Rony Brauman et Eyal Sivan rédigent Éloge de la Désobéissance. À propos d’un « spécialiste » : Adolph Eichmann (1999) peu après avoir monté le film Le Spécialiste, premier film documentaire qui exploita les archives du procès du lieutenant-colonel Adolf Eichmann, jugé pour son rôle central dans l’organisation logistique des expulsions et des déportations de millions d’individus entre 1938 et 1944.

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En s’inspirant de la réflexion d’Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, ainsi que des archives vidéo du procès d’Eichmann, les auteurs proposent ici une analyse des différents comportements d’obéissance pendant la Seconde Guerre mondiale, de la collaboration à la soumission. Ils portent leur attention aussi bien sur des fonctionnaires nazis que sur des victimes juives.
Cet ouvrage dresse ainsi le portrait-robot d’un comportement humain criant d’actualité qui ne peut qu’engager le lecteur à la prudence.
Ce qu’il faut retenir :
Le cas Eichmann pose un problème éthique important : quelle est la responsabilité de l’individu qui obéit aveuglément, mais sincèrement, aux ordres d’une autorité légitime ? Si la majorité reste passive face à l’autorité, l’individu qui agit de cette sorte n’est pas moins coupable de ne pas avoir réfléchi aux répercussions de son activité.
Le procès d’Eichmann met en outre en exergue un problème propre à la société israélienne : il a été instrumentalisé pour répondre à une fonction de consolidation d’une société divisée entre ashkénazes et séfarades grâce à l’élaboration d’une identité juive liant histoire glorieuse du peuple juif, et rhétorique du juif martyr.
Le crime administratif, ou crime « par excès de zèle » est l’un des plus dangereux. Il repose sur des « professionnels » qui ont à cœur de bien faire leur travail, mais ne perçoivent pas les répercussions et les enjeux de leur activité. Par l’exercice de leur emploi (souvent des administrateurs), ils coopèrent à l’application de mesures criminelles.
La dilution des responsabilités est une arme mortelle entre les mains d’un pouvoir autoritaire : elle assure par la fragmentation des tâches la mise en œuvre de mesures que toute conscience individuelle refuserait si elle devait en porter l’entière responsabilité. Tout pouvoir autoritaire ne repose que sur la coopération parfois inconsciente d’individus qui, par l’exercice de leur travail, permettent l’application de ses décisions.
Cependant, la position d’autorité d’un individu dangereux ne peut pas justifier l’application de ses mesures « démentielles » par le reste de ses subordonnés ou de la société. C’est le devoir de désobéissance civile. Il faut, en toutes occasions, choisir de garder son libre arbitre et sa lucidité, c’est-à-dire son rôle dans la chaîne de production puis d’application des décisions. Collaborer par l’inaction, c’est consentir et risquer de se rendre complice d’un pouvoir autoritaire.
Biographie des auteurs
Rony Brauman est un médecin d’origine juive, particulièrement versé dans le domaine humanitaire. Il fut notamment le président de Médecins sans Frontière de 1982 à 1994. Né en 1950, d’un père fervent militant du mouvement sioniste et ayant soutenu la création de l’État d’Israël, il émigre avec sa mère en France à l’âge de 5 ans. Plus tard, Rony Brauman contesta néanmoins le bien-fondé de la création d’Israël.
Eyal Sivan, cousin de Rony Brauman, a grandi à Jérusalem avant d’émigrer en France en 1985. Producteur-réalisateur de documentaires engagés, il est également essayiste et professeur. Il se distingue par ses positions antisionistes et ses appels à la désobéissance civile qui lui valent à présent de nombreuses critiques.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
L’ascension d’un employé modèle
Les fonctionnaires de la mémoire
Comme la corde soutient le pendu
Vérité et montage
Script du film Un spécialiste
Synthèse de l’ouvrage
Partie I.
L’ascension d’un employé modèle
Adolf Eichmann était un lieutenant-colonel SS, doté d’une intelligence moyenne et sans talent significatif. Il adhéra au parti nazi en 1932 dont les idées autoritaires répondaient, à l’époque, à un traumatisme psychologique de la population allemande, alors humiliée par la défaite de 1918. Eichmann était un individu particulièrement travailleur, dévoué à sa tâche et loyal envers le parti. Il se distingua rapidement comme le genre d’employé idéal. Cette caractéristique lui permit de gravir rapidement les échelons au sein de l’administration nazie.
En 1938, à l’âge de 32 ans, on lui confie la charge de la Direction logistique et opérationnelle à l’échelle européenne, c’est-à-dire l’émigration forcée des juifs hors d’Allemagne et d’Europe puis, à partir de 1941, la déportation de millions de juifs. Il entreprit alors d’acquérir le plus complètement possible toutes les connaissances spécifiques, propres à la question du déplacement à grande échelle d’êtres humains. Il mit toute son ardeur à se former, et ce, à ses propres frais. Il demeura à ce poste six ans, en tant que chef du bureau IV-B-4. Il était alors considéré comme « un spécialiste » dans son domaine. En 1960, il est retrouvé à Buenos Aires, jugé puis pendu en 1962.
Le personnage d’Eichmann et ses exactions posent un important problème éthique. Simple rouage dans un mécanisme démoniaque, le fonctionnaire Eichmann représente pourtant l’un des innombrables individus sans lesquels les décisions d’Hitler, Goebbels, Müller et autres responsables nazis, seraient restées lettre morte. Par sa volonté acharnée de bien faire son travail, il se rendit coupable de ne pas avoir réfléchi aux répercussions de son activité, à faire usage de son « expertise » de manière inconsciente, du moins selon ce que révèlent les images du procès. En effet, lors de ce procès, Eichmann se présente comme un simple administrateur, presque automate, usant d’un jargon administratif opaque. Il semblait bénéficier d’une aisance dans le travail bureaucratique qui lui permettait de créer une séparation hermétique entre les termes et les faits, entre la pensée et l’affect. Ainsi, s’il estime que le remplacement de l’émigration par la déportation était regrettable, cela n’a nullement influencé son ardeur à l’application de ce nouvel ordre. En effet, il n’avait, selon lui, aucune autorité pour contester cette décision. Sa fonction se limitait à appliquer les ordres qu’on lui transmettait ; ce faisant, autant le faire le mieux possible. Il en allait de sa carrière et de la reconnaissance par ses supérieurs de la qualité de son travail.
Une expérience réalisée de 1950 à 1963 par le professeur de psychologie à l’université de New York, Stanley Milgram, a permis de mettre en lumière ce type de dérive comportementale qui constitue en réalité une caractéristique générale de l’être humain. Cette expérience consistait à demander à des « professeurs » d’administrer une décharge électrique de plus en plus fort à des « élèves » lorsque ces derniers commettaient une erreur. Dans 2/3 des cas, les professeurs poussaient le processus aussi loin que l’équipe de Milgram le permettait, quand bien même ils considéraient avoir « torturé » les élèves. C’est précisément cette caractéristique humaine que met en lumière le procès d’Eichmann. Une question délicate se pose alors : si Eichmann a agi comme l’aurait fait la majeure partie de la population, doit-on considérer qu’il est plus coupable qu’un autre ?
Le procès d’Eichmann s’inscrit en réalité dans un contexte politique particulier. À Jérusalem, le procès a pris place alors que l’État d’Israël rencontrait des difficultés à unifier sa population fragmentée. Il était ainsi nécessaire que ce procès revête un caractère rédempteur pour la nation juive. Le comportement d’Eichmann entravait la volonté de faire de lui un « décideur » du parti nazi. Par conséquent, afin que ce procès puisse servir son office, il était nécessaire de prouver une véritable « intention délictueuse » de cet exécutant à l’encontre des juifs. Cette intention fut rattachée à son adhésion au parti nazi en 1932 qui prouvait, selon la Cour, qu’Eichmann avait bien soutenu le parti nazi et était donc d’accord avec leur politique antisémite. Par ailleurs, la défense d’Eichmann, à savoir son obéissance à l’autorité, devint finalement son chef d’accusation. Son obéissance le rendait en effet complice d’un génocide.
En conclusion, le verdict du procès stipula qu’étant donné qu’Eichmann avait soutenu un parti refusant de vivre avec les juifs, les juifs refusaient de vivre avec lui et le condamnaient donc à la mort. D’une certaine manière, ce verdict reprenait, à l’inverse, le raisonnement que la Cour reprochait au nazisme.
Les fonctionnaires de la mémoire
L’État d’Israël au début des années 1960 se caractérisait par la division de sa population. L’État d’Israël est créé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en 1947, par une décision de l’ONU, largement soutenue par le Mouvement sioniste de Palestine. Cette décision provoque une guerre civile israélo-arabe de 1947 à 1948 puis une guerre israélo-arabe de 1948 à 1949. En parallèle, 750 000 Palestiniens s’étaient vus expulsés du nouveau territoire israélien. Entre-temps, les négociations des réparations de guerre entre le Chancelier allemand Konrad Adenauer et le Premier ministre israélien David Ben Gourion avaient débouché sur un accord très avantageux pour l’ancien Reich. En lieu et place du milliard et demi de dollars de réparations, l’Allemagne ne versa que 820 millions de dollars. 70 % de cette somme était réservée au commerce avec l’Allemagne et contribua à l’aménagement du territoire d’Israël tandis que les 30 % restants étaient destinés à l’achat de pétrole.
À cette époque, le traumatisme subi par le peuple juif d’Europe (majoritairement ashkénaze) était alors largement laissé de côté, voire nié. Les rescapés des camps ayant émigré en Israël étaient considérés avec un certain dédain au sein de la population, dû à l’incompréhension de l’expérience vécue en Europe. L’épisode de la Shoah étant cantonné à une place secondaire de l’histoire du peuple juif, les rescapés d’Europe furent forcés de refouler ces souvenirs douloureux. Dans le même temps, la construction de l’identité nationale israélienne favorisait au contraire l’émergence de l’image d’un peuple de travailleurs et de combattants ayant lutté pour obtenir leur territoire.
L’émigration des peuples juifs d’Europe rescapés du nazisme et de ceux d’Orient provoqua cependant l’apparition d’importants clivages entre ces deux populations qui aboutit à une fragmentation de la société. Une certaine ségrégation existait en effet, entre les juifs ashkénazes d’Europe, perçus comme « l’élite » de la société israélienne et les Juifs séfarades originaires des États moyen-orientaux voisins. Ces derniers étaient considérés comme pauvres intellectuellement et financièrement. Pourtant d’un point de vue quantitatif, moins de la moitié des juifs d’Europe choisirent de rejoindre Israël à l’issue de la guerre, les autres préférant majoritairement émigrer aux États-Unis. Face à l’afflux des Juifs séfarades, les Ashkénazes se retrouvèrent vite en minorité. La différence injustifiée de statut entre Ashkénazes et Séfarades favorisa alors l’émergence d’importantes frictions entre les deux populations.
Dans ce contexte troublé, l’arrestation d’Adolf Eichmann en 1960 réveilla le besoin mémoriel des rescapés des camps. Son procès apparut alors comme un élément unificateur du peuple juif, mais aussi comme un message adressé à tous les peuples de confession juive du monde : seul Israël les protégerait et veillerait à leurs intérêts. Le discours d’ouverture du procès d’Eichmann par le procureur Hausner illustrait ainsi l’état d’esprit en œuvre à ce moment. Il retraça l’Histoire glorieuse du peuple juif tout en instaurant une rhétorique du juif martyr et persécuté. Ces caractéristiques constituèrent les fondements de cette nouvelle identité juive. Toute atteinte à Israël était alors associée au souvenir du nazisme, ce qui devint par la suite un moyen de pression et de négociation non négligeable au niveau international. Jouant de la culpabilité des puissances européennes et mondiales, Israël se servit de la rhétorique du peuple martyr pour légitimer ses conquêtes de territoire sur la Palestine.
Le procès fut mis en scène, bénéficiant en outre d’une couverture médiatique sans précédent. En plus de la création d’une salle d’audience conçue spécialement à cet effet, on fit appel au service de l’entreprise Capital City Broadcasting Corporation afin de filmer les centaines d’heures de procès. Ce dernier eut lieu du 11 avril 1961 au 14 août 1961. Un premier verdict fut prononcé le 15 décembre 1961 et fut suivi d’un appel en février 1962 qui aboutit à la peine capitale. À l’issue du procès, la tonne et demie de bobines, représentant les enregistrements vidéo des audiences et ceux de leur résumé quotidien d’une heure, fut oubliée pendant quinze ans.
Transférées aux États-Unis, elles ne retournèrent à Jérusalem qu’en 1977, à l’occasion du 15e anniversaire du procès d’Eichmann. Les bobines restèrent entreposées à l’université de Jérusalem sans être classées ni répertoriées, jusqu’à ce qu’en 1996, les cousins Brauman et Sivan les découvrent par inadvertance et engagent un processus juridique long et fastidieux pour la reconnaissance légale de ces archives et leur utilisation. L’autorisation obtenue, le médecin et le réalisateur consacrèrent une année et demie à la simple identification des bobines (originales, copies, séquences de montage, originaux des résumés…) avant de finalement pouvoir commencer leur exploitation effective en vue de réaliser un film sur le « spécialiste » Eichmann.
Comme la corde soutient le pendu
Le procès d’Eichmann s’inscrit dans une volonté d’unification de la population à travers une purification mémorielle. Un schéma similaire est observable en France. Alors que l’immédiat après-guerre enclencha une certaine distanciation de la population française vis-à-vis des horreurs de la guerre, le besoin mémoriel se fit peu à peu sentir à mesure que les clivages sociaux liés à l’inégale implication des Français dans la Libération et la collaboration, tendaient à apparaître. En France, la résorption de ce phénomène se traduisit par une héroïsation généralisée de la population entre les années 1950 et 1960. Tout Français devenait virtuellement, dans la conscience collective, un ancien résistant.
En Israël, c’est le procès d’Eichmann et plus précisément le discours d’ouverture du procès par le procureur Hausner qui établit le support idéologique du renouveau de la nation juive. Celui-ci reposait à la fois sur une héroïsation et une victimisation du peuple juif. Pour ce faire, le procès d’Eichmann ne concernait pas seulement les exactions d’Eichmann et ses victimes, mais il s’imposa comme le jugement du nazisme par le peuple juif. Le témoignage de victimes, souvent sans lien avec l’accusé, occupait une place prépondérante au sein du procès. Ces derniers participèrent ainsi à la sacralisation de l’épisode de la Shoah.
Entre sacrifice et rédemption, le procès a permis la cristallisation de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale, comme Hannah Arendt l’avait souligné. L’intériorisation religieuse faite de cet événement et l’absolutisme des rôles de persécuteur et de victime empêchèrent dès lors, de renouveler ou relativiser les études liées à cette période. Les nazis demeuraient irrévocablement les persécuteurs absolus tandis que le peuple juif, l’unique victime innocente de ce désastre. Le procès se distingue par ailleurs par la singularisation du peuple juif par rapport au reste de l’Humanité. Les chefs d’inculpations reprochant à Eichmann ses actions commises spécifiquement « contre le peuple juif » témoignent ainsi d’un certain judéocentrisme. Cette position se trouva confirmée par une approche construite sur la dualité entre les persécuteurs nazis et les victimes innocentes juives.
Ainsi la question légitime de savoir pourquoi personne ne s’était révolté, notamment dans les camps, fut éludée par le témoin à qui elle était adressée, puis occultée par la suite. Cette question créait en effet un rapprochement étroit entre le mécanisme d’obéissance d’Eichmann et le comportement des victimes des nazis, non seulement juives, mais aussi celles d’autres nationalités. On peut citer le cas d’un camp de concentration de soldats aguerris russes, au sein duquel aucune révolte ne fut observable non plus.
La question de la collaboration du Mouvement sioniste de Palestine ainsi que celle des Conseils juifs (et les autres systèmes de collaboration avec les nazis) fut également largement laissée de côté lors du procès Eichmann – alors même que de nombreux témoins étaient issus de ces anciens Judenrat (Conseils Juifs). En effet, en 1933, avait été créée la Représentation nationale des Juifs d’Allemagne, gérée par des juifs. À partir de cette date et jusqu’en 1941, cette organisation dont la structure se renforça sous la supervision de la Gestapo, contribua à l’expulsion d’abord volontaire puis forcée de juifs d’Allemagne en partenariat avec le Mouvement sioniste de Palestine.
À partir de 1939, le régime nazi ordonna la création d’un Conseil Juif dans chacun des pays annexés, auprès duquel tous les juifs ainsi que leurs biens devaient être enregistrés. Le rôle des Conseils Juifs était de transmettre et d’assurer l’application des ordres et règlements nazis auprès de la communauté juive. La nature des fonctions de ces administrateurs juifs – qui témoignèrent au procès – soulève de nombreuses questions en matière de psychologie et comportement des foules. Détenteurs d’un rôle à la fois administratif, social et humanitaire, ces individus juifs suppléaient les agents nazis dans l’application des mesures discriminatoires. Ils assuraient ainsi le suivi administratif des juifs candidats à l’émigration, puis lors de leur déportation. Le Conseil Juif avait également en charge de choisir les individus pour la déportation selon les quotas fixés par le régime nazi, puis de réquisitionner leurs biens. En somme, ils organisaient la ghettoïsation de la communauté juive. Ils visitaient ces ghettos afin de pourvoir en aide humanitaire (vêtements et nourriture) leurs occupants et réalisaient, au besoin, des rapports sur leur fonctionnement pour les autorités nazies. Ces administrateurs juifs participaient également à l’encadrement lors de déportations (comme lors de la Rafle du Vel' d’Hiv).
Ces collaborations reposaient sur une stratégie du « moindre mal » et la conviction d’une résolution légale de tels agissements. L’événement du 21 juillet 1944, la déportation sans retour de 235 enfants juifs, témoigne du fait qu’il arrivait aux Conseils Juifs de s’opposer au système, comme d’autres organismes juifs clandestins qui agissaient dans l’illégalité et la clandestinité pour tenter de sauver des gens en les soustrayant à la vigilance des nazis.
L’Union Générale des Israélites de France (UGIF) avait par exemple reçu un rapport au début de l’année 1943 informant de la disparition des juifs de Pologne où étaient déportés les juifs de France. En Hongrie, les dirigeants juifs du Conseil Central furent également informés du sort (le gazage) qui attendait la communauté juive rassemblée dans un ghetto, sous leur autorité. Ils ont préféré se taire pour ne pas inquiéter la population. Adam Czerniakow, le président du Conseil de Varsovie préféra garder le silence, pour finalement se suicider le 22 juillet 1942 plutôt que de livrer la communauté juive à la déportation qui démarrait le lendemain.
Il existe encore d’autres silences assourdissants : celui de la Croix Rouge Allemande et Internationale par l’entremise de laquelle était acheminé le gaz des chambres à gaz, celui des populations locales vivant proches des camps et ghettos ou encore celui des députés du parti du Centre qui, bien qu’opposés au parti nazi, acceptèrent de voter les pleins pouvoirs à Adolf Hitler en 1933.
Pour justifier ces comportements, ces organismes s’appuyèrent sur le nombre potentiellement plus grand de victimes en matière d’extermination ou de traumatismes qu’il aurait pu y avoir s’il n’y avait pas eu une forme de coopération. Malgré cela, quelques cas isolés de résistance existaient au sein des Conseils juifs. Ce fut le cas par exemple d’Artur Zygielbojm, un syndicaliste polonais de l’Union Générale des Travailleurs juifs, le Bund. Il fut nommé membre représentant du Bund au sein du Conseil Juif de Varsovie en novembre 1939. Lorsqu’il prit conscience de ce qui attendait la communauté juive de Pologne, il quitta son poste et exhorta une foule, réunie en masse, à ne pas accepter d’entrer dans le ghetto. Il s’enfuit à l’étranger pour échapper à la Gestapo et tenta en vain d’alerter les Alliés sur l’extermination des juifs. Il se suicida en mai 1943 pour protester et alerter une dernière fois contre le génocide qui avait lieu.
Vérité et montage
Pour la réalisation du film sur le procès d’Eichmann, un important travail préparatoire fut nécessaire : le visionnage et la sauvegarde (aux frais de Brauman et Sivan) des centaines d’heures de vidéo du procès d’Eichmann, lesquelles étaient enregistrées sur un support non exploitable par les Archives de Jérusalem. Ce premier travail permit d’aboutir à un ensemble de séquences de 350 heures révélant l’image d’un bureaucrate nazi ennuyeux, très éloignée des clichés du soldat SS. Par la suite, Brauman et Sivan s’attelèrent à sélectionner les séquences rendant le mieux compte du procès réel d’Eichmann. Ils supprimèrent ainsi tous les témoignages sans rapport avec les fonctions de logistique et d’organisation propres au travail d’Eichmann, mais aussi les démonstrations de jurisprudence, les longues périodes d’enregistrement de documents, ainsi que le discours d’ouverture du procureur Hausner.
Avec les 70 heures restantes, ils procédèrent à un arbitrage afin de ne retenir que ce qui permettait de comprendre le comportement d’Eichmann durant cette guerre, c’est-à-dire le mécanisme par lequel il accepta d’obéir aux ordres systématiquement, de les exécuter méticuleusement et de ne pas s’embarrasser de sentiments. À cette occasion, ils réagencèrent les séquences selon l’ordre chronologique des événements et non plus selon le déroulement du procès puis confrontèrent alors les témoignages de l’accusé et des victimes. Enfin, ils organisèrent le film à travers 12 tableaux, améliorèrent la qualité des images et du son et enfin manipulèrent certaines images pour obtenir des jonctions plus fluides entre les tableaux.
Ce montage permettait de mettre en exergue la particularité du crime administratif, aussi dangereux, voire plus, que les autres crimes puisqu’il peut se fonder sur une certaine légitimité. L’objectif du film est de comprendre les logiques et règles psychologiques auxquelles répondent les administrateurs lorsqu’ils appliquent des politiques contraires aux droits fondamentaux de l’être humain.
Cependant, le risque d’identification du public avec le personnage d’Eichmann n’est pas complètement absent. En effet, une présence relativement longue à l’écran contribue à humaniser les individus, raison pour laquelle les films de propagande allemands ne montraient pas les juifs afin d’éviter toute identification. Toutefois, ce risque était largement limité grâce au travail de « mémoire » des événements de la Seconde Guerre mondiale qui était déjà ancrée dans la conscience collective en 1999.
Partie II.
Script du film Un spécialiste
Le script du film illustre l’analyse développée dans la première partie de l’ouvrage.
On peut voir que les procureurs orientent effectivement le débat ainsi que les questions aux témoins, afin d’insister sur le fait que le peuple juif était spécifiquement visé.
Les témoins racontent leurs souvenirs. Si ces témoignages constituent autant de preuves de la culpabilité des autorités et exécutants nazis, les témoins n’ont alors pas conscience de révéler autant de preuves d’une complicité massive des exactions allemandes. En effet, bien que le comportement de certains juifs ne puisse pas être comparable à celui des autorités allemandes sur le plan de la responsabilité, les réactions d’obéissance de ces individus contribuèrent de manière significative à l’ampleur du génocide. Leur consentement créait un substrat de la légitimité des décisions nazies.
Un des témoins, ancien membre du Conseil Juif de Hollande, Joseph Melkam, raconte ainsi qu’il incombait au Conseil de choisir les juifs envoyés en déportation selon le nombre prévu par les nazis (environ mille par convoi). Ils en ajoutaient une vingtaine afin de compenser les décès en route. Un autre témoin Lazli Gordon, rescapé d’un camp, fait quant à lui référence à un événement durant lequel lui et d’autres prisonniers durent creuser un charnier. Il y arriva plus tard des groupes successifs de trois à quatre cents personnes nues, qui s’alignaient au bord du charnier puis étaient exécutées. Ces exemples parmi d’autres n’invitent qu’à se demander par quels processus psychologiques de tels consentements (que l’on imagine bien entendu contraints) purent se produire sans révolte.
Le discours justificatif du témoin Pinhas Freudinger, l’un des membres dirigeants du Conseil Central (Conseil Juif) de Hongrie, est, là encore, source d’incompréhension et de questionnements. Ce dernier considérait que, puisque 50 % des individus qui s’enfuyaient du ghetto étaient soit rattrapés soit tués, « il n’y avait pas où fuir », ce qui justifiait l’existence du ghetto. Il préféra, en revanche, garder le silence quant au sort (le gazage) réservé à tous les occupants du ghetto… Non informée, la communauté ne tenta pas de s’enfuir et presque la totalité périt.
Les interventions d’Adolf Eichmann sont également instructives. Pourtant manifestement coupable de l’extermination des juifs, il estimait sincèrement être innocent. En effet, lors de ses interventions, Eichmann dissimulait cette responsabilité derrière un jargon de bureaucrate, décrivant les faits de façon totalement abstraite. Ce dernier put ainsi exprimer sans paradoxe qu’il avait été opposé à l’extermination des juifs. Ce fait était alors totalement séparé de sa volonté d’exécuter le mieux possible les ordres qu’il recevait.
Pour Eichmann, bien faire son travail permettait d’éviter l’apparition de désagréments peut-être plus nocifs encore, lors de l’application de décisions sur lesquelles il n’avait, de toute manière, pas d’influence. Par ailleurs, que ce fût lui ou un autre, sa fonction aurait bien été remplie par quelqu’un. Confronté à la déportation des 235 enfants, cet événement n’évoqua pour lui qu’une mauvaise répartition des tâches entre les services administratifs du régime.
Retranché derrière les parois bureaucratiques de sa fonction et l’autorité de son supérieur hiérarchique Heinrich Müller, Eichmann se considérait tout à fait innocent, car responsable d’aucun des faits qui lui étaient reprochés. Lui et sa fonction étaient deux choses totalement distinctes. Par exemple, alors que le procureur tenta de lui faire admettre qu’il avait bien dû approuver le contenu d’une lettre compromettante, puisqu’il l’avait lui-même signée, ce dernier expliqua très précisément tout le mécanisme administratif par lequel cette lettre était passée avant d’arriver dans son service.
Face à l’insistance du procureur, il protesta finalement selon une certaine logique : « Je ne peux pas être tenu pour responsable, car je ne vois pas pourquoi je serais puni pour avoir signé conformément aux ordres. ». On observe une sorte de dédoublement. Il n’y avait jamais eu de tensions entre ses actions et sa conscience, sa fonction professionnelle et sa vie personnelle étant deux choses hermétiquement séparées.
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