La consommation est devenue un des piliers majeurs de nos sociétés modernes. Quelle est son origine ? Quels sont ses effets sur nos modes de vie et nos institutions ? Théorie de la classe de loisir (1899) est la réponse apportée par Thorstein Veblen à ces interrogations fondamentales.
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La rivalité, l’exigence d’une consommation ostentatoire et, surtout, l’institution d’une classe de loisir, exempte de tout travail productif, constituent, selon Veblen, les modalités de nos sociétés industrielles. L’auteur explique ainsi comment cette classe de privilégiés s’est instituée et comment son influence se fait sentir sur l’ensemble du tissu social.
Ce qu’il faut retenir :
La société est dominée par une classe de loisir, classe parasitaire née de la propriété, qui marque sa supériorité pécuniaire par le gaspillage de temps et d’argent.
Son système de valeurs prédateur, dans lequel la femme est une chose au service de l’homme, est celui qui s’impose à la société. Elle l’influence dans sa culture et dans des domaines aussi divers que le sport, le vêtement ou la croyance.
Cette classe et son système de valeurs sont inadaptés à l’évolution économique industrielle et, quoiqu’ils se désagrègent, ils retardent l’adaptation aux nécessités extérieures.
Biographie de l’auteur
Thorstein Veblen (1857-1929) est un économiste et un sociologue américain, connu pour son anticonformisme et son rejet de la « bonne société » capitaliste américaine. Issu de l’immigration norvégienne paysanne, Veblen suivra pourtant des études d’économie avant de soutenir une thèse de philosophie à l’université de Yale en 1884. Il entame alors une carrière universitaire, marquée par une forte discontinuité. Ses idées jugées trop atypiques par ses pairs, il n’obtiendra jamais de poste de professeur titulaire.
Son œuvre principale, Théorie de la classe de loisir (1899), aura cependant un succès important. Il y présente la notion de consommation ostentatoire, concept majeur de sa pensée, qui inspirera de nombreux sociologues après lui, comme Pierre Bourdieu ou Jean Baudrillard. Influencé par le courant de l’utopie socialiste et, dans une moindre mesure, par la pensée marxiste (à laquelle il s’était pourtant opposé), Veblen est l’un des premiers sociologues à s’intéresser à la question de la consommation.
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Plan de l’ouvrage
I. Introduction
II. La rivalité pécuniaire
III. Le loisir ostentatoire
IV. La consommation ostentatoire
V. Les aspects pécuniaires du niveau de vie
VI. Les règles pécuniaires du bon goût
VII. L’habillement, expression de la culture pécuniaire
VIII. L’exemption de l’industrie et le conservatisme
IX. La conservation des traits archaïques
X. Survivances modernes de la prouesse
XI. La foi en la chance
XII. Les pratiques de dévotion
XIII. Survivances de l’intérêt sans jalousie
XIV. Les études supérieures
Synthèse de l’ouvrage
I. Introduction
L’humanité a connu différents stades de développement. Au premier stade, primitif et pacifique, les groupements humains sont caractérisés par l’absence de hiérarchie économique et, par conséquent, par l’absence de la classe de loisir qui fait l’objet de cet ouvrage. Cette classe est née lors de la transition de cet état de sauvagerie primitive vers un stade barbare, marquée par la rivalité et l’instauration d’une division des tâches hiérarchisée. Deux conditions ont permis son émergence : d’une part, le développement « d’habitudes de rapine (guerre ou chasse au gros gibier ou les deux) » ; et, d’autre part, l’existence de conditions assez faciles pour dispenser une partie de la communauté des travaux productifs.
L’organisation sociale barbare a ainsi produit une division de la société inégale et une différenciation des tâches entre les « travaux dignes », qui touchent à l’exploit, et les « travaux indignes » qui relèvent de la besogne productive, c’est-à-dire qui est véritablement utile à la société. Ces derniers sont constitués par les travaux manuels et l’industrie, laissés aux classes inférieures, tandis que les activités « dont le trait commun est de ne pas être industrielles », comme la guerre, le gouvernement, la vie religieuse ou les sports, incombent à la classe supérieure.
Cette discrimination entre les tâches coïncide initialement avec « la séparation des sexes » : « on distingue nettement les activités de l’homme et celles de la femme, à qui cette distinction est défavorable ». Les hommes, plus vigoureux, sont chargés de la chasse, laissant à la femme le soin de « façonner la matière ». Symboliquement, la contribution de la femme à la société est celle de la production de biens, tandis que l’homme participe au bon fonctionnement de la vie commune par l’acquisition de biens par mainmise – le contraire d’un travail productif.
Le véritable enjeu de cette distinction se situe dans le concept de dignité et d’honneur : l’industrie a été assimilée à l’indignité, car elle revient à se mettre au service de quelqu’un ; seuls les « exploits », qui n’impliquent aucune production, accordent honneur et dignité à ceux qui en ont la charge. Ainsi, le recours à la force ou à la ruse, permettant l’exploit, est encouragé et émulé, menant à la création d’une classe supérieure, exempte de travail productif. Lors du passage du stade barbare à la société industrielle, cette division a persisté, donnant naissance à la classe de loisir.
II. La rivalité pécuniaire
La naissance de la classe oisive est directement liée à l’émergence de la propriété. En effet, la première forme de propriété s’est exercée sur des personnes : « c’est la possession des femmes par les hommes valides », c’est-à-dire capables d’exploits. La femme faisait ainsi office de trophée, de preuve de l’exploit et, par la même occasion, produisait les biens et les services qui permettaient à l’homme de se soustraire à la contrainte du travail. L’exploit ainsi rattaché à l’absence de travail d’industrie, la propriété avait alors pour rôle non pas d’accroître les commodités physiques (comme le soutient la théorie économique), mais de prouver sa supériorité. En somme, « le motif qui se trouve à la racine de la propriété, c’est la rivalité ». « La possession des richesses confère l’honneur : c’est une distinction provocante. »
Après cette phase initiale, où la propriété se fait par l’acquisition ou le détournement, s’ensuit une période où l’industrie se développe en se fondant sur la propriété. Ainsi, les possessions ne sont plus « la preuve d’un saccage réussi », mais suffisent en soi pour démontrer sa supériorité. L’activité industrielle devient alors une activité prédatrice et la propriété, la preuve d’une estimable réussite, distincte de l’exploit héroïque.
III. Le loisir ostentatoire
Parmi la classe pécuniairement supérieure, l’exigence la plus impérieuse qu’impose la rivalité est « la nécessité de s’abstenir de tout travail productif », constituant la preuve de la richesse. En effet, « pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder richesse ou pouvoir ; il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seule que va l’estime ».
Le loisir remplit cette fonction. Il ne faut cependant pas entendre par-là une forme de paresse ou d’inaction. Il s’agit de s’affranchir de toute occupation utile. Le loisir est alors une activité improductive, qui témoigne de la possibilité économique de s’offrir une vie d’oisiveté, mais qui peut implique des contraintes et un certain type d’effort. Par exemple, un des moyens pour mettre en évidence le loisir est la prouesse intellectuelle. Les biens « immatériels », comme les arts d’agrément, la semi-érudition, la connaissance d’opération et d’évènements qui ne contribuent pas directement au progrès de la vie humaine, montrent que l’on dispose du temps pour les acquérir et, par conséquent, que ce temps n’est pas consacré à une activité de production. De même, les « bonnes manières », les usages du monde remplissent la même fonction. « Les gens dont le travail mange les jours et l’énergie ne peuvent y prétendre. »
Le service personnel joue également un rôle dans l’exhibition du loisir. En effet, les membres de la classe de loisir ont à leur service toute une série de « servantes spécialisées et efficaces que nulle autre tâche ne vienne distraire de leur principal office » – l’épouse étant la première à avoir été assignée à ce rôle. Ces servantes, ces valets, etc. sont également dispensés de tout travail productif, mais pas pour leur propre estime. Elles sont là pour attester que le maître peut payer leur office, sans obtenir aucune rétribution productive. Leur activité constitue un « loisir délégataire » dont le but est la « valeur ou l’estime au maître et à sa maison à raison du temps que [les délégataires] y ont manifestement gaspillé ».
IV. La consommation ostentatoire
Le propre de l’activité de la classe supérieure est ainsi le gaspillage, afin de montrer que l’on possède assez de ressources pour ne rien produire et, surtout, consommer sans but ni utilité. Ce gaspillage peut être celui du temps et de l’effort, ce que manifeste le loisir, ou celui de biens matériels. Ces deux méthodes étaient initialement équivalentes. Cependant, à mesure que le groupe social s’est agrandi, comme c’est le cas dans nos sociétés industrielles, la consommation va primer le loisir. En effet, l’étalage de biens de consommation étant plus visible que le temps consacré à l’oisiveté, la consommation permet d’atteindre un plus large public.
Par ailleurs, le déclin du loisir au profit de la consommation est exacerbé par une autre force, « étrangère, voire même plus ou moins contraire aux habitudes de gaspillage ostentatoire ». L’essor de l’industrie a entraîné le développement d’un penchant naturel de l’homme : l’instinct artisan. Cette tendance, qui s’exprime avec plus de force chez la classe travailleuse, pousse à désapprouver le gaspillage. C’est pourquoi le loisir est moins adapté que la consommation, car cette dernière peut aisément avoir l’apparence d’utilité. Toute dépense, si vaine soit-elle, peut donner l’impression d’utilité et étouffer le sentiment de dégoût et d’odieux provoqué par l’instinct artisan.
Comme pour le loisir, une partie de la classe des domestiques est ainsi chargée d’une nouvelle tâche : la consommation de biens par procuration. Outre son épouse, le maître va ainsi s’entourer de courtisans et autres servants pour consommer en son nom et pour sa gloire. Il organise également réceptions et bals afin que son hôte soit pris à témoin de la surabondance de bonnes choses qu’offre le maître et dont il ne saurait faire usage à lui seul. Cependant, avec le temps, l’esclavage a mauvaise réputation et tend à disparaître, faisant diminuer avec lui le nombre de consommateurs délégués. Il s’est alors produit un « curieux renversement » avec l’avènement de l’industrie : « les conditions économiques ont réduit le chef à gagner sa vie dans quelque métier ». L’épouse, dernière consommatrice déléguée, doit ainsi se consacrer entièrement à la consommation et au loisir délégataire, pour faire honneur à son mari. Mais, « il ne faut pourtant pas s’y tromper : elle demeure sa chose en théorie, car la délégation habituelle du loisir et de la consommation est la marque immuable de la servante et de l’esclave. »
V. Les aspects pécuniaires du niveau de vie
Pour la majeure partie de la population, la consommation a pour but le confort matériel et pas la consommation ostensible de produits coûteux. Cependant, l’influence de la classe de loisir se fait sentir sur le nombre d’articles de consommation courante qui, de prodigalités, sont progressivement considérés comme des nécessités reconnues. On a ainsi moins de mal à augmenter son niveau de vie qu’à le réduire.
La rivalité, qui s’est imposée à la période barbare, est le moteur de ce phénomène. En effet, l’esprit de comparaison incite à rivaliser avec les classes qui sont immédiatement supérieures, « ceux qui jouissent d’un peu plus de crédit que nous-mêmes », et à vouloir les rejoindre. La baisse de niveau de vie nous est ainsi insupportable, pas pour des raisons de confort matériel, mais pour des raisons d’ordre moral : cela revient à un abaissement de sa propre dignité. Ainsi, la rivalité et le désir de montrer sa dignité sont devenus les principaux moteurs de la vie économique : chaque fois que le rendement industriel augmente et que les moyens d’existence coûtent moins de travail, « les membres actifs de la société, loin de ralentir leur allure et de se laisser respirer, donnent plus d’effort que jamais afin de parvenir à une plus haute dépense visible ».
Dans cette dynamique de rivalité et d’émulation, les classes les plus aisées deviennent des références en matière de consommation, de comportement et de pensée honorables. Ainsi, la classe de loisir a obtenu un pouvoir important : celui de « déterminer, d’une façon générale, quel mode de vie la société doit tenir pour recevable ou générateur de considération ».
VI. Les règles pécuniaires du bon goût
Le gaspillage ostentatoire, apanage de la classe de loisir, est devenu un principe directeur de la vie économique et sociale. « Il apprend à discerner ce qui, style de vie ou marchandises, assure une honnête réputation […] [et] peut influencer de près ou de loin le sens du devoir, le sentiment de la beauté, le sens de l’utilité », etc.
Parmi ces effets, l’un des plus significatifs touche au domaine esthétique. La loi du gaspillage exerce en la matière une double influence : sur la beauté des objets, et celle des personnes. La beauté d’un objet était initialement la raison de son coût élevé : ce qui était beau était nécessairement cher et, par conséquent, cela permettait de témoigner de sa supériorité pécuniaire. Cependant, ce sentiment s’est étendu au point de renverser la proposition : « à force de percevoir les signes de cherté, à force d’identifier beauté et honorabilité, on finit par ne plus tenir pour belle une belle chose qui ne se vend pas cher. »
La loi du gaspillage a également eu un effet sur le jugement de la beauté des personnes, spécialement des femmes. Dans les sociétés anciennes, où les femmes sont évaluées en fonction de leur service aux hommes, la beauté idéale est « une femme robuste aux membres développés ». Puis, lorsque le modèle change et que la fonction de l’épouse se réduit au loisir par délégation, la femme belle a une tournure élancée et la taille fine et est caractérisée par une certaine délicatesse, spécialement des pieds et des mains. Aujourd’hui, alors que la consommation par délégation a perdu de son pouvoir, les canons de beauté tendent à s’éloigner progressivement de ceux de la femme romantique et chevaleresque.
Cependant, force est de constater que les exigences de l’honorabilité pécuniaire et celles de la beauté naïve sont opposées. En effet, les normes du goût sont anciennes, probablement plus anciennes que les institutions pécuniaires. Avec le temps et les adaptations, ces normes ont nécessairement sélectionné des inventions et constructions peu coûteuses. Ainsi, « la beauté d’une forme semble être affaire de facilité d’aperception » et, à ce titre, les objets utiles doivent être naturellement plus esthétiques que les objets ornés. Pourtant, la recherche de l’honorabilité rejette ce qui n’est pas cher, et, ainsi, a parfaitement détruit le beau véritable.
VII. L’habillement, expression de la culture pécuniaire
Les vêtements, toujours en évidence, sont les indications les plus visibles de notre position pécuniaire et, à ce titre, fournissent une illustration exemplaire des effets de la loi du gaspillage ostentatoire.
Comme pour le domaine esthétique, nous considérons d’instinct qu’un beau vêtement est un vêtement cher. Mais, « l’habillement a des possibilités plus subtiles et de plus grandes portées. » En effet, plus que son prix, le vêtement doit attester de la vie de loisir de son porteur : le vêtement doit rendre difficile tout travail productif (à l’instar des chaussures à talon pour les femmes) et montrer qu’il n’a jamais été utilisé (comme le montrent des chaussures brillantes, un linge immaculé, etc.).
En outre, l’habillement « doit être au goût du jour », c’est-à-dire suivre la mode. Dans un premier temps, cette exigence augmente la dépense ostentatoire et la rend plus fréquente. Cependant, sa principale utilité ne réside pas dans la dépense, mais dans la nécessité de résoudre le conflit entre la beauté véritable et la pseudobeauté produite par les exigences du gaspillage ostentatoire. Comme nous l’avons expliqué plus haut, l’artistique et le coûteux sont antinomiques. Ainsi, le vêtement produit selon la loi du gaspillage ostentatoire est inévitablement laid, mais la mode et le renouvellement continuel des formes du vêtement permettent de cacher cette laideur derrière une apparente utilité de la nouvelle forme.
VIII. L’exemption de l’industrie et le conservatisme
L’évolution humaine est un processus de « lutte pour l’existence » et, par conséquent, « d’adaptation sélective ». Les institutions sociales sont profondément liées à ce processus : elles résultent de ce processus autant qu’elles l’influencent. En effet, les institutions, constituées par les habitudes mentales et les façons de penser les plus répandues, sélectionnent les mentalités les plus adaptées à elles, tout en s’adaptant aux évolutions des mentalités. Dans ces conditions, les institutions sont toujours amenées à consolider les mentalités de l’époque qui les précèdent ; « aussi ne sont-elles jamais pleinement accordées aux exigences du présent ».
En parallèle de ce processus de sélection, il existe un facteur d’inertie sociale et psychologique, de conservatisme, selon lequel « les façons de voir d’aujourd’hui tendent à perdurer indéfiniment, à moins que les circonstances ne contraignent les hommes d’en changer ». Ce facteur concerne particulièrement les membres de la société dont les intérêts sont favorisés dans le présent. « Cette position protégée, c’est celle de la classe riche et désœuvrée, face aux forces économiques qui tirent vers un rajustement. »
Trois éléments expliquent le conservatisme de la classe de loisir et son influence sur le reste de la société. D’abord, l’inertie propre à cette classe. En effet, tout changement est nécessairement contraint par un choc extérieur ; autrement, les hommes répugnent au changement. Or, les membres de la classe de loisir, par leur position, ne souffrent pas des aléas extérieurs. « L’explication que l’on propose ici ne lui attribue aucun mobile méprisable. C’est d’instinct qu’elle dit non au changement. »
Une seconde explication tient à l’exemple qu’elle donne et qui prescrit le gaspillage ostentatoire et le conservatisme. Le comportement de la classe la plus haute a une valeur honorifique, y compris ses tendances conservatrices.
Enfin, le système d’inégale distribution de la richesse et des moyens de subsistance renforce encore ce facteur conservateur. Pour entamer un changement, il faut disposer de suffisamment d’énergie. Or, au sein des classes inférieures, la fatigue et la sous-alimentation absorbent une part importante de leur énergie et empêchent ainsi tout changement.
IX. La conservation des traits archaïques
Il existe deux principaux types de comportements hérités du passé : les traits pacifiques et les traits prédateurs. Ces derniers se sont développés en même temps que la classe de loisir, au cours de la période barbare, et ont ainsi structuré les comportements de cette dernière. Les traits prédateurs, habitudes rapaces et autres réflexes de rivalité et de concurrence, sont parfaitement adaptés pour défendre les intérêts immédiats de l’individu. Ils favorisent ainsi les activités pécuniaires et celles qui touchent à la propriété, apanage de la classe de loisir. Ces professions étant considérées les plus honorables, le système des convenances favorise le tempérament rapace.
Cependant qu’ils défendent l’individu, ces traits sont en défaveur du bien commun. En effet, « les intérêts collectifs de toute société tournent autour de l’efficacité industrielle […], là où font merveille la probité, la diligence, les façons paisibles, la bonne volonté, la solidarité. » Les activités industrielles « adaptent leurs façons de penser aux fins de la vie collective, qui n’ont rien de commun avec la brigue envieuse ».
Pourtant, aucune différence de tempérament de ce type n’est constatée entre les différentes classes de la société. En effet, l’influence de la classe de loisir et les effets de la concurrence pécuniaire touchent l’ensemble de la société, ce qui favorise grandement les tempéraments rapaces.
X. Survivances modernes de la prouesse
Parmi les traits archaïques hérités de la période barbare, la classe de loisir est particulièrement caractérisée par son penchant pour le combat, dérivé des traits de prédation. Ainsi, dans la classe de loisir, le courage martial est honorable, qu’il s’agisse de la guerre ou du gouvernement, des activités éminemment prédatrices. Le peuple, en revanche, refuse le combat lorsqu’il n’est pas défensif.
Une analyse plus profonde révèle le caractère immature d’un tel comportement : « très marqué d’ordinaire chez l’enfant mâle, cet intervalle rapace est de quelque durée, mais il prend généralement fin (quand il prend fin) avec l’arrivée de l’âge adulte », c’est-à-dire lorsque les individus prennent conscience de l’utilité qu’ils peuvent avoir pour la collectivité. Dans la classe de loisir, cependant, ce tempérament rapace et prédateur, essentiellement adolescent, persiste à l’âge adulte. L’attrait qu’exercent les activités sportives est particulièrement significatif : le tempérament encouragé par le sport est particulièrement puéril, comme en témoignent les diverses mises en scène et comédie qui caractérise ces activités (on pense par exemple aux crâneries des sportifs lors des compétitions).
Ce que ces activités ont en commun, c’est leur rapport à « l’exploit », à la prouesse, qui était, à l’époque barbare, synonyme de dignité et d’honneur.
Ces tendances prédatrices et combatives, encore une fois, se propagent au reste de la société, particulièrement grâce à la fascination qu’exerce le sport sur les classes inférieures. Sa popularité parmi ces populations a pour effet de favoriser la survivance du tempérament et des habitudes rapaces dans l’ensemble de la société, et plus seulement au sein de la classe oisive. Ainsi, ils favorisent deux caractères, qui sont pourtant contre-productifs d’un point de vue industriel : la force et la fraude. « Ces deux moyens se rencontrent à des degrés divers dans la guerre moderne, dans les professions pécuniaires, et dans les sports et jeux. » Or, « la tournure d’esprit qu’ils dénotent, c’est un égoïsme étroit » qui s’oppose aux usages de la vie collective.
XI. La foi en la chance
Une autre caractéristique du système de rivalité barbare est le penchant pour le jeu, que l’on observe particulièrement chez les sportifs ou chez les hommes portés à guerroyer. Ce penchant repose sur un trait primitif, apparu à un stade antérieur à la culture prédatrice : la croyance en la chance. Dans sa forme primitive, cette croyance relève d’un sentiment animiste qui impute aux objets une individualité – presque une personnalité – sur laquelle l’homme archaïque peut exercer une influence. Ce sentiment, repris et transmué par la culture barbare de rivalité, s’est transformé en « une croyance plus ou moins informulée dans un impénétrable agent surnaturel » ou « une tendance extra-physique intervenant dans le cours des évènements ».
Or, l’élément irrationnel contenu dans cette tendance intervient dans le développement industriel en le ralentissant sensiblement. En effet, la croyance dans un agent surnaturel, que l’on considère être responsable du déroulement des évènements, empêche le « processus de causation quantitative » propre à l’esprit d’industrie. L’homme ne peut agir rationnellement et efficacement dès lors qu'il s’en remet à l’agent surnaturel. Il s’interdit, en conséquence, de diriger le cours des évènements.
XII. Les pratiques de dévotion
Le tempérament du joueur ou du sportif, précédemment décrit, rejoint celui du fidèle d’une confession : chacun s’en remet à « une croyance en une intervention surnaturelle dans l’enchaînement des faits » et se plie ainsi aux exigences de la chance, pour le joueur, ou aux « impénétrables décrets de la divinité », pour le fidèle. Les joueurs se soumettent d’ailleurs aisément aux impératifs religieux.
Comme la foi en la chance, la croyance religieuse se rattache au système de valeurs prédateur. Les cultes se sont construits en même temps que ce dernier et ont ainsi assimilé ses principes. Ainsi, le rapport de fidélité qu’entretient le croyant avec sa divinité est tout à fait similaire à la relation de domination qui existe entre le noble et le vilain, entre la classe dominante et la classe servile ou entre le maître et l’esclave. « L’acte de propitiation ou d’adoration s’adresse positivement au sens du rang social que l’on impute à l’inscrutable puissance. »
Les pratiques et les effets de ces cultes sur la vie économique et sociale reproduisent ainsi les caractères du système de concurrence maintenu en place par la classe oisive. « Ces pratiques ont une importance plus directe en ce qu’elles modifient les activités économiques de la société, surtout au regard de la distribution et de la consommation des marchandises. » Les cultes encouragent ainsi la consommation pieuse de biens et de services, comme les ornements cérémoniels, les autels, les églises, les habits de fêtes, et d’autres articles de gaspillage ostentatoire. De même, les classes particulières issues des cultes religieux, constituées par les prêtres et autres membres du clergé, s’apparentent à la classe domestique chargée du loisir et de la consommation délégataire. Ses membres sont incités à s’abstenir de tout travail productif, surtout s’il est lucratif, et consacrent l’intégralité de leur temps à la gloire de la divinité. La vie des laïcs, dans la mesure où ils sont censés être, eux aussi, des serviteurs de la divinité, prend aussi cet aspect délégataire – ce qui renforce encore l’habitude à être dominé.
Ses traits communs entre les cultes et le système de valeur prédateur favorisent la croyance religieuse parmi la classe oisive, mais conduisent à son déclin parmi « les classes dont les fonctions se rapprochent de celles de l’ingénieur et du mécanicien ». Le travailleur, fidèle à l’esprit d’industrie, doit préférer le raisonnement efficace et industriel, aux croyances irrationnelles.
XIII. Survivances de l’intérêt sans jalousie
Le développement de la société industrielle a fragilisé le système hiérarchique et conduit à la désagrégation du culte et de son code d’observances rituelles. Les valeurs de la classe de loisir, reposant sur la rivalité, l’abstention de tout travail d’industrie, et le gaspillage ostentatoire sont incompatibles avec l’esprit d’industrie qui prend aujourd’hui une importance croissance. Sont ainsi apparus de nouveaux motifs comme la charité, la confraternité ou l’esprit de société, plus adaptés à la vie collective et s’identifiant mieux au processus vital.
Ainsi, la classe de loisir semble s’être défaite de ses vieilles habitudes. Protégés contre les aléas de la vie économique, ses membres peuvent plus aisément se passer des réflexes de rivalité et de prédation. Ils adoptent d’autant plus facilement des comportements antéprédateurs que le code des bienséances n’approuve pas positivement ces comportements barbares. Ainsi, de nombreux administrateurs financiers intègrent l’industrie, une multitude d’organisations se proposent des buts qui tiennent de la charité ou du progrès social, etc.
Mais, « tout compté et tout rabattu, il y a pourtant [dans ces comportements] un reliquat de motifs étrangers à la rivalité. » En effet, les règles pécuniaires prédominent toujours et, au sein de la classe de loisir, il n’est pas honorable de s’intéresser de trop près à l’utile, qui est assimilé à la vulgarité. Ainsi, tout mouvement vers la charité ou la confraternité est transmué et devient un nouveau moyen d’exercer ses instincts prédateurs. Les motifs affichés ne servent alors qu’à cacher la véritable motivation de l’agent : rehausser sa réputation.
XIV. Les études supérieures, expression de la culture pécuniaire
L’école, de manière générale, a toujours servi à former les générations montantes pour que ces dernières incorporent les façons de penser convenables. À leurs origines, les études étaient associées au culte, afin de former la classe sacerdotale au service de la divinité.
Ses origines religieuses expliquent que l’université présente une dimension rituelle, touchant presque à la magie et qui a survécu au temps. « Aujourd’hui même la société savante admet dans ses usages la toque et la toge, l’examen de fin d’études, l’initiation, les cérémonies de remise des diplômes, la collation des grades, les dignités, les prérogatives. » La survivance des rituels est particulièrement marquée dans la formation des classes sacerdotale et oisive, où ces dernières apprennent à consommer les biens matériels et immatériels dans un domaine et par des moyens convenus et honorables.
« Ce qu’indiquent les survivances du rituel, c’est un conservatisme dominant, pour ne pas parler d’un sentiment réactionnaire. » Les étudiants de la classe oisive sont ainsi orientés vers la régression et empêchés de progresser en direction de la « connaissance positive, celle qui concourt le mieux aux fins de l’industrie ». Si un membre de la classe de loisir présente des dispositions intellectuelles particulières, il est immédiatement détourné des sciences et dirigé vers l’érudition classique et conventionnelle, qui participent aux activités de loisir ostentatoire. « Le souci de comparaison provocante, la soif de mérite pécuniaire ou de tout autre mérite honorifique, ont des chances de retenir l’attention de la classe de loisir aux dépens du souci de connaissance. »
Un changement s’est toutefois produit au sein des universités. Les humanités, c’est-à-dire les savoirs purement ostentatoires, doivent désormais partager l’espace universitaire avec les sciences. Les valeurs prédatrices, les connaissances de « culture » qui dominent au sein de la classe de loisir n’étant plus adaptées à l’ère industrielle, les sciences ont pu s’imposer, contre le gré des universités, par le bas : sous la pression exercée par certains membres de la classe laborieuse, les sciences, dans lesquelles dominent l’utile et l’efficacité, ont pu ainsi se faire une place, encore minoritaire, au sein du monde universitaire.
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