Derrière la colère agricole, l’humiliation de l’ordre néolibéral

Même si elle a été dissipée trop tôt pour produire des effets politiques majeurs, la colère du monde paysan a apporté une contribution appréciable à la mise en cause de l’ordre idéologique néolibéral.

publié le 20/02/2024 Par Éric Juillot

Il ne fallait certes pas s’attendre à un résultat spectaculaire. La crise qui affecte le monde agricole a des racines si profondes et si enchevêtrées qu’il n’était pas possible de les traiter en quelques jours et dans l’urgence. Le bilan de ce soudain accès de fièvre politique pourra donc sembler modeste : quelques aides sectorielles, quelques concessions partielles et parfois contestables – sur le plan environnemental notamment – auront suffi à désamorcer la crise pour le moment.

Mais cette dernière aura eu deux grands mérites : en mettant à nu l’écheveau des contraintes intenables et parfois contradictoires sous lesquelles les agriculteurs doivent travailler, peut-être aura-t-elle permis une prise de conscience générale de nature à faire progresser le débat public sur ce sujet stratégique. Plus utilement encore, elle aura mis en lumière le tragique affaiblissement des pouvoirs publics, dépossédés des moyens d’agir par quarante ans de construction européenne sous le sceau du néolibéralisme.

Une responsabilité politique diluée jusqu’à l’impotence

La crise a mis à nu des effets de structure qui jouent habituellement de manière souterraine. Personne ordinairement, dans les milieux gouvernementaux comme au sein des médias institutionnels, ne souhaite s’appesantir sur la faiblesse des moyens d’action concrets dont disposent les pouvoirs publics sur tel ou tel sujet. Il ne faudrait pas alimenter ainsi par mégarde le « populisme » ou l’hostilité à l’UE. Mais l’extrême sensibilité de la crise agricole aussi bien que le soutien massif de la population à la colère paysanne ont obligé les responsables politiques à agir précipitamment, au risque d’exposer au grand jour leur faiblesse et leur dépendance. Si, in fine, ils sont parvenus à éteindre l’incendie, la séquence politique qui s’achève les aura vus chercher frénétiquement secours et appui du côté de Bruxelles, où se prennent des décisions essentielles sur lesquelles ils n’ont qu’une prise modeste.

Le chef de l’État en personne s’est ainsi échiné à obtenir de la Commission européenne l’annonce d’une suspension des négociations du traité de libre-échange entre l’UE et le Mercosur, dont le volet agricole inquiète légitimement les éleveurs français. Il n’a pas hésité à prendre le risque de déclarer qu’il avait obtenu cette suspension, quitte à s’exposer au ridicule que lui a valu un démenti immédiat de la Commission à ce sujet. Pathétique sur le plan de la communication, cette passe d’armes avait quelque chose de consternant sur le plan purement politique : elle illustre en effet cruellement le degré d’abaissement atteint par les détenteurs du pouvoir, dont les plus éminents en sont réduits à quémander auprès d’une instance supranationale illégitime des éléments de langage pour l’aider à manœuvrer leurs concitoyens.

Les Français ont par ailleurs pu découvrir qu’un des volets les plus importants de la politique agricole avait été décidé loin d’eux, dans les couloirs de la Commission, dans les réunions du Conseil européen, et au sein d’un Parlement dont la plupart des membres ne parlent pas leur langue : la stratégie from farm to fork (de la ferme à la fourchette), déclinaison agricole du Pacte Vert pour l'Europe, a été pour la circonstance portée à leur connaissance. Gageons que la plupart n’en avaient jamais entendu parler, non pas parce qu’ils s’en désintéressent mais parce le système institutionnel qui l’a vu naître, par sa triple dimension hors sol, technocratique et multinationale, est de nature à les court-circuiter.

Dès son commencement en 1957, la construction européenne a fait de l’agriculture – à la demande de la France et pour son grand profit initial – sa plus importante politique commune. Mais le développement institutionnel et juridique d’une CEE devenue UE en 1992 a abouti, dans ce domaine comme dans d’autres, à une véritable dépossession démocratique. Alors que la volonté du peuple avait pour réceptacle unique des pouvoirs politiques nationaux mandatés pour agir en son nom, ceux-ci sont désormais entravés dans leur capacité d’action par l’appartenance de la France à l’UE. Or, l’UE se caractérise par un processus décisionnel complexe, incompréhensible aux non-initiés, dans lequel la volonté populaire a vocation à se diluer jusqu’à se perdre.

Cette complexité induit en outre une rigidité qui rend impossible la réactivité nécessaire en temps de crise. Le « green deal » européen est une machine très lourde qui ne saurait être reconfigurée dans l’urgence à la demande d’un seul État membre… Il faut pour cela l’accord de tous les autres, le soutien de la bureaucratie bruxelloise et l’aval des parlementaires, dont on a accru le pouvoir ces dernières années en instaurant un « trilogue » Conseil-Commission-Parlement censé donner plus de poids à ce dernier.

À mesure qu’il se mettait en place, cet invraisemblable bazar institutionnel a fini par devenir un vecteur de premier plan de l’affaiblissement de la parole publique. Pourquoi les responsables politiques devraient-ils être crus, même lorsqu’ils sont sincères, dès lors que leur capacité à agir promptement et efficacement est réduite à peu de chose par le faisceau de contraintes institutionnelles et juridiques, supranationales et internationales, dans lequel ils évoluent ? Pourquoi faudrait-il s’en remettre à eux dès lors qu’ils ne sont plus, au sein de ce système, qu’un acteur parmi d’autres dont la légitimité politique – autrefois gage de suprématie – s’incline devant les impératifs du Marché et de l’idéologie post-nationale ?

L’accès de colère du monde paysan a donc démontré une fois de plus l’affaissement de la démocratie en France par l’affaiblissement structurel de ses élus.

Une domination idéologique battue en brèche

À l’instar du mouvement des Gilets jaunes, mais sur un mode mineur, la crise a représenté un coup de boutoir de plus contre l’idéologie dominante, c’est-à-dire contre le néolibéralisme. Dans sa dimension économique, ce dernier fait du libre-échange l’état naturel des relations commerciales entre les nations, jusqu’à devenir une croyance inébranlable connectée non pas seulement à l’économie – avec le mythe de l’enrichissement mutuel par l’échange – mais aussi à la politique et à la morale – le doux commerce pacificateur, vecteur de rapprochement entre les peuples et les États.

Journée nationale d'actions et de barrages routiers organisée par plusieurs syndicats agricoles, à Rennes, le 25 janvier 2024 (Photo DAMIEN MEYER / AFP)

Si, ces dernières décennies, aucun démenti d’ampleur émanant de la réalité ne pouvait entamer la force de cette croyance, il n’en est plus de même depuis quelques années. Compte tenu de leur ampleur, les dégâts humains, sociaux, économiques ou environnementaux d’un libre-échange appliqué inconditionnellement ne peuvent plus être dissimulés. Ils sont particulièrement sensibles dans le cas de l’agriculture.

Si les problèmes et les défis auxquels l’agriculture française est confrontée sont multiformes, beaucoup d’entre eux soulèvent directement ou indirectement la question du libre-échange : la « concurrence déloyale » dénoncée ces derniers jours à longueur de débats ne peut exister qu’à la condition du libre-échange qui, au sein de l’UE comme à l’extérieur, accorde un avantage compétitif aux États et aux agriculteurs dont les normes sociales et environnementales sont les plus faibles. Vouloir, dans ce cadre libre-échangiste, faire des agriculteurs français les plus vertueux dans ces domaines essentiels condamne nécessairement une partie d’entre eux à la disparition, une autre à la pauvreté et une autre encore à une concentration qui suscite bien des réticences dans l’opinion publique.

À l’échelle du secteur, cela finit même par peser sur sa performance exportatrice globale, qui repose principalement aujourd’hui sur le poste vins et spiritueux, quand beaucoup d’autres deviennent progressivement déficitaires. Les exemples de cette situation intenable sont légion : baisse de la production de cerises ravagée par une mouche contre laquelle il n’est plus possible d’utiliser les insecticides efficaces, remplacée sur le marché français par des cerises turques traitées avec ces pesticides ; difficulté des maraîchers antillais à écouler localement leur production face à la concurrence caribéenne, déclin global de la production de fruits et légumes, de viande bovine, de betterave, etc.

Or, il se trouve que le libre-échange relève aujourd’hui d’un dogme intangible dans les milieux dirigeants, à Paris et plus encore à Bruxelles. Les agriculteurs français sont donc pris aux pièges des croyances propres aux élites, auxquelles celles-ci s’accrochent envers et contre tout : les traités de libre-échange sont toujours signés avec constance entre l’UE et d’autres régions ou pays (Corée du Sud, Japon, Canada, Nouvelle-Zélande, Canada, Mercosur) ; ces traités font souvent de l’agriculture une variable d’ajustement.

Plus gravement encore, le marché unique, à la différence du marché commun qui l’a précédé, est désormais un facteur d’affaiblissement pour l’agriculture française, loin des mirages qui ont présidé à sa naissance en 1992. La France réussit ainsi l’exploit d’être déficitaire désormais dans ses échanges agroalimentaires avec le reste de l’UE, alors qu’elle possède les plus beaux atouts naturels dans ce domaine parmi les 27.

Entre la concurrence de l’Espagne sur les fruits et légumes, celle des Pays-Bas pour les fleurs coupées, de l’Allemagne pour la viande et les produits agroalimentaires, celle de toute l’UE pour l’agriculture biologique (le cahier des charges français dans ce domaine étant le plus draconien), l’agriculture française se trouve aujourd’hui en difficulté. Si elle ne se fait pas autant sentir qu’en Pologne, la concurrence ukrainienne est déjà perceptible sur le sol français. La perspective, même lointaine, d’une intégration de ce pays à l’UE constituerait pour nos agriculteurs une catastrophe, sur laquelle Pierre Lellouche, dans un article incisif, a récemment tenu à alerter.

Il est exclu que le pouvoir en place trouve en lui la force de remettre en cause ce cadre idéologique destructeur. Il lui est viscéralement attaché, pour des raisons irrationnelles, et préférera quoiqu’il en coûte louvoyer et échafauder des manœuvres dilatoires, mentir ou miser sur une fuite en avant, plutôt que d’y renoncer. Mais, ailleurs sur l’échiquier partisan, d’autres forces politiques assumeront l’idée d’un renouveau idéologique par conviction ou par calcul : de LFI au RN, les thématiques protectionnistes s’expriment chaque année avec une force accrue, à un point tel que même LR s’en trouve influencé. Ce parti de stricte obédience néolibérale a ainsi récemment proposé, dans son « livre blanc » pour l’agriculture française, un inattendu moratoire sur le libre-échange. Si ses contours sont flous, si elle n’engage pas véritablement un parti d’autant plus facilement subversif qu’il n’est pas au pouvoir, cette proposition témoigne cependant d’un changement graduel de l’air du temps, que les soubresauts de notre politique intérieure contribuent à accélérer.

Des politiques protectionnistes, si elles venaient à être mises en œuvre, constitueraient à l’évidence une solution à certains problèmes auxquels l’agriculture est confrontée. Au cœur de l’Europe, l’exemple suisse est là pour le démontrer. Mais elles auraient aussi pour inconvénient de peser négativement sur les prix alimentaires : une question sensible qu’aucun pouvoir politique ne peut se permettre d’ignorer, et qui nécessiterait un traitement social spécifique. Une chose est certaine cependant : dans le cadre idéologique et institutionnel actuel, il est tout simplement impossible de faire tenir ensemble les objectifs de sécurité sanitaire et de qualité environnementale, de performance productive et de prospérité agricole, ou encore de souveraineté alimentaire.

Photo d'ouverture : Barrage routier des agriculteurs sur l'autoroute A16 à Beauvais, le 29 janvier 2024 (Photo Sameer Al-Doumy / AFP)