En finir avec le nucléaire ? Débat entre Myrto Tripathi et Charlotte Mijeon

L’éventualité d’un manque d’électricité cet hiver questionne la pertinence du nucléaire. Dans cet entretien en deux parties, Élucid a réuni Myrto Tripathi, présidente des Voix du nucléaire, qui, sans défendre le tout-nucléaire, juge cette énergie incontournable, et Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire, afin d’en tirer le bilan.

Opinion Environnement
Accès libre
publié le 09/11/2022 Par Laurent Ottavi
En finir avec le nucléaire ? Débat entre Myrto Tripathi et Charlotte Mijeon
abonnement abonnement
bulb

Abonnement Élucid

Laurent Ottavi (Élucid) : Au-delà de la communication de nos dirigeants, qu’en est-il de la réalité des dernières années : s’oriente-t-on vers une diminution de la part du nucléaire dans le total de l’énergie en France ou, au contraire, cherche-t-on à maintenir un statu quo ?

Charlotte Mijeon : Il y a les orientations politiques… et la réalité des faits. En 2015, la réduction de la part du nucléaire à 50 % dans le mix électrique d’ici à 2025 a été votée (avec des modalités d’application floues : fermeture de réacteurs ou seulement décroissance relative du nucléaire du fait de la montée en puissance des autres énergies ?). Mais l’inaction a servi de prétexte, en 2017, pour repousser de 10 ans l’échéance, en fermant les yeux sur le vieillissement des centrales. Et en février 2022, Emmanuel Macron a unilatéralement abandonné l’objectif inscrit dans la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie de fermer 12 réacteurs d’ici à 2035, demandant à EDF de prolonger l’ensemble du parc au-delà de 50 ans de fonctionnement.

En suivant cette logique, à cette date, une trentaine de réacteurs serait censée avoir atteint ou dépassé les 50 ans de fonctionnement. Mais le passage au-delà de 40 ans représente déjà un défi : des travaux lourds et inédits devront être effectués alors que la filière souffre d’un manque criant de compétences et de rigueur. Surtout, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) rappelle que les éléments fournis par EDF ne permettent pas de tabler sur une prolongation au-delà de 50 ans de l’ensemble du parc. En effet, certains équipements, comme les cuves, ne sont pas remplaçables ni réparables et les risques de rupture brutale augmentent avec le temps.

Mais dans tous les cas, la part actuelle du nucléaire dans la production d’électricité ne pourra être maintenue. Même dans le scénario le plus nucléarisé de RTE, qui prévoit la construction de 14 réacteurs et une prolongation massive du parc, il n’y a pas plus de 50 % de nucléaire en 2050. Et au regard du retard sur l’EPR de Flamanville et du manque criant de compétences au sein de la filière nucléaire, qui croit sérieusement que ces 14 réacteurs seraient opérationnels d’ici à 2050 ?

Myrto Tripathi : « La situation actuelle est un peu une question de sûreté inattendue sur le parc, beaucoup une question de reprise des opérations post-Covid, et beaucoup de choix de politiques publiques bien antérieures à la situation. »

Myrto Tripathi : Il y a plusieurs manières de répondre à votre question. La première concerne les capacités installées sur le territoire. Le nucléaire pèse alors 45 % en ce qui concerne l’électricité, celle-ci représentant seulement un peu plus de 20 % du mix énergétique total où l’on trouve encore 80 % d’énergies fossiles. La part du nucléaire en proportion s’est beaucoup réduite du fait de l’augmentation des capacités éoliennes et solaires, c'est-à-dire du nombre de ces équipements qui ont été installés.

Si l’on répond maintenant à votre question sous l’angle de la production, les choses sont différentes. Du fait de leur dépendance à la météo, les énergies éoliennes et solaires ne produisent que rarement au maximum de leurs capacités, et ce de manière irrégulière. Ce phénomène qu’on appelle l’intermittence se traduit par le fait que l’éolien fonctionne en moyenne à 20-25 % de ses capacités installées, et le solaire entre 15 et 20 %. Le nucléaire, a contrario, a un facteur de charge très important, et atteint entre 80 et 95 % de ses capacités selon les besoins qu’on en a. Par conséquent, il a représenté historiquement entre 80 et 85 %, voire plus, de la production totale d’électricité en France.

L’épisode que nous venons de connaître ces derniers mois, marqué par une baisse importante de la disponibilité du parc, est purement conjoncturel et ne fait pas partie du fonctionnement habituel - j’ai envie de dire physique - de cette source d’énergie. Ce sont donc des choses qu’on peut anticiper et corriger, a contrario de l’intermittence de l’éolien et du solaire qui fait partie de leur mode de fonctionnement intrinsèque.

Je terminerai en abordant la loi de transition énergétique de 2015. Elle a projeté une sortie progressive du nucléaire en rupture avec la politique traditionnelle de la France qui y voyait un ressort d’indépendance et d’autonomie énergétique. Elle a fixé comme objectif le seuil maximum de 50 % de nucléaire dans les capacités installées. Le critère avait été défini de telle sorte que la centrale de Fessenheim ferme au moment du démarrage de celle de Flamanville. Elle a finalement été fermée avant, ce qui a été une cause importante des problèmes de production rencontrés aujourd’hui.

Cela étant dit, les déclarations officielles des derniers mois sont certes positives, mais ne reflètent toujours pas la loi, qui est censée toujours s’appliquer, c’est-à-dire entraîner encore la fermeture de 12 réacteurs. Les déclarations du pouvoir évoquent une relance du parc nucléaire avec pour objectif d’augmenter fortement la part d’électricité dans le mix énergétique afin de décarboner les usages, de garantir l’alimentation des Français en électricité en l’absence de soleil et de vent, et d’améliorer notre niveau d’indépendance vis-à-vis de l’importation des fossiles étrangers, notamment russes.

Sauf que la traduction de ces intentions dans la loi attend encore. Un processus assez long de consultation de l’opinion publique, relativement incertain, précède la légifération. Le politique s’y prend à la dernière minute, si ce n’est bien en retard, alors que les projets d’infrastructures demandent des décisions très en amont.

Charlotte Mijeon : « Le parc nucléaire français ayant été construit en série, la découverte d’un défaut générique peut mener à l’arrêt d’un grand nombre de réacteurs. »

Élucid : Il y a beaucoup d'inquiétudes concernant les mois à venir. L'éventuelle incapacité de la France à fournir de l'électricité cet hiver serait-elle un simple effet conjoncturel (notamment pour des raisons géopolitiques) ou une conséquence de problèmes structurels ?

M. Tripathi : La moitié des centrales se retrouvent aujourd’hui, et au même moment, à l’arrêt pour des raisons de modifications de sûreté, mais aussi de maintenance et de rechargement après le bouleversement des plannings avec le Covid. La perte des marges que nous connaissons par ailleurs sur l’ensemble de la production électrique venant aussi et beaucoup du fait que Fessenheim a été fermé volontairement, que les centrales fossiles qui permettaient de produire en l’absence de vent et de soleil l’ont été également, et que nos voisins frontaliers ont eux aussi fermés nucléaire et fossiles.

Résultat, tout le monde compte sur le vent et le soleil, sur qui, en réalité, on ne peut pas toujours compter. La situation actuelle est donc un peu une question de sûreté inattendue sur le parc — les problèmes de corrosion sur les centrales les plus récentes qui sont traités par anticipation, mais ne présentent pas de danger —, beaucoup une question de reprise des opérations post-Covid, et beaucoup de choix de politiques publiques bien antérieures à la situation.

C. Mijeon : Les menaces sur la sécurité d'approvisionnement électrique pour cet hiver n'ont rien à voir avec la situation géopolitique et ne relèvent pas d’un effet conjoncturel. Cet été, la moitié du parc nucléaire a été indisponible : une partie pour de la maintenance classique, une autre pour des travaux de maintenance qui auraient dû être réalisés pendant la première vague du Covid, et enfin 15 réacteurs en raison d'un phénomène de corrosion sous contrainte touchant des tuyauteries cruciales pour la sûreté. Ce problème est déjà confirmé pour 7 réacteurs et les investigations se poursuivent sur les 8 autres.

Comme le rappelle l’ASN, il s’agit d’un phénomène sérieux, qui concerne des tuyauteries directement reliées au circuit primaire principal et dont la rupture aurait des conséquences graves. Les investigations se poursuivent et il n’est pas exclu que d’autres tuyauteries soient également touchées. Il n’est donc pas envisageable de redémarrer les réacteurs plus tôt ; au contraire, ces problèmes pourraient déboucher sur des arrêts prolongés. Ce phénomène, survenant majoritairement sur des réacteurs récents, soulève aussi la question d’éventuels défauts de conception et/ou de fabrication, questionnant la maîtrise industrielle française. Voici donc l’illustration d’un phénomène sur lequel l’ASN alertait depuis des années : le parc nucléaire français ayant été construit en série, la découverte d’un défaut générique peut mener à l’arrêt d’un grand nombre de réacteurs.

La puissance cumulée des réacteurs arrêtés pour corrosion est plus de 10 fois supérieure à celle de Fessenheim. Son maintien en fonctionnement n'aurait donc pas changé grand-chose, à supposer qu'il ait été autorisé — ce dont nous doutons, car certains travaux requis pour le passage au-delà de 40 ans auraient été difficilement réalisables.

Myrto Tripathi : « L’ASN est l’autorité de sûreté la plus contraignante au monde ! »

Élucid : Dans quel état est aujourd’hui le nucléaire français sur le plan de la sûreté et à qui ou quoi cela est-il dû ?

M. Tripathi : Le niveau de contrôle et de sûreté en France est excellent. Il faut consulter le rapport annuel de l’ASN. Elle relève des hauts et des bas, mais l’état du parc dans l’ensemble est bon. Il n’a jamais connu d’accident portant préjudice aux populations ou à l’environnement alors que c’est le deuxième mondial. Lorsque des problèmes se présentent, et bien sûr cela arrive, ils sont solutionnés très en amont par l’exploitant, le premier responsable en matière de sûreté et qui n’hésite pas à dépenser quand il le faut.

C’est aussi l’avantage du nucléaire comme service public tel qu’on le conçoit en France. L’exploitant, EDF souvent, partage cette responsabilité avec l’ASN, épaulée par son bras technique de l’IRSN (Institut de Radioprotection et Sûreté Nucléaire). Elle est l’autorité de sûreté la plus contraignante au monde ! Elle surveille aussi les réacteurs de recherche (qui produisent notamment les isotopes médicaux), les installations médicales et les autres usages de la radioactivité dont le nombre est considérable en France.

Ces deux derniers acteurs de contrôle ont gagné du pouvoir avec le temps, y compris dans leur fonction d’information du public. L’ASN a les moyens financiers et humains de faire son travail, contrairement à ce qui est dit par les antinucléaires. Elle est l’une des rares entités étatiques à voir ses effectifs croître, même si le nombre de postes accordés se situe en deçà du nombre réclamé. Sur le plan financier, l’ASN recevait de l’État 67 millions d’euros, auxquels il faut ajouter les subventions à l’IRSN, soit une somme de 275 millions d’euros, et les taxes versées par les exploitants, de l’ordre de 767 millions, pour un total de près d’un milliard.

D’autre part, les moyens juridiques de l’ASN ont été renforcés par la loi transparence et sécurité nucléaire de 2006. S’il fallait trouver à redire à l’action de l’ASN, il faudrait plutôt parler de la situation de focalisation réglementaire à laquelle elle est structurellement soumise, une intransigeance exagérée au regard du rapport bénéfice/risque.

Le parc est objectivement en très bon état, et opère avec la contrainte d’une responsabilité énorme vis-à-vis des Français, malgré une hausse des exigences documentaires considérable qui ne la prend pas toujours en compte. Les antinucléaires portent par ailleurs des accusations objectivement fausses contre EDF, accusé de prendre des risques avec la santé des gens. Je pense à Fessenheim, qu’on disait vétuste et dangereuse alors que la centrale avait fait l’objet de travaux considérables et représentait l’une des plus sûres du parc nucléaire aux dires mêmes du président de l’ASN.

Autre exemple : les antinucléaires ont prétendu que les exploitants avaient été forcés de fermer des centrales à cause de leur dangerosité. Bien au contraire, ces derniers ont montré leur prévoyance, le payant un million d’euros de perte par jour par centrale. Étaient notamment en cause de petits indices de corrosion sur des équipements de secours qui avaient donc vocation à ne pas être utilisés.

Charlotte Mijeon : « Le système de contrôle de la sûreté repose sur un postulat contestable : l’exploitant étant le premier responsable de la sûreté, on part du principe que, de lui-même, il déclarera les problèmes sans délai et sans rien cacher. »

C. Mijeon : Si l’ASN estime que le niveau de sûreté des réacteurs français est « satisfaisant », cet euphémisme ne doit pas tromper. Plusieurs points de fragilité minent la sûreté. Les centrales vieillissent, tout comme les installations de traitement du combustible. Mentionnons aussi le défaut de « corrosion sous contrainte » découvert depuis fin 2021, qui entraîne actuellement l’arrêt de 15 réacteurs parmi les plus récents et les plus puissants. Rappelons aussi la présence, sur des pièces équipant le parc, de plus d’un millier d’anomalies résultant de défauts de fabrication dissimulés par le fabricant. Mais ce qui nous inquiète le plus, ce sont les facteurs organisationnels et humains qui peuvent déboucher sur une mauvaise maintenance, et donc l’usure prématurée ou la non-disponibilité de certains équipements.

Plusieurs enjeux se cumulent : un manque de compétence professionnelle et de rigueur régulièrement souligné par l’Autorité de sûreté nucléaire, le recours massif à la sous-traitance, le départ en retraite de cohortes de travailleurs qualifiés, mais aussi des conditions de travail qui se dégradent avec la mise en concurrence des entreprises prestataires… sans parler de l’objectif interne d’EDF de réduire le volume de maintenance, qui aboutit à des impasses sur l’entretien de certains équipements.

Parmi les incidents recensés lors de notre veille quotidienne, la mauvaise maintenance est très souvent en cause. Des erreurs aux lourdes conséquences peuvent aussi survenir en raison du stress subi par les travailleurs et de conditions de travail dégradées. Ainsi, à la centrale de Golfech, qui présente un bilan plutôt inquiétant, en 2019, un incident préoccupant est survenu lorsqu’un travailleur expérimenté, perturbé par des sous-traitants qui cherchaient leur chemin dans le réacteur, a oublié d’ouvrir un évent lors de la vidange du circuit primaire…

Nous ne sommes pas à l’abri d’un problème grave qui surviendrait avec une erreur humaine de ce type. L’existence de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) est loin de constituer un garant absolu pour la sûreté. Elle n’est pas présente en permanence sur les sites pour surveiller l’exploitant et manque de moyens humains. Par ailleurs, le système de contrôle de la sûreté repose sur un postulat contestable : l’exploitant étant le premier responsable de la sûreté, on part du principe que, de lui-même, il déclarera les problèmes sans délai et sans rien cacher.

Or, de nombreux exemples montrent que cela n’est pas le cas : incidents minimisés (comme cette fuite de 100 m³ d’eau à Fessenheim présentée comme un « défaut d’étanchéité »), retards de déclaration (jusqu’à 6 mois pour déclarer un défaut de tenue au séisme de la digue du Tricastin !)… quand il ne s’agit pas tout simplement de fraudes, comme celles survenues à l’usine du Creusot, où les dossiers de fabrication de milliers de pièces ont été falsifiés. Le postulat de l’indépendance de l’ASN mérite aussi d’être interrogé.

Ce n’est pas seulement une question de moyens humains et d’expertise, mais aussi de posture. Nous faisons le constat que l’ASN se comporte plus comme un accompagnateur qui accorde quasi systématiquement des dérogations, que comme un gendarme qui fait respecter les règles. Bien souvent, elle ne dresse pas de procès-verbal pour des faits qui constituent pourtant des infractions à la réglementation. Elle sanctionne rarement EDF lorsque celle-ci la met devant le fait accompli (comme par exemple pour le retard d’installation d’équipements relevant de normes post-Fukushima).

Plus largement, il semble qu’il soit inconcevable pour elle de s’opposer frontalement aux plans de l’État et d’EDF en termes de politique énergétique. Elle a fini par accorder son feu vert à la cuve de l’EPR de Flamanville, qui n’avait pas été forgée dans les règles de l’art, par revoir à la baisse ses exigences en termes de sûreté pour la prolongation du parc au-delà de 40 ans… Cela nous inquiète.

Myrto Tripathi : « Selon tous les critères dont on puisse imaginer qu’ils fassent partie de la définition de “vert”, le nucléaire est une énergie verte, respectueuse de l’environnement et des populations. »

Élucid : Le nucléaire est-il une énergie verte comme l’affirme Joint Research Center dans un rapport rendu le 26 mars 2021 à la Commission européenne ?

C. Mijeon : Rappelons le contexte d’élaboration de ce rapport, rédigé dans le cadre des débats autour de la taxonomie verte européenne. Initialement, un premier rapport, rendu par le Technical Expert Group, un groupe d’expertise pluraliste, concluait que le nucléaire ne pouvait être considéré comme vert, eu égard notamment à la production de déchets radioactifs. Plusieurs ONG, comme Reclaim Finance ou Greenpeace, ont documenté le lobbying extrêmement agressif auquel s’est alors livrée l’industrie nucléaire auprès de la Commission Européenne, jusqu’à obtenir la commande d’un autre rapport au Joint Research Center, proche d’Euratom et dont l’objectivité a été questionnée.

Qualifier le nucléaire de « vert » sur la seule base de ses faibles émissions de CO2, c’est ignorer délibérément un très grand nombre de nuisances : la pollution des mines d’uranium, qui contamine l’eau de communautés entières ; les rejets chimiques et radioactifs des installations nucléaires et la pollution thermique liée aux rejets d’eau chaude, qui impacte la biodiversité aquatique ; la production de déchets radioactifs ingérables, dont certains resteront dangereux sur des durées supérieures à celles des civilisations humaines…

Sans parler du risque d’accident, qui, de l’aveu même de l’ASN, ne peut être écarté (voir le programme « post-accident nucléaire » mis en place par l’ASN). Le GIEC a d’ailleurs passé différentes technologies au crible des Objectifs de Développement Durable (ODD) : le nucléaire fait partie de celles qui entraînent le moins de synergies, et compte un point négatif majeur concernant ses impacts sur la ressource en eau. Enfin, les faibles émissions du nucléaire ne suffisent pas à en faire un levier majeur dans la lutte contre le changement climatique. Cette technologie est chère et trop lente face à l’urgence climatique. Le GIEC lui-même le souligne : pour se passer des énergies fossiles rapidement, miser sur des leviers à petite échelle comme les économies d’énergie et les énergies renouvelables est moins coûteux et plus efficace.

M. Tripathi : Tout dépend de la définition donnée à « énergie verte ». Il n’existe pas de critères objectifs pour l’établir. J’en vois quatre pour ma part. Le premier est une empreinte carbone aussi basse que possible afin de contrer l’aggravation du changement climatique. Le nucléaire est l’énergie la plus bas-carbone de France et l’une des plus bas-carbone en Europe. Il se situe à 4 g de CO2 par kilowattheure alors que l’éolien est à 12 et le solaire-photovoltaïque entre 50 et 60. Le deuxième critère est celui de l’occupation des sols, la menace principale pour la biodiversité. Le nucléaire a une empreinte au sol 37 fois inférieure au solaire du fait de sa grande densité énergétique. 75 % de l’électricité en France est en effet produite à partir de 18 sites seulement.

Le troisième critère d’une industrie verte est la pollution de l’environnement et ses effets sanitaires sur le public. Les déchets nucléaires sont dangereux, mais n’exposent ni la population ni l’environnement. Ils sont générés à l’intérieur des installations et maîtrisés de bout en bout. Les centrales nucléaires n’émettent pas non plus de gaz toxiques et nous préservent d’une pollution de l’air mortelle, en particulier chez nos voisins. Le dernier des quatre critères est la consommation de ressources naturelles, minérales ou métalliques. Elle est très faible pour le nucléaire, qui du fait de sa densité énergétique en requiert très peu au kWh produit et est donc peu vorace en extraction.

La question de l’eau, finalement, est importante. Deux aspects doivent être pris en compte. L’industrie française prélève en effet beaucoup d’eau pour le refroidissement de ses réacteurs, mais elle en consomme très peu, c’est-à-dire que la qualité de l’eau prélevée ou rejetée dans l’environnement, notamment dans les centrales de bord de mer et de rivière, n’est pas dénaturée ou dégradée. Le réchauffement de l’eau au point de rejet, de quelques degrés, est contrôlé et son impact sur la biodiversité aquatique très surveillé et transparent. Tout un chacun peut aller voir ce qu’il en est.

Donc la réponse est oui. Selon tous les critères dont on puisse imaginer qu’ils fassent partie de la définition de « vert », le nucléaire est une énergie verte, respectueuse de l’environnement et des populations. Les termes précis du rapport sont que le nucléaire répond aux critères posés de manière équivalente ou meilleure que les énergies déjà incluses au moment du débat qui sont l’éolien et le solaire.

Charlotte Mijeon : « Il n’y a pas de “solution” à la question des déchets radioactifs, juste des options de gestion plus ou moins dangereuses. »

Élucid : A-t-on trouvé une réponse aujourd’hui à la question des déchets nucléaires ?

M. Tripathi : Il y a en réalité plusieurs catégories de combustibles usés, les déchets en très petites quantités, entre 2 et 4 % de la quantité initiale, et les matières revalorisables qui peuvent être réutilisées, recyclées donc. En effet, si les combustibles usés nucléaires sont aussi dangereux à la fin de leur premier passage en réacteur, c’est qu’ils contiennent encore beaucoup de potentiel énergétique qui présente une grande valeur au recyclage. Plus de 10 % du courant produit par le parc nucléaire français tourne d’ores et déjà grâce à des matières recyclées.

Le reste des matières recyclables intègre le stock stratégique français sur le territoire, qui, si le besoin s’en faisait sentir, nous permettrait de tenir en autonomie pendant quelques centaines d’années. C’est ce même potentiel énergétique qui rend possible leur réutilisation dans les réacteurs de génération IV, ceux qui vont venir après la génération en exploitation aujourd’hui et dont on a déjà testé les prototypes industriels avec succès (Superphénix dans les années 1980).

On pourrait donc arriver à une situation de quasi-circularité. L’exploitation des propriétés physiques de l’atome et de la production d’énergie à partir de la fission, puis de la fusion ensuite, n’en est qu’à ses débuts. La sûreté, les performances, les bénéfices sont appelés à croître. Il n’en est pas de même avec les autres sources d’énergie, y compris renouvelables, dont nous avons atteint les limites physiques. On peut améliorer à la marge les techniques de captation, de transformation, de transport ou encore de stockage, mais la physique interdit d’imaginer des progrès très importants dans la capacité de ces énergies à produire l’électricité dont nos sociétés, même très sobres, auraient besoin.

C. Mijeon : En quelques générations, l’industrie nucléaire a produit des substances dont certaines resteront dangereuses sur des durées supérieures à celles des civilisations humaines. Il n’y a pas de « solution » à la question des déchets radioactifs, juste des options de gestion plus ou moins dangereuses. La transmutation (recherche pour faire diminuer la radioactivité), à un stade embryonnaire, n’est pas une baguette magique qui permettrait de faire disparaître les déchets. L’enfouissement en grande profondeur présente des risques importants, comme l’ont montré l’incendie du Waste Isolation Pilot Plant aux États-Unis, la contamination souterraine de la mine d’Asse ou encore, concernant cette fois des déchets toxiques, l’exemple de Stocamine.

Le projet Cigéo à Bure présente d’importantes lacunes en termes de sûreté. L’Andra, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, a elle-même identifié un risque d’explosion et d’incendie souterrain lié notamment à la présence de certains types de déchets. Du fait de la nécessité de ventiler pour éviter la concentration d’hydrogène, un tel accident impliquerait des rejets en surface importants. Des expertises sont toujours en cours quant à la possibilité d’enfouir ou pas ces déchets, mais leur résultat n’arriverait qu’en bout de course pour la procédure d’instruction du dossier. L’Autorité environnementale se montre d’ailleurs très critique par rapport à Cigéo.

Par ailleurs, Cigéo a été conçu pour accueillir les déchets du parc nucléaire actuel, mais pas ceux d’un parc prolongé au-delà de 50 ans de fonctionnement ni ceux provenant de nouveaux réacteurs. Enfin, la France ne classe pas dans la catégorie « déchets radioactifs » des substances polluantes qui mériteraient pourtant d’y figurer, comme les stériles miniers ou encore l’uranium appauvri et l’uranium de retraitement, pour lesquels une réutilisation à grande échelle paraît difficilement envisageable. Il s’agit d’un artifice pour éviter de mettre en place une filière digne de ce nom.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Découvrez la suite de cet entretien la semaine prochaine...

Cet article est gratuit grâce aux contributions des abonnés !
Pour nous soutenir et avoir accès à tous les contenus, c'est par ici :

S’abonner
Accès illimité au site à partir de 1€
Des analyses graphiques pour prendre du recul sur les grands sujets de l’actualité
Des chroniques et des interviews de personnalités publiques trop peu entendues
Des synthèses d’ouvrages dans notre bibliothèque d’autodéfense intellectuelle
Et bien plus encore....

Déjà abonné ? Connectez-vous