La chute de Bachar el-Assad, à la suite d’une offensive éclair du groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham, a pris tout le monde de court. Elle rebat les cartes à la fois dans une Syrie soudainement plongée dans l’incertitude sur son avenir après des années de gel relatif du conflit, et dans un paysage géopolitique plus large où une multitude d’acteurs doivent se repositionner pour appréhender cette nouvelle donne au Levant.

publié le 13/12/2024 Par Paul Fernandez-Mateo

Le dénouement de la guerre civile syrienne a jailli de nulle part. Depuis déjà des années, le conflit syrien ne faisait plus parler de lui. En dehors de quelques bombardements sporadiques des aviations syrienne et russe sur la province d’Idlib, la situation semblait s’être détendue à tel point que le processus de normalisation politique de Bachar el-Assad à travers le monde arabe avançait désormais bon train. Et puis, en à peine quelques jours, tout a basculé.

Cette issue n’avait été anticipée par personne. L’offensive lancée en direction d’Alep le 27 novembre par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham, ou HTS, depuis ses bases dans la province d’Idlib, n’a jamais rencontré de résistance significative. À la surprise générale, en quelques jours à peine et presque sans combats, elle parvenait jusqu’à Damas.

La fuite du président syrien, ce dimanche 8 décembre 2024, met fin à plus d’un demi-siècle de domination politique de la famille el-Assad sur la Syrie, et constitue le point final d’une guerre civile dévastatrice qui durait depuis 2011, et qui a entraîné la mort d’un demi-million de Syriens et l’exil de millions d’autres. L’arrivée au pouvoir des djihadistes de HTS marque l’ouverture d’une nouvelle ère pour la Syrie ; reste à voir si elle se soldera par des évolutions positives pour les Syriens.

De fait, si la majeure partie de la communauté internationale s’est réjouie de la chute inopinée d’un régime dictatorial particulièrement violent, cette brève euphorie a rapidement été douchée par une brutale prise de conscience : ceux qui ont renversé Bachar el-Assad risquent fort de constituer des interlocuteurs tout aussi déplaisants et indésirables que lui.

L’arrivée au pouvoir de rebelles depuis longtemps radicalisés

Le groupe Hayat Tahrir al-Sham, jadis connu sous le nom de Front al-Nosra, est indiscutablement djihadiste. Il est répertorié comme organisation terroriste par les Nations unies et de nombreux États, parmi lesquels les États-Unis, quasiment dès sa fondation. Actif en Syrie dès les premiers mois de la guerre civile, il s’est rapidement imposé comme un acteur majeur de la rébellion syrienne, qu’il a progressivement phagocytée. La fameuse « Armée syrienne libre » démocratique tant vantée par l’Occident a fini par disparaître complètement avec la radicalisation de ses combattants, lesquels rejoignent divers groupes djihadistes. HTS est peu à peu parvenu à les réunir en son sein, par la persuasion ou par la force. Les groupes restants ont depuis rejoint une formation largement contrôlée par la Turquie et baptisée « Armée nationale syrienne », ou ANS, et ont dégénéré au point de n’être plus qu’une bande de mercenaires en guerre contre les Kurdes pour le compte d’Ankara.

Son fondateur et dirigeant actuel, Abou Mohammed al-Joulani, est un islamiste radical et terroriste de vieille roche. Ayant rejoint al-Qaïda dès 2003, à l’âge de 21 ans, dans le contexte de l’invasion américaine de l’Irak, il est depuis lors demeuré activement engagé dans divers groupes djihadistes. Il fait partie des cadres fondateurs de l’État islamique, et Abou Bakr al-Baghdadi l’envoie en Syrie dès 2011 pour profiter du chaos de la guerre civile afin de former et diriger une organisation armée djihadiste : le Front al-Nosra.

Ambitieux, al-Joulani a ensuite retourné le Front al-Nosra contre l’État islamique, faisant acte d’allégeance à al-Qaïda, une organisation nettement moins centralisée et moins susceptible de lui dicter sa conduite. Lors de l’expansion en Syrie de l’État islamique à partir de 2013, le Front al-Nosra est brièvement entré en conflit avec l’État islamique, jusqu’à ce que les avancées respectives des forces kurdes et de l’armée gouvernementale syrienne contre l’État islamique sur le terrain ne les séparent. Après sa défaite lors du siège d’Alep, en 2016, le mouvement s’est retrouvé peu à peu enfermé dans la province d’Idlib, ses autres bastions étant reconquis un à un par le gouvernement syrien.

Alors que le conflit semblait progressivement toucher à sa fin, al-Joulani procède à l’extermination de tous ses rivaux dans la province d’Idlib, les absorbant au sein de HTS, et règne alors en maître sur ce petit territoire coincé entre la Turquie et le territoire contrôlé par Bachar el-Assad. Deux offensives loyalistes, en 2019 puis 2020, réduisent encore davantage ce territoire. Enfin, depuis 2020, suite à un accord russo-turc, les lignes de front étaient complètement figées.

Ce réduit d’Idlib, protégé par la Turquie, constitue alors le dernier vestige de la rébellion contre Bachar el-Assad. Du moins, jusqu’à l’offensive surprise de fin novembre 2024, et la chute précipitée du régime. C’est aussi là, sur le territoire de son ancien compagnon d’armes, que se réfugie le chef de l’État islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, après la destruction de ses forces militaires par les efforts combinés des Kurdes, des forces gouvernementales syriennes et de la coalition occidentale. Il y est tué par les forces américaines en 2019.

Alors que le voilà soudainement propulsé au sommet du pouvoir en Syrie, Abou Mohammed al-Joulani semble avoir bien compris que sa nouvelle position est très inconfortable, et va devoir mobiliser des trésors de diplomatie. Avant même sa prise de contrôle de Damas, il s’est évertué à multiplier les déclarations rassurantes, à la fois à l’égard de la population syrienne et des puissances étrangères.

Pour cela, il bénéficie certes de quelques atouts. Depuis déjà plusieurs années, il s’efforce de cultiver une image de leader pragmatique, tenant d’une ligne relativement « modérée » – pour un islamiste radical – concernant les droits des femmes et des minorités religieuses. Cela lui vaut d’ailleurs un certain nombre de critiques de la part des tenants d’une ligne plus rigoriste. De ce fait, maintenir l’unité de la « coalition djihadiste » que représente HTS s’avérera peut-être difficile, maintenant que leur principal ennemi commun a disparu.

Mais même si les alternatives possibles – tout retour pacifique de la démocratie étant évidemment irréaliste – sont sans doute pires que lui, il n’en reste pas moins qu’au vu de ses vingt ans d’expérience en tant que combattant puis chef de guerre djihadiste, il n’est pas bien difficile d’imaginer à quoi risquera bientôt de ressembler la Syrie s’il parvient à se maintenir au pouvoir.

Un complet renversement des rapports intercommunautaires syriens

De fait, au cours des années de gel du conflit, durant lesquelles toutes les opérations militaires avaient cessé, les informations qui ont pu filtrer concernant la vie quotidienne des habitants de la province d’Idlib ne laissent guère de doute sur le type de société qu’un homme comme al-Joulani souhaite instaurer. La communauté chrétienne locale, à force de persécutions, a ainsi pratiquement disparu ; et sans surprise, d’importantes restrictions pèsent sur les libertés des femmes.

De plus, la plupart des signaux positifs envoyés par al-Joulani, notamment la suspension de sa police des mœurs, sont arrivés tardivement, et semblent avoir fait partie d’une stratégie de dédiabolisation largement cosmétique. De façon générale, le constat que HTS est « moins pire » que ne le seraient d’autres groupes islamistes radicaux est une bien maigre source de satisfaction...

Les minorités non sunnites ne s’y trompent d’ailleurs pas. Bachar el-Assad n’a pas tenu les rênes de la Syrie pendant vingt-cinq ans par la seule force. Là où tous les autres dictateurs secoués lors du Printemps arabe ont rapidement été chassés du pouvoir, lui est parvenu à s’y accrocher pendant plus de treize ans ; et ce n’est pas un hasard. Son pouvoir s’appuyait en partie sur un soutien, sinon toujours actif, mais au moins tacite, de la part de minorités effrayées par la perspective de l’arrivée au pouvoir d’islamistes radicaux sunnites : les alaouites bien sûr, mais aussi les chrétiens et les druzes. Peu importe leur degré d’adhésion réel au régime de Bachar el-Assad, l’arrivée au pouvoir de HTS, dans ce contexte, représente pour elles une très mauvaise nouvelle.

Ainsi, là où des milliers de Syriens entassés dans les camps de réfugiés mis sur pied par la Turquie ou le Liban se réjouissent de pouvoir enfin revenir dans leur pays, des milliers d’autres prennent le chemin de l’exil. Au poste-frontière de Masnaa, sur la route entre Damas et Beyrouth, ceux qui fuient vers le Liban sont d’ores et déjà plus nombreux que ceux qui rentrent enfin chez eux, même s’il est probable que les frappes israéliennes en cours dans le pays contribuent elles aussi à la tension.

Même en imaginant une situation optimale où Abou Mohammed al-Joulani, maintenant arrivé au pouvoir, s’en tiendrait à une politique islamiste « modérée » comparable à celle exposée dans ses discours – ce qui n’aurait rien de très rassurant en soi –, la vie des minorités en Syrie va radicalement changer. Si la population sunnite, longtemps la cible principale de l’oppression du régime de Bachar el-Assad, peut désormais enfin respirer un peu, le risque de voir la répression changer de camp plutôt que disparaître est considérable.

À l’international, après la joie, l’inquiétude et l’opportunisme

Hors de Syrie, l’humeur générale est désormais à la méfiance. Oh, bien sûr, pour les Occidentaux, la chute de Bachar el-Assad a d’abord été une source de joie vengeresse, après les longues années durant lesquelles la survie, envers et contre tout, du pouvoir d’Assad en Syrie les narguait. Mais l’implication de HTS les a bien vite dégrisés. L’apparition d’un État gouverné par des djihadistes sur les rives de la Méditerranée n’est pas loin de constituer un véritable scénario catastrophe, notamment pour l’Europe.

De fait, avec le retour de l’instabilité en Syrie, l’Europe craint une nouvelle crise migratoire. Bien naïfs sont ceux qui s’imaginent que l’arrivée au pouvoir de HTS constitue une bonne nouvelle sur ce plan. Dans une magnifique démonstration de cynisme, plusieurs États européens ont déjà sauté sur l’opportunité que constitue la chute de Bachar el-Assad non seulement pour s’opposer à l’arrivée de nouveaux réfugiés syriens, mais également pour poser sur la table la question de l’expulsion vers la Syrie des réfugiés syriens déjà présents sur leurs territoires. Il faut faire feu de tout bois…

De plus, la participation de djihadistes européens notoires à la libération de Damas a vite été remarquée. Le spectre de leur éventuel retour en Europe commence déjà à effrayer les chancelleries. Sans compter que si, officiellement, HTS a « abandonné » l’idéologie du djihad global, il convient de se rappeler qu’il ne l’avait fait que pour mieux se focaliser sur leur lutte contre Bachar el-Assad. Or, maintenant que le groupe a accédé au pouvoir, maintiendra-t-il cette politique ? Le souvenir des attentats d’al-Qaïda et de l’État islamique en Occident reste vivace en Europe, et HTS est l’héritier direct, dans son leadership comme dans sa composition, de ces deux groupes. Dans un pareil contexte, on comprendra sans peine que l’euphorie de voir Assad tomber ait été de courte durée.

Même Israël, pourtant cible de l’« Axe de la Résistance » auquel appartenait le gouvernement de Bachar el-Assad, et dont l’un des principaux passe-temps, ces dernières années, consistait à bombarder périodiquement la Syrie, ne voit pas la situation d’un très bon œil. Bachar el-Assad était ce qu’il était. Il n’en reste pas moins que pas une seule fois, il n’avait attaqué Israël, en dépit de l’annexion par l’État hébreu du plateau du Golan, territoire syrien. HTS constitue une inconnue, et Israël ne souhaite pas prendre de risques à leur égard.

Dès lors, les frappes israéliennes se multiplient sans surprise sur le territoire syrien depuis ce lundi 9 novembre. Elles sont accompagnées pour la première fois d’une avancée terrestre en territoire syrien au-delà de la zone tampon du Golan. L’étendue de ces incursions en territoire syrien reste encore à établir avec certitude, à l’heure actuelle. Certains rapports, démentis par l’armée israélienne, faisaient état de la présence de troupes israéliennes le long de la frontière libanaise, jusqu’à Qatana, une ville située à seulement vingt kilomètres du centre de Damas. De toute évidence, Israël cherche à mettre en place une « zone de sécurité » à sa frontière, tant qu’elle estimera que la situation constitue une menace potentielle pour sa sécurité.

La Russie, quant à elle, se retrouve dans une situation particulièrement inconfortable. La voilà forcée de composer avec ceux qu’elle bombardait il y a encore une semaine si elle souhaite avoir une chance de conserver ses bases militaires de Tartous et Hmeimim. À vrai dire, le Kremlin n’a pour ainsi dire pas levé le petit doigt pour s’opposer à l’offensive de HTS. En dehors de quelques bombardements sur Idlib fin novembre, les forces russes présentes en Syrie semblent ne pas avoir opposé de résistance. L’évacuation de sa base de Tartous a d’ailleurs commencé avant même la prise de Damas.

Mais cela s’explique aussi parce que la Russie avait, depuis quelque temps déjà, pris une certaine distance avec le gouvernement de Bachar el-Assad, lequel refusait de normaliser ses relations avec la Turquie comme l’y poussait Moscou. Maintenir de bonnes relations avec la Turquie est un enjeu important pour la Russie, et il n’est pas impossible que le « lâchage » de Bachar el-Assad puisse servir de base à des négociations concernant le maintien de la présence russe dans la région. Il semblerait qu’un tel accord ait effectivement été discuté à Doha, la veille de la chute de Damas, suite à des discussions entre la Russie, la Turquie, l’Iran et les pays arabes. La Turquie elle-même ne s’y opposerait sans doute pas, au contraire : l’intransigeance de Bachar el-Assad concernant l’occupation par la Turquie du nord de la Syrie était la dernière pomme de discorde qui empoisonnait encore les relations russo-turques. Reste à voir si HTS, dont les relations avec la Turquie sont complexes, serait prêt à accepter de traiter avec les parrains de celui qui représentait jusqu’à dimanche dernier leur ennemi existentiel.

La Turquie, justement, apparait de prime abord comme la grande gagnante, après la conquête du pouvoir à Damas par HTS, un groupe qui lui est grandement redevable. Seuls la fermeté de la Turquie, et l’établissement de postes d’observation turcs sur le pourtour de la province d’Idlib avaient permis à HTS de survivre, notamment depuis 2019 et 2020, alors qu’une offensive finale du gouvernement syrien, appuyé par les Russes, semblait imminente.

Mais HTS n’est pas le « poulain » d’Ankara. La Turquie avait plutôt misé sur l’ANS, et avant elle, sur d’autres groupes rebelles, âprement combattus puis vaincus par HTS. Or, si l’ANS a participé aux premières phases de l’offensive, notamment à Alep, elle semble avoir été quelque peu marginalisée par HTS durant la course vers Damas. La prise de pouvoir par Abou Mohammed al-Joulani, dirigeant de HTS, puis la nomination de son proche collaborateur Mohammed al-Bachir comme Premier ministre du gouvernement de transition, acte la prise de pouvoir de HTS au détriment de l’ANS. C’est donc la moins loyale, et de loin, des deux marionnettes de la Turquie en Syrie qui contrôle désormais le pays. Le degré d’obéissance que HTS compte adopter à l’égard d’Ankara demeure incertain. La Turquie risque d’apprendre à ses dépens la même leçon que les États-Unis et les pétromonarchies du Golfe : les djihadistes ont une forte tendance à mordre la main qui les nourrit.

En revanche, la Turquie peut espérer profiter du chaos pour continuer sa guerre contre les Kurdes, à la frontière syrienne. Déjà, sous la pression de l’ANS, les Kurdes ont été forcés d’abandonner la ville de Manbij, dont ils avaient chassé l’État islamique en 2016. HTS semblant se désintéresser de ce front, la Turquie y conserve donc le champ libre. Sur ce plan, au moins, la Turquie a lieu d’être satisfaite : se débarrasser de la présence d’une entité kurde autonome à sa frontière avec la Syrie est pour elle un objectif de longue date.

Enfin, le grand perdant de ce changement de régime est sans aucun doute l’Iran. Si la Russie peut encore potentiellement espérer tirer son épingle du jeu, la chute de Bachar el-Assad représente clairement un revers cinglant pour l’Iran et le reste de son « Axe de la Résistance », qui perd sa route terrestre vers le Liban. Déjà fragilisé par le conflit entre Israël et le Hezbollah dans le sud du Liban, l’Iran assiste impuissant à la disparition d’un allié stratégique et doit se résoudre à un affaiblissement du Hezbollah sur le long terme.

Naturellement, de ce fait, les États-Unis sont peut-être les seuls, plus encore que la Turquie, à réagir à la chute de Bachar el-Assad avec une totale satisfaction. L’adversaire des Américains dans la région est affaibli, un régime hostile a disparu, et tout cela sans nécessiter d’intervention américaine de grande ampleur. Oh, bien sûr, il y a de fortes chances que la Syrie se transforme en nouvelle plaque tournante du terrorisme islamiste ; mais que leur importe ? En dépit du traumatisme qu’il a représenté, le 11 septembre n’est à présent rien de plus qu’un souvenir bien lointain, et le djihadisme est l’ennemi d’hier. Puisse-t-il le rester. Mais désormais, rien n’est moins sûr.

Photo d'ouverture : Manifestations populaires en Syrie, le 15 mai 2020 - Mohammad Bash - @Shutterstock