Les prochaines élections européennes risquent de consacrer la victoire de l’extrême droite en France, laissant derrière elle les représentants du macronisme, mais aussi les listes conduites par Raphaël Glucksmann et Manon Aubry, assez loin derrière. Le constat est clair : la formation de Jordan Bardella rejoint la dynamique actuellement à l’œuvre dans l’Union européenne. Les récentes élections aux Pays-Bas, au Portugal, en Finlande, en Suède en témoignent. Les forces de gauche, quant à elle, sont en évidente rétraction un peu partout sur le continent.

publié le 29/04/2024 Par Frédéric Farah

L’Union européenne penche politiquement à droite voire à l’extrême droite. Sans nul doute, l’évènement majeur depuis la fin de la Guerre froide est l’épuisement progressif et rapide des forces de gauche. Ce ne sont plus seulement les partis de ce bord de l’échiquier politique qui peinent à remporter des élections, c’est tout un corpus idéologique organisé autour du souci de l’égalité, de la justice sociale, de la solidarité qui tend à reculer et à perdre en audience.

Sans pouvoir refaire le chemin qui a conduit à cette situation, quelques jalons du déclin voire de la disparition d’une force politique historiquement centrale méritent d’être retracés.

La perte de l’horizon révolutionnaire

Les années 1970 se sont accompagnées d’une redécouverte progressive de la thématique des droits de l’Homme et de l’affirmation d’une critique antitotalitaire significative. Cette dernière mettait en lumière les impasses du projet révolutionnaire à l’est, qui avait conduit à la négation des libertés individuelles et collectives. La révolution comme facteur de changement semblait dans l’impasse.

Progressivement, l’horizon révolutionnaire allait quitter l’espace mental de la gauche. De la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, les différents partis de gauche du continent ont été en proie à des débats vifs et affutés sur la tension entre réforme et révolution. Fallait-il en finir avec le capitalisme et ses structures pour faire advenir un autre régime socio-économique ou au contraire, demeurer dans une logique « possibiliste » – pour reprendre un terme de la période – c’est-à-dire obtenir des concessions pour rendre le système économique plus acceptable pour le plus grand nombre ? Même la victoire de Blum en 1936 ne s’inscrivait pas dans une logique révolutionnaire affichée.

La gauche allemande avait ouvert la voie dès la fin des années 1950 en renonçant à la lutte des classes. La France, après la victoire de François Mitterrand en 1981, entamait un revirement à partir de juin 1982 pour le consacrer dans le tournant de la rigueur de 1983. L’idéal de rupture fut abandonné et c’est une culture de gouvernement que décida de promouvoir le parti socialiste. Il s’agissait de réconcilier les Français avec le marché.

L’espérance révolutionnaire disparut sans bruit et il resta le terme de réforme. Il fut vite récupéré par les forces d’inspiration néolibérale qui en firent un paravent commode pour cacher un vaste plan de régression sociale et économique – un programme entamé de manière décisive au cours de la décennie 1980 et qui ne voit pas de terme. Les effets sont connus : précarisation de franges élargies de la population active, tassement du niveau de vie, déstructuration des services publics, montée de la pauvreté.

Puisque de la tension entre réforme et révolution, il ne restait plus que la réforme, alors il convenait d’introduire une nouvelle distinction entre le réformisme de gauche et celui de droite. Le réformisme de droite visait à restaurer les mécanismes de marché, une plus grande concurrence, et une flexibilité du marché du travail. Le réformisme de gauche, quant à lui, allait davantage dans le sens d’une plus grande redistribution et d’une plus grande protection des travailleurs.

Quand la gauche trahit les travailleurs et se met au service du marché

La chute du bloc de l’Est a eu des effets sur le socialisme et la gauche en général, puisqu’il a laissé entendre a contrario une victoire sans appel des forces du capitalisme. Le communisme ouest européen acheva alors son déclin déjà entamé dans les décennies antérieures. Mais, au-delà de la reconnaissance de la faillite du modèle socialiste comme alternative, c’est la gauche elle-même qui décida de rejoindre les orientations néolibérales ou pire s’en fit le relais.

On ne dira jamais assez la faillite des élites de tout bord qui ont considéré l’industrie, la classe ouvrière comme appartenant aux oubliettes de l’histoire.

La gauche de gouvernement aux affaires n’a eu de cesse de privatiser, d’accepter les règles budgétaires européennes, de favoriser la flexibilité du marché du travail. Elle a même théorisé une impuissance affirmant, avec Lionel Jospin, dans les années 1990, que l’État ne pouvait pas tout ; ou déclarant, une décennie plus tôt, que tout avait été essayé en matière de chômage.

Pour la gauche, il ne s’agissait plus de limiter le marché, de le réglementer, mais d’en limiter les effets les plus négatifs.

C’est la gauche, avec des figures comme Jacques Delors, qui a favorisé la naissance d’une Europe libérale dans laquelle le capital allait détenir un avantage sur le travail. À partir du moment où sa pleine mobilité était garantie, il pouvait s’établir librement et jouer de la concurrence malsaine entre les systèmes sociaux et fiscaux pour faire advenir des conditions de rémunération du capital plus favorables.

La monnaie unique, dont la fonction première a été d’éroder la capacité de négociation des salariés, a été un mauvais coup porté au monde du travail. La monnaie devenant rigide, il ne restait plus qu’à retrouver la flexibilité sur les travailleurs et leurs salaires. Partout en Europe, au cours de la décennie 1990, les différents gouvernements dits sociaux-démocrates ont redimensionné à la baisse l’État social : réformes du marché du travail, des retraites pour ne dire que cela.

La gauche a abandonné la classe ouvrière, les travailleurs et, pire, a agi contre eux. Il en a été de même dans les autres pays européens. L’Italie en est aussi l’illustration cruelle. Romano Prodi l’ancien président du conseil italien de sensibilité de gauche a piloté de vastes privatisations dans les années 1990. C’est Matteo Renzi, leader de gauche qui, par sa réforme emblématique du marché du travail, a achevé de malmener le statut des travailleurs italiens de 1970.

En France, c’est Mme El Khomri, à l’époque du gouvernement Valls, qui a donné par sa législation une flexibilité supérieure aux employeurs, sans compter les réformes de l’assurance chômage dont l’une, pilotée par le gouvernement de Mme Borne, qui se réclamait d’une sensibilité « de gauche ».

Ce faisant, les gauches européennes ont non seulement ignoré les classes ouvrières mais, par l’acceptation et l’encouragement d’un programme d’inspiration libérale, ont réussi aussi à déstabiliser des franges des classes moyennes qui représentaient une part de leurs électorats.

Le Parti socialiste français a été, avant tout, un parti composé de ce que l’on nommait les nouvelles classes moyennes des années 1970. La déstabilisation de ce groupe central dans l’histoire des différentes Républiques françaises a largement contribué à l’essor de l’extrême droite et à l’épuisement des partis du gouvernement.

L’avènement du sociétal au détriment du social

La gauche française, mais pas seulement, s’est détournée de la question sociale qui a été depuis le XIXe siècle un marqueur central de cette force politique. Cette dernière émerge dans les années 1840 ; elle faisait des conditions de travail, de rémunération, du temps de travail et des droits des ouvriers, des thèmes mobilisateurs des mouvements syndicaux en cours de formation.

Cette question a connu des moments d’affirmation lors d’épisodes qui appartiennent à la mémoire collective : les grèves de 1936 ou celles de juin 1968. La conquête des droits sociaux incarnée par la sécurité sociale ou encore énoncée avec force dans le préambule de la Constitution de 1946 – dont la valeur constitutionnelle demeure – est aussi l’expression de la mobilisation des forces de gauche.

Mais, si les années 1960-1970 ont été le moment d’expression de nouveaux mouvements sociaux, pour reprendre une thématique chère au grand sociologue français Alain Touraine, ce sont les années 1980 qui ont largement enterré l’idée d’une lutte des classes.

C’est sur la ruine des identifications à la classe ou à la nation que la thématique identitaire a pris le relais. La question de l’identité devient alors centrale et ce sont les questions organisées autour du genre, des origines qui vont devenir prégnantes. Dans une note du think tank Terra Nova en 2011, la question ouvrière a semblé secondaire et il est apparu nécessaire à leurs auteurs d’inviter la gauche à plus se tourner vers les questions culturelles.

De ce fait, un ensemble de thématiques économiques et sociales a été repris par d’autres forces politiques et en particulier l’extrême droite, dont le discours politique est passé de l’adhésion bruyante au reaganisme dans les années 1980 à une fibre qui se voulait plus sociale dans les années 2000.

Ce détournement de la classe ouvrière et des questions du pouvoir d’achat, d’emploi, de niveaux de vie a frappé aussi les démocrates américains, plus soucieux des questions des minorités.

Une gauche au cœur d’une grande confusion intellectuelle et politique

Au regard de ces quarante années d’évolution des forces de gauche tracées à grands traits, règne une confusion aussi bien idéologique que politique. Si l’on s’en tient à deux exemples, l’Italie et la France, que voit-on à l’œuvre ?

Le parti socialiste, qui a été la force propulsive de la gauche, n’est plus. Sa candidate à l’élection présidentielle, Madame Hidalgo, a fait un score même inférieur à des candidatures que l’on nomme de témoignage. Le réseau militant et intellectuel de ce parti s’est réduit et, même s’il existe encore des sociétés de pensées et des relais médiatiques, la force militante s’est tarie. Pour la présente élection européenne, c’est un candidat non socialiste, Raphaël Glucksmann, qui est chargé d’incarner cette famille politique.

La frange plus à gauche – la France insoumise – aux prises avec des divisions internes, perd de sa capacité à rassembler malgré son programme de rupture et sa capacité à s’adresser au monde du travail. Mais au-delà des jeux électoraux de bon aloi pour accéder aux affaires, que signifie être de gauche aujourd’hui dans le cadre d’une crise climatique dont les effets se font sentir avec force de semaine en semaine ? Que signifie être de gauche dans un environnement économique européen et mondialisé, qu’elle a largement contribué à faire naître, mais qui l’a piégée à la fin ? Que signifie être de gauche à l’heure des périls géopolitiques qui ne cessent de croître ?

Le plus inquiétant n’est pas tant la disparition des militants aussi importants soient-ils, mais la disparition d’un effort intellectuel de théorisation et d’élaboration d’un récit collectif capable de redevenir une force majoritaire. La gauche est devenue paresseuse intellectuellement, voire opportuniste. Depuis les années 1980, elle s’est abandonnée à une adhésion à l’ordre du monde pour ne pas dire aux désordres du monde, en y ajoutant un peu de justice sociale, mais sa pensée n’est plus de l’ordre de la rupture, mais de l’aménagement de l’existant en jouant surtout sur les leviers de la redistribution, mais moins sur la construction d’un socialisme de la production.

La gauche italienne reste largement orpheline de la disparition du parti communiste, et la mort de la première République italienne, après 1992, a fait éclater les partis traditionnels emportés dans l’opération « mains propres ». La longue séquence Berlusconienne a définitivement imprégné les différentes forces politiques dans leurs manières de faire de la politique.

Aujourd’hui, le parti démocrate, né de la fusion de plusieurs partis de gauche, a commencé sa carrière déjà au centre et à l’image du parti socialiste français des années 1980. Il a largement suivi les orientations néolibérales et Matteo Renzi, qui a quitté le parti depuis, a été l’expression la plus aboutie de cette dérive. Aujourd’hui, sa reprise en main par le jeune Elly Schlein ne semble pas offrir une alternative crédible à l’extrême droite, malgré quelques succès électoraux.

Le contexte actuel ouvre aux forces de gauche autant de perspectives que d’impasses. Il lui appartient d’offrir un récit à des populations européennes inquiètes par les périls géopolitiques et climatiques et aussi par les agitations idéologiques de l’extrême droite brandissant un grand remplacement ou encore l’invasion de hordes étrangères désirant imposer leurs modes de vie et leurs croyances pour ne dire que cela.

La gauche part de loin tant elle doit redonner confiance et trouver un électorat qui l’a largement désertée. Pour ce faire, elle doit faire un réel aggiornamento de ses croyances et le bilan de ses errances. En somme, elle doit redevenir elle-même sans pour autant céder à un productivisme de bon aloi pour vouloir encore garantir les droits sociaux des collectivités du continent.