La « nouvelle » conquête de la Lune, celle de Mars et d’autres élucubrations techno-spatio-solutionnistes dissimulent un juteux business. Philippe Lugherini, ancien membre de la direction du programme Hélios – nom du premier satellite militaire d’observation de la Terre en Europe –, qui fut aussi PDG d’une société d’ingénierie et d’une société spécialisée dans les lasers de haute performance, puis directeur de la stratégie d’ArianeGroup, retrace dans L’Espace des fous (Cépaduès) l’avènement d’une démesure et d’une irrationalité de l'industrie spatiale et plaide pour le retour à un « espace utile ».
Laurent Ottavi (Élucid) : Quelles furent les retombées sur nos sociétés du premier pas sur la Lune ? La célèbre phrase d’Armstrong, dont vous rappelez qu’elle était tronquée par rapport au texte qui lui avait été préparé, s’est-elle vérifiée ?
Philippe Lugherini : Sous le coup d’une émotion compréhensible, Armstrong a en effet « mangé » le « a » de « for a man » qui apposait plus nettement la singularité d’un individu et le destin de l’humanité tout entière : « un petit pas pour un homme (et non pas pour l’homme comme prononcé par Armstrong), mais un pas de géant pour l’humanité ». Il faut revenir au sens originel de cette phrase. En pleine Guerre froide, l’humanité faisait un bond de géant parce que « le camp du bien » c’est-à-dire le peuple américain en marche vers sa destinée manifeste l’emportait sur « l’empire du mal », c’est-à-dire le monde communiste. On peut penser, et c’est mon cas, qu’en remettant ainsi les pendules à l’heure dans l’espace, les Américains ont véritablement stabilisé le monde de la Guerre froide. C’était formidablement important, mais cela n’avait guère à voir avec « l’humanité » dans une acception d’universalité.
Fantastiques au plan géostratégique, les retombées de l’aventure lunaire étaient banales ou inexistantes dans le quotidien, y compris technique, y compris même dans le domaine spatial. Ce qu’on allait plus tard appeler « l’espace utile » n’avait pas attendu la conquête de la Lune. Les satellites de télécommunications, de météorologie, les sondes d’exploration n’avaient rien à voir avec la conquête lunaire et n’ont en pas bénéficié, si ce n’est par l’impulsion de confiance qu’elle a générée.
Élucid : Comment la NASA s’est-elle trouvée reléguée par la suite et avec quelles conséquences ?
Philippe Lugherini : La NASA est presque née avec la conquête lunaire. Sur un programme formidable (Apollo), elle a eu un rôle formidable, bien au-delà de ce qu’aucune agence spatiale n’a jamais eu. Elle s’est trouvée seule exécutrice d’une volonté politique, organisant ce programme Apollo, extraordinairement complexe, pour qu’il réalise très exactement la vision politique de Kennedy. Apollo c’est vraiment cela : l’exécution magistrale d’un pari politique génial.
La NASA en a légitimement tiré une gloire… à laquelle elle n’a pas voulu ensuite renoncer. Pourtant, les « politiques » américains avaient été clairs sur le sujet. Pour atteindre l’objectif géostratégique, Apollo avait un début et devait avoir une fin. Pas question de refaire indéfiniment, tous les six mois, une randonnée sur la Lune et s’installer dans la banalité jusqu’à effacer le gain géostratégique. Dans le public, la nécessité de cette conquête de la Lune était restée floue. Seuls un géostratège ou un politique pouvaient véritablement en comprendre l’intérêt. Alors les « spectateurs », qui aux États-Unis se confondaient avec les « contribuables », se sont lassés.
Le destin tragique de la NASA trouve son origine dans le fait qu’une partie d’elle-même – pour le dire simplement les caciques et les astronautes – n’était plus en phase ni avec le « politique » ni avec le public. Cette partie de la NASA s’est crispée dans l’espoir de prolonger un rôle et une gloire qui venait avec, se faisant pour cela promotrice de toute mission spatiale comparable à Apollo et notamment du vol habité. Comme tout organe d’exécution qui se prend à exprimer lui-même sa mission, la NASA s’est un peu perdue dans cette voie.
« L’Agence spatiale européenne peut être l’agence exécutive de programmes en coopération multilatérale, mais en aucun cas celle d’une politique. »
Pendant la décennie où les Américains parvenaient à marcher sur la Lune, le Général de Gaulle tentait, y compris sur le spatial, d’affirmer la souveraineté française. Une politique spatiale européenne est-elle advenue depuis ?
On appelle aujourd’hui « politique spatiale européenne » ce qui se passe au sein de l’Agence Spatiale européenne. C’est un abus de vocabulaire. Au début des années 1970, lorsque l’Agence a été pensée et finalement créée, l’Union européenne n’existait pas. L’Agence a été créée comme une organisation internationale d’États indépendants. Sans doute était-ce là la seule façon d’avancer et de faire avancer une forme de politique spatiale européenne, quitte à le faire avec un outil qui n’était pas fait pour cela. Mais, aujourd’hui, l’Union européenne existe ; il faut en prendre acte et ne plus confondre les rôles et les mots : l’Agence spatiale européenne peut être l’agence exécutive de programmes en coopération multilatérale, mais en aucun cas celle d’une politique.
De Gaulle était évidemment totalement animé par l’idée d’indépendance stratégique, notamment en matière spatiale, et plus précisément de lanceurs. Mais cette ambition a été finalement versée au bénéfice d’une politique européenne. La seule « production » de l’Agence spatiale européenne qui puisse vraiment être qualifiée de « politique » est précisément l’autonomie d’accès à l’espace, d’inspiration originelle française et même gaullienne. La création même de l’ESA relève de cette ambition : elle s’est faite par la réunion de deux organisations, une consacrée aux lanceurs, une autre consacrée aux satellites, qu’on avait dix plus tôt créée séparément. En changeant de paradigme, on affichait qu’une politique spatiale globale passait obligatoirement par l’assurance de pouvoir lancer ses propres satellites par ses propres lanceurs soutenus par une politique industrielle et une préférence européenne.
L’ouverture à la concurrence dans le domaine des lanceurs, qui a été décidée en novembre à Séville durant le sommet de l’Agence spatiale européenne, va à rebours de cette politique. On peut bien sûr penser que des choses mises en place au siècle dernier doivent évoluer. Certes, mais il reste qu’à Séville, emporté par l’idée de déchirer un héritage vaguement gaullien et faussement associé à la France, on a saccagé le seul élément de « politique spatiale » jamais élaboré dans le cade de l’Agence spatiale européenne ; ce que le président Macron a d’ailleurs dénoncé en des termes guère plus diplomatiques. Et, demander à l’Agence spatiale européenne, qui a été créée pour faire l’exact contraire, de liquider l’héritage est éminemment paradoxal. L’Agence ne semble pas avoir perçu que la liquidation de sa prémisse fondatrice entraînera, au bout du bout, sa propre liquidation.
« Un cargo spatial pour transporter des marchandises vers des stations spatiales qui n’existent pas encore n’est stratégique que pour la start-up qui a besoin de ce récit pour lever des fonds. »
La faiblesse européenne contraste avec la souveraineté spatiale américaine. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne suis pas certain que la question se pose ainsi ni qu’il faille parler de faiblesse européenne. Dans mon ouvrage l’Espace des fous, j’explore une certaine dualité, plutôt sympathique au demeurant, dans la quête de souveraineté par les Américains. Une quête permanente de puissance géostratégique dans l’ordre réel, qui a réussi ! Mais aussi une autre dans l’ordre symbolique : être reconnus et aimés pour la réalisation de leur destinée manifeste. Cette dernière les a plutôt fourvoyés en déconstruisant ce que la première faisait. C’est par exemple cette quête de leadership symbolique, encouragée par une NASA qui voulait, coûte que coûte, revenir sur le devant de la scène, qui les a engagés dans le programme de navette spatiale qui a totalement sinistré leur industrie des fusées.
L’Europe n’a pas eu d’ambition de souveraineté spatiale, tout au plus celle d’une indépendance d’accès à l’espace pour lancer des satellites d’intérêt stratégique ; une ambition d’inspiration française partagée avec réticence par les autres pays, voire à laquelle s’opposait une Allemagne résolument atlantiste. Et cette ambition-là a finalement été réalisée. Elle est aujourd’hui suspendue par la conjonction des retards de développement des deux nouveaux lanceurs Ariane 6 et Vega C. Mais il faut regarder un peu au temps long. C’est encore l’affaire de quelques mois pour que l’autonomie d’accès soit restaurée. Enfin, pour autant que la raison revienne après la pièce de théâtre de boulevard qui s’est tenue à Séville.
Et il faut certainement se garder de détourner la notion d’accès indépendant à l’espace au profit du New Space. L’accès indépendant à l’espace n’est stratégique que pour lancer des satellites stratégiques, pas pour servir les ambitions folkloriques d’économie orbitale. Un cargo spatial pour transporter des marchandises vers des stations spatiales qui n’existent pas encore n’est stratégique que pour la start-up qui a besoin de ce récit pour lever des fonds.
La démesure américaine et maintenant européenne rencontre le modèle californien parti à l’assaut de l’espace. Qu’est-ce que le « new space » et est-il si nouveau ?
New Space est un mot-valise. On y met ce qu’on veut : une nouvelle approche industrielle qui se veut plus rapide, plus simple et moins chère, avec une plus grande prise de risques et dans le sillage d’initiatives individuelles privées, tenues pour plus pertinentes que celles des organismes publics. Et puis aussi un nouveau mode de financement, loin d’être anecdotique. Le financement classique du spatial était un mix de contrats attribués par de gros clients pour l’espace commercial (opérateurs de satellites par exemple), et de marchés publics pour l’espace institutionnel. Publics ou privés, ces donneurs d’ordre avaient en commun de fixer précisément leurs attentes et d’en vouloir pour leur argent.
Le New Space privilégie le financement « par le bilan » avec, bien avant la rencontre entre un produit et un client, des levées de fonds successives assises sur des récits fabuleux. Cet enchaînement de récits fabuleux successifs permet de différer loin dans le temps la reddition des comptes ; un modèle qui débouche rarement sur un compte d’exploitation profitable. Dans le New Space, la mission spatiale ne procède plus d’un client et d’un besoin ; elle n’est que le sujet d’un récit fabuleux qui permet des levées des fonds. Si vous ajoutez à cela une certaine acculturation technique et scientifique, vous obtenez des récits qui auraient fait bondir, ou éclater de rire, il y a encore 10 ans dans les congrès d’astronautique : aller chercher de l’or dans les astéroïdes, coloniser Mars ou la Lune, fabriquer des fibres optiques en orbite…

Salon spatial et cabines luxueuses du vaisseau de tourisme Neptune. Lancement prévu à partir de la fin 2024, 7 avril 2022 - Space Perspective - @AFP
À propos de la Lune spécifiquement, vous estimez que le cœur du mensonge tient à une erreur stratégique. Qu’entendez-vous par-là ?
Plus précisément, dans l’Espace des fous, je développe deux idées un peu indépendantes : d’une part qu’un mensonge a prospéré pour recouvrir d’un voile pudique une motivation qui n’était que stratégique ; d’autre part que cette ambition est aujourd’hui, pour les Américains, plus une bévue que le coup de génie de Kennedy.
On n’entraîne pas le contribuable avec des motivations uniquement géostratégiques, donc on en rajoute en prétendant faire de la science ou de l’industrie. Kennedy avait un peu flirté avec ce mensonge mais, somme toute, sans trop insister. Il avait surtout dit et expliqué l’enjeu stratégique.
« Comme on n’ose pas dire que l’objectif est de conserver le leadership par rapport aux Chinois, on construit tout un univers de fables scientifiques et industrielles pour dire que l’intérêt est ailleurs. »
Depuis, la graine du mensonge a poussé. Comme on n’ose pas dire que l’objectif visé est uniquement de conserver ou reprendre le leadership par rapport aux Chinois, on construit tout un univers de fables scientifiques, techniques et industrielles pour dire que l’intérêt est ailleurs : produire sur la Lune du carburant pour partir explorer le système solaire, prélever de l’hélium 3 pour alimenter des centrales à fusion qui n’existent pas, ramener du nickel des astéroïdes…
Des fables ou des cauchemars qui flirtent aussi de plus en plus avec l’univers transhumaniste. Je ne sais pas si Elon Musk est transhumaniste ou s’il fait seulement semblant. Mais il emprunte en tout cas ce vocabulaire pour faire tourner son business. Et je suis de plus en plus inquiet d’entendre des personnalités estimables du spatial américain ou européen, ayant pignon sur rue, tenir sans sourciller des propos imprégnés d’un transhumanisme de bazar comme, par exemple, de préparer une humanité transplanétaire au cas où un problème écologique ou nucléaire se produirait sur Terre.
Voilà pour le mensonge. L'erreur stratégique relève, elle, des choix géopolitiques actuels. Les rôles ont été inversés depuis le temps de Kennedy. À ce moment-là, les États-Unis, pour faire simple, sont dominants partout sauf dans l'espace. La Lune est alors la dernière pièce qui leur manque. Désormais, les États-Unis sont presque partout dominés par la Chine, sauf dans l'espace. Ils vont donc risquer sur la Lune une des rares pièces qu'il leur reste.
En quoi est-il nécessaire, pour sortir de ces perspectives illusoires et ruineuses, de repenser l’espace comme un bien commun de l’humanité ?
Tout simplement parce qu’on y a tous intérêt. Cela ne coûte pas cher et cela rapporte gros ! Tout un pan d’activités spatiales dans l’intérêt de tous est aujourd’hui éclipsé au profit d’un New Space incertain ou franchement détestable ou d’un délire d’exploration spatiale revisitée à la sauce transhumaniste. Ce sont les sciences de la Terre, la météorologie, la navigation, l’astrophysique, l’astronomie, les applications de défense aussi qui servent le bien commun, pas les fictions lunaire ou martienne qui finiront par un échec et le désintérêt du public. Et cet espace utile peut même servir, à moindre coût, des ambitions géopolitiques. Qu’est-ce qui sert davantage aujourd’hui l’image des États-Unis ? Les Starships qui explosent et retombent dans le golfe du Mexique, quand ce n’est pas au-dessus d’une réserve naturelle, ou le télescope spatial James Webb ?
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
Photo d'ouverture : Dima Zel - @Shutterstock