le mix actuel, et moins que le renouvellement du parc nucléaire. Enfin, si la reconversion des travailleurs de la filière nucléaire est un enjeu important, une sortie progressive du nucléaire couplée à un système sobre et renouvelable s’avère bien plus créateur d’emplois. L’application du scénario négaWatt 2011 aurait ainsi généré à terme 630 000 emplois nets de plus qu’un scénario tendanciel.
Élucid : Quelles devraient être les priorités pour l’avenir ?
M. Tripathi : Dès les prochains mois, il s’agirait de décider sans réserve la relance d’un programme nucléaire français. J’y ajoute la prise en compte du redémarrage d’un programme d’hydroélectricité, pour lequel l’acceptabilité sociale est probablement aussi faible aujourd’hui. Un chantier important est également de parvenir à une gestion plus raisonnée et rationnelle de notre énergie. Pendant la crise pétrolière, les gens ont réduit la quantité d’énergie consommée à service équivalent par des changements d’habitudes. De manière générale, dans l’intérêt du débat et de décisions qu’il va nous amener à prendre, plutôt que d’en appeler à la responsabilité collective, je préfère en appeler à la responsabilité individuelle.
Les antinucléaires jouent sur la peur, agitent certains risques qui n’existent pas, ou d’autres qui sont en réalité minimes parce que très contrôlés. Le seul accident industriel lié au nucléaire est celui de Tchernobyl, aux conséquences sanitaires finalement limitées au regard de ce qu’a été l’histoire de l’industrialisation, sur une technologie qui n’a plus cours dans des conditions que la communauté internationale dans son ensemble a prise en compte pour qu’elles ne se reproduisent plus. Nous avons déjà toutes les solutions techniques et l’expérience. Sans l’effet Fukushima, où l’on a été jusqu’à inventer des morts pour créer la peur, nous serions déjà bien avancés dans la construction d’un grand parc nucléaire mondial et on aurait réduit considérablement notre usage d’énergies fossiles.
C. Mijeon : Le programme annoncé de prolongation massive du parc nucléaire et de construction de nouveaux réacteurs est aussi dangereux que hasardeux. Il s’agit d’une fuite en avant qui occulte la nécessité de revoir en profondeur des modes de vie insoutenables. Par ailleurs, comme le rappelle l’ASN, tabler sur une prolongation du fonctionnement de réacteurs qui n’est absolument pas garantie risque de mener dans l’impasse. Enfin, au vu du retour d’expérience de l’EPR de Flamanville et du manque de compétences criant dans la filière, qui peut croire que de nouveaux réacteurs seront opérationnels d’ici 2037, sans retard et sans malfaçons ?
La France risque d’engloutir des sommes colossales dans cette aventure, au détriment de la rénovation des bâtiments et du développement des énergies renouvelables qui, eux, permettraient des résultats bien plus rapidement et à moindre coût. Se lancer dans cette voie, tout en ratant le coche des économies d’énergie et les énergies renouvelables (la France est le seul pays européen à ne pas avoir atteint ses objectifs en la matière !), c’est prendre le risque de se retrouver confrontés, d’ici quelques décennies, à une pénurie d’électricité, voire de devoir recourir aux énergies fossiles pour combler le manque, et donc de rater nos objectifs climatiques. C’est également ignorer la vulnérabilité du nucléaire à un changement climatique inéluctable et la façon dont il aggrave certains phénomènes.
Cet été, EDF a joui de dérogations pour passer outre les normes thermiques censées protéger la vie des cours d’eau. La baisse du débit des cours d’eau entraîne déjà des réductions de production et des conflits d’usage. Avec la montée des eaux et le risque de submersion, sous-estimé par EDF, des sites côtiers comme celui de Gravelines deviendront offshore. Et alors que nous atteindrons un jour les 50 °C en France, la tenue de certains équipements aux « grands chauds » n’est toujours pas garantie.
Enfin, dans un monde en crise, comment garantir la sûreté d’une technologie dangereuse qui suppose stabilité et prévisibilité sur le long terme ? La sagesse exigerait donc d’anticiper et de planifier une transition vers un système énergétique sobre et 100 % renouvelable, plus efficace pour réduire nos émissions, plus sûr et plus résilient. Nous devons cela aux générations futures, mais ce n’est pas la direction choisie par Emmanuel Macron…
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
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