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« Notre politique étrangère est réduite à néant » - Gabriel Robin

Pour l'ancien ambassadeur français, la disparition d'une réelle politique étrangère est l’un des grands drames de l’Histoire récente de notre pays. Dans cet entretien exclusif réalisé par Olivier Berruyer en 2015, Gabriel Robin analyse l'évolution de la politique extérieure française, dénonce l'absence totale de pensée stratégique et de politique d'indépendance, et revient sur les grandes erreurs de la construction européenne.

publié le 04/09/2022 Par Olivier Berruyer
« Notre politique étrangère est réduite à néant » - Gabriel Robin

Né en 1929 et décédé en 2022, Gabriel Robin est un ancien ambassadeur français. Il étudie à l’ENA et à l’École normale supérieure avant d’entamer une remarquable carrière dans l’administration française, s’occupant principalement de politique étrangère. Il occupe les postes de Détaché à la représentation permanente auprès des Communautés européennes à Bruxelles (1961-1969), Conseiller diplomatique de Georges Pompidou (1973-1974) puis de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1979), ou encore Ambassadeur auprès de l’OTAN (1987-1993).

Olivier Berruyer : M. Robin, fort de votre expérience en matière diplomatique, comment jugez-vous l’évolution de la politique extérieure de la France depuis 1958 ?

Gabriel Robin : En matière de politique étrangère, nous sommes passés de tout... à rien. Sous Valéry Giscard d’Estaing, notre politique était ambiguë, mais avait le mérite d’exister. Aujourd’hui, elle est réduite à néant ; il n’en reste qu’une diplomatie de façade. Définir la politique étrangère de François Mitterrand ou de Jacques Chirac est impossible puisqu’il n’y a plus de pensée. L’obsession européenne qui caractérisait les deux mandats n’en a pas fait une politique ; ce n’est qu’un tropisme. Or, auparavant, il était possible de définir une politique globale, par laquelle la France existait sur la scène internationale.

Selon moi, l’effacement de la politique étrangère, alors qu’elle aurait tout pour se manifester, est l’un des drames de l’Histoire récente. Il a suffi que le monde devienne enfin comme l’aurait voulu le Général de Gaulle, pour que l’on cesse d’adhérer à ses principes à ses orientations. Le monde est désormais à la fois fait d’États-nations et globalisé. Autrement dit, nous pouvons être en même temps une nation, et universels. Mais, nous sommes effrayés par ce monde. Nous nous abritons ainsi derrière les parapets européens, atlantiques et occidentaux ; nous ne songeons qu’à nous mettre à l’abri ou à rêver de refaire le monde, en nous appuyant sur la force des Américains.

Olivier Berruyer : Comment définiriez-vous la politique étrangère du Général de Gaulle ?

Gabriel Robin : La politique étrangère gaullienne se résume par l’idée d’indépendance, car elle est la condition de la sécurité, de la défense de nos intérêts et de la voix que l’on peut porter sur la scène internationale. Suivre cette politique implique de s’en donner les moyens militaires (donc, nucléaires), et économiques et financiers, avec une monnaie qui se tienne et une économie qui soit en ordre – cela s’accompagnant d’un franc-parler diplomatique.

Cette volonté d’indépendance implique, entre autres, de se sortir de la tutelle américaine. Par exemple, au Proche-Orient, que les États-Unis ont déclaré leur chasse gardée, il faudrait avoir le courage de s’opposer à eux afin de véritablement régler les conflits qui rongent la région. Or, les dirigeants ont perdu ce courage.

Pourquoi cela ?

La raison est simple : parce qu’ils ne croient plus en la France. Cependant, je ne vois aucune raison objective à cela : nous ne sommes pas moins riches ou moins forts qu’en 1956. Je pense que nos dirigeants sont persuadés, à tort, que nous vivons dans un monde dangereux. Enfermés dans cette peur permanente, tels des enfants dans un bois sombre, ils ont envie de donner la main à un grand frère.

« Les élites et autorités officielles françaises perçoivent le monde comme un coupe-gorge, où, pour éviter d’être écrasés, notre seul moyen est de rester proches de nos partenaires européens et du grand frère américain. »

Certes, à cause de notre situation financière difficile, nous avons besoin de la compréhension des autres. Mais, objectivement, nous ne sommes menacés par personne, au contraire, nous sommes entourés d’alliés. Pourtant, nos dirigeants n’osent pas critiquer autrui. Alors, ils se rattrapent en se concentrant sur la lutte contre le terrorisme, l’islamisme ou contre Vladimir Poutine, mais il ne s’agit que d’un pseudo-courage à l’œuvre.

Nous devrions donc être libres de dire ce que nous pensons. Mais produisons-nous encore une pensée ?

Effectivement, lorsqu’on ne parle plus, on cesse de penser. Sans le besoin de s’exprimer, la paresse fait qu’on ne pense plus. Depuis la chute du mur de Berlin, il me semble que les élites et autorités officielles françaises perçoivent le monde comme un coupe-gorge, où, pour éviter d’être écrasés, notre seul moyen est de rester proches de nos partenaires européens et du grand frère américain. Une pensée unique colore alors le tout, fabriquant les réponses des uns et des autres.

Or, quoi qu’ils pensent, ce monde est resté inchangé depuis vingt-cinq ans. Le désordre qui le caractérise perdure depuis des années, ce qui laisse entendre qu’il existe un certain ordre sous-jacent. Cet ordre n’est pas si mauvais. Si on écarte l’Europe, lanterne rouge de la croissance mondiale, le monde connaît, depuis ces 25 dernières années, ses propres Trente Glorieuses. Cette époque nous semble être un âge de fer, mais, pour le reste du monde, il s’agit d’un âge d’or.

Dans l’Ancien Monde, le monde était clairement divisé, entre l’Est, l’Ouest et le Tiers Monde. Nous savions où était l’ennemi. Aujourd’hui, tout cela apparaît désordonné, mais ce n’est pas le cas. Un ordre maintient ce désordre apparent, dans lequel notre paix est assurée. Les dangers sont moindres : entre le terrorisme et la guerre telle qu’elle a été connue, la distance est immense.

Dans l’analyse du monde, nous sommes passés par plusieurs phases. D’abord, nous l’avons défini par « l’anarchie », puis par son caractère « unipolaire ». Lorsqu’il a été visible que les Américains n’étaient pas omnipotents, le monde a été qualifié de « multipolaire ». Cela signifiait qu’il était divisé entre aristocraties de mastodontes (Chine, Russie, Inde, Brésil, Nigéria, États-Unis, etc.). Cela a conduit les Européens à eux-mêmes devenir un mastodonte, pour être à la hauteur des autres. La communauté internationale s’est construite selon ce principe, avec un Conseil de Sécurité aristocratique au sein des Nations Unies. À la surprise générale, cela n’a pas fonctionné. L’Amérique latine ne souhaitait pas être représentée par le Brésil, comme l’Afrique ne souhaitait être représentée par le Nigéria ni l’Italie par l’Allemagne. La réalité est ainsi la suivante : 200 États membres de l’ONU qui, chacun, œuvrent pour ne pas être oubliés.

Le monde est donc est un ordre complexe, à la fois global et national. Je crois que ce qui structure cet ordre est une forme de clause anti-hégémonique. Les Américains s’en sont rendu compte à leurs dépens : en jouant aux gendarmes du monde, pour « répandre la démocratie », ils ont subi de lourds échecs et ont souvent répandu le chaos. Les États-Unis ont ainsi de moins en moins de velléités hégémoniques, d’autant que le pays a une tradition isolationniste.

En revanche, nous nous dirigeons probablement, à échéance de quelques décennies, vers un monde polarisé entre la Chine et les États-Unis, car ce sont les deux grandes puissances qui sortent du lot. La question est alors de savoir s’ils polariseront le monde chacun de leur côté, auquel cas l’humanité a du souci à se faire, ou bien s’ils parviendront à préserver un monde pluriel. L’Europe et la France peuvent jouer un rôle essentiel à cet égard.

« La construction européenne est fille de la Guerre froide, depuis que cette guerre est finie, elle n’a plus de raison d’être. »

Pensez-vous qu’une politique courageuse d’indépendance pourrait revenir ?

Le retour d’une politique d’indépendance supposerait de remettre en question les grandes « vérités » qui gouverne les relations internationales depuis 50 ans. Il faut notamment en finir avec « l’Europe ». La construction européenne est fille de la Guerre froide, depuis que cette guerre est finie, elle n’a plus de raison d’être. L’Europe devait nous sortir du protectionnisme national pour s’ouvrir à la concurrence extérieure. Or, aujourd’hui, l’Europe est dépassée par la mondialisation : le Marché commun, qui produit les mêmes résultats que le libre-échange mondial, est inutile ; l’Euro a prouvé ses défauts, etc.

L’Europe n’a de sens qu’en envisageant de fusionner les États qui la forment. Or, aujourd’hui, très peu d’États sont prêts à renoncer à leur souveraineté pour devenir des provinces d’une Europe fédérale. Il faudrait recourir à un référendum pour construire une telle Europe, mais, les dirigeants savent d’avance que le peuple dira non. La situation est bloquée et ils refusent de reconnaître qu’ils se sont trompés. Pourtant, le système ne marche pas et, selon moi, nous allons droit vers l’explosion. Or, les gouvernants ne veulent pas préparer cette explosion. Tant pis pour eux, ils auront à ramasser les morceaux.

Que penser de l’Union européenne qui se présente comme une véritable puissance, mais qui est en réalité incapable de se défendre seule ?

L’idée selon laquelle les États européens seraient trop petits pour se défendre tous seuls est paradoxale. La France, par exemple, est parfaitement capable de se protéger. Le seul cas de figure dans lequel nous serions menacés est celui d’un conflit impliquant la Russie. Mais, dans cette hypothèse, les États-Unis nous soutiendraient, quelle que soit la situation.

Par ailleurs, l’appareil européen est devenu particulièrement compliqué, spécialement concernant la coopération politique. À l’origine, les responsables politiques pouvaient se rencontrer et se parler aisément. Aujourd’hui, la coopération est la victime d’une immense machine administrative dans laquelle rien n’est fait sans une consultation du directeur au sous-directeur, en passant par le chef de service et le rédacteur. En conséquence, les 28 pays européens n’agissent plus. On ne fait plus que des communiqués !

En outre, cette machinerie a tendance à s’appliquer à de plus en plus de questions. Autant il était nécessaire de pouvoir commercer dans de meilleures conditions, autant nous n’étions pas obligés de nous accorder pour décider de la date à laquelle ouvrira la chasse à la palombe, quelles formes devront avoir les bouchons, etc. Je ne suis pas contre une coopération entre États à chaque fois que nécessaire, mais l’étendre à ce point est absurde. D’autant que les choses importantes ne se passent plus à l’échelle européenne, mais à l’échelle mondiale. Prenez la question du climat par exemple : un accord sans la Chine, les États-Unis et l’Inde n’aurait pas grand sens. De même concernant le terrorisme ou la santé.

« Si l’indépendance est la condition de la sécurité, pourquoi dès lors nous répète-t-on inlassablement le contraire, à savoir que "l’union fait la force" ? »

L’indépendance vous évite d’être entraîné dans des conflits qui peuvent mettre en cause votre sécurité sans que le pays l’ait voulu. Autrement dit, la sécurité du pays n’est mise en péril que dans les cas où le pays l’accepte. Si l’indépendance est la condition de la sécurité, pourquoi dès lors nous répète-t-on inlassablement le contraire, à savoir que «l’union fait la force » ? Je crois donc qu’il y a un lien étroit entre indépendance et sécurité. J’oppose ces valeurs au Droit. Le Droit est incommode, parce qu’il vous contraint, tandis que les valeurs sont tellement malléables que vous en faites ce que vous voulez.

Quelle était votre vision de la France lorsque l’idée de construction européenne émergeait, à la sortie de la guerre ?

Enfant, avant la guerre, je pensais que la France était la première puissance mondiale. La défaite de 1940 a été une grande surprise, un désastre sans nom, suivi d’une humiliation épouvantable. Nous avions faim, nos parents avaient peur, etc. J’ai pensé : plus jamais ça ! J’étais donc fortement en faveur de l’Europe, au point d’avoir été déçu du refus de constitution d’une armée européenne.

Peur après les évènements d’Algérie et l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle, j’avais aussi connu l’humiliation de Suez, au cours de laquelle nous nous étions fait rappeler à l’ordre par les Américains et les Russes. Cette nouvelle humiliation nous a conduits à penser que l’Europe nous permettrait d’être grands face aux États-Unis. J’y ai cru et j’ai ainsi participé au plan Fouchet. J’ai alors découvert, à ma grande surprise, que mes aînés du quai d’Orsay voulaient l’Europe à tout prix, jusqu’à renoncer à des positions plutôt que d’affronter un désaccord ou une crise avec nos partenaires européens.

Vous avez participé aux négociations du Plan Fouchet, qui devait servir à jeter les bases d’une coopération politique européenne intergouvernementale. Quelle était la vision du Général sur ce projet ?

Le Général de Gaulle souhaitait accepter le Traité de Rome, mais ne pas approfondir la construction supranationale. Cependant, tous voulaient compléter l’Europe économique par une Europe politique.

Le Général de Gaulle a donc pris l’initiative avec sa proposition de coopération intergouvernementale. Mais, le différend s’est noué sur deux points : l’indépendance par rapport à une structure communautaire et l’indépendance par rapport à l’OTAN. Les « communautaires » voulaient que la procédure communautaire s’applique à la coopération politique. Ils voulaient également que le rôle prééminent de l’OTAN soit préservé, c’est-à-dire que les présidents et les chanceliers puissent parler des questions de politique étrangère et de défense, mais dans le respect des prérogatives de l’OTAN.

Comme les discussions se prolongeaient, il a proposé un nouveau texte bien plus provocateur, dans lequel l’OTAN et la communauté disparaissaient du projet. Il y eut alors rupture avec les trois pays du Benelux, puis l’Italie. Il n’est resté, pour signer ce traité, que les Allemands. Mais ce traité franco-allemand a lui-même été aussitôt torpillé par le Bundestag. Après quoi, dans la deuxième partie du septennat du Général, il ne fut plus guère question de l’Europe. Le Plan Fouchet devait amener les Européens à s’affranchir des États-Unis. Le Général a dû convenir que c’était un échec et abandonner l’affaire. Cependant, je crois que cette affaire aurait pu fonctionner si elle avait été bien conduite.

Quelles leçons avez-vous tirées de cette expérience ?

La première leçon a été lors de la première réunion des directeurs politiques du plan Fouchet en 1961. La manière dont la réunion s’est tenue m’a fait comprendre que, dans le jeu européen, chacun joue sa propre partie. Tous utilisaient la rhétorique européenne et invoquaient l’intérêt commun, mais pour servir leur intérêt particulier. Cela n’a rien de scandaleux, mais il vaut mieux en être conscient qu’en être dupe.

« Nos partenaires européens pensent qu’il est plus dans leur intérêt de rester proche des Américains plutôt que d’être indépendants. »

La seconde leçon a été donnée à Bruxelles, où je suis resté dix-sept ans. Nos partenaires pensent qu’il est plus dans leur intérêt de rester proche des Américains plutôt que d’être indépendants. Le véritable basculement a eu lieu avec l’Acte unique, lorsque nous avons pris le chemin de l’intégration. Il aurait fallu se demander, à ce moment, si nous étions d’accord sur la finalité : l’État unique. Cette direction était jusqu’alors justifiée par la nécessité de cimenter l’Occident face à la menace de l’Armée rouge. Cependant, la crise des missiles cubains avait démontré que les Russes n’étaient alors pas disposés à faire la guerre pour dominer le monde. Autrement dit, ils étaient en position défensive et ne voulaient pas être les déclencheurs d’une guerre. Les besoins de cohésion n’étaient donc plus aussi impératifs.

Au moment de la débâcle du mur de Berlin et de l’effondrement de l’empire soviétique, l’Europe et l’OTAN n’avaient définitivement plus de sens. Mais, par une sorte d’aberration, nous nous sommes crispés : nous ne voulions surtout pas perdre ce que nous avions ! Comme nous ne pouvions pas laisser les pays de l’Europe de l’Est dehors, nous les avons donc intégrés à l’Union européenne. Nous avons cumulé toutes les impossibilités, ce qui nous mène à la situation ingérable actuelle – un organisme qui veut manger la lune, alors qu’il est incapable de digérer ce qu’il a déjà absorbé…

Personnellement, j’ai peu à peu cessé de croire que l’Europe servait nos intérêts – ni même les siens. Non seulement elle ne rend plus service, mais elle devient nuisible. L’affaire de l’Ukraine est à cet égard symptomatique : l’Europe est en train de fabriquer un conflit. Ces malheureux fonctionnaires de Bruxelles veulent absolument voir l’Ukraine dans leur giron et la Russie à genoux. Il fallait voir leur étonnement lorsque la Russie a mis la main sur la Crimée ! Jamais ils n’auraient cru cela possible.

Voilà comment mon itinéraire européen est passé de l’agnosticisme à l’idée que l’Europe était devenue un fardeau et une entrave et qu’il fallait s’en défaire. Aujourd’hui, je suis persuadé qu’il faut reconstruire l’Europe sur de nouvelles bases. Les institutions européennes nous ont conduits à percevoir l’extérieur comme des étrangers, voire des ennemis, tandis que nous appartenons tous, chaque pays européen, à plusieurs cercles divers, qui parfois se recoupent.

L’intégration nous pousse donc à nous couper des autres ?

Évidemment, et c’est un choix. Parce que nous sommes un « petit pays » de « seulement » 65 millions d’habitants, « nous ne faisons pas le poids ». Pourtant, il existe plusieurs petits pays, comme Singapour, le Qatar, Israël ou la Suisse, qui naviguent sans aucune difficulté dans cette mer de la mondialisation.

Je pense que ce complexe français trouve ses origines dans la défaite de 1940. À cette époque, nous n’avons pas été très brillants, au point que nous nous sommes dit que la France était finie. C’est presque miraculeux que nous soyons revenus là où nous en sommes. Cependant, nous avons le sentiment de la fragilité. La France doute fondamentalement d’elle-même.

Pourtant, dans l’Histoire, la France n’a pas connu que des défaites. Comment expliquer ce sentiment ?

Les traumatismes existent, spécialement pour la génération européenne, dont la jeunesse s’est déroulée dans les années 1950. Cependant, la nouvelle génération, celle qui a eu 20 ans dans les années 2000, aura peut-être une vision différente, puisque l’Europe ne leur a pas donné un spectacle tellement brillant.

« L’Union européenne n’était qu’une commodité pour les Américains, afin de leur permettre d’organiser leur ensemble. »

Ma génération a eu l’idée que l’Europe représentait la paix. Cependant, quiconque a un peu étudié le problème sait que la paix a été obtenue grâce à la protection américaine, pas grâce à l’Europe. L’Union européenne n’était qu’une commodité pour les Américains, afin de leur permettre d’organiser leur ensemble.

Elle a été un élément participant à cette paix, mais un élément secondaire. Si les États européens ne se font plus la guerre, c’est parce qu’ils n’en ont ni l’envie ni les moyens, et parce que les Américains ne laisseraient pas faire. Il faut voir les choses comme elles sont : nous ne sommes plus libres de faire la guerre. Il est alors inutile de vouloir construire des parapets, des barbelés et autres, pour empêcher des conflits qui n’auront pas lieu. En réalité, la volonté des européistes français repose sur le renoncement à prendre notre revanche sur l’Allemagne. Il fallait sublimer ce sacrifice, alors nous nous sommes fait croire que c’était pour la paix.

L’anéantissement de l’Allemagne en 1945 n’était pas considéré comme une revanche suffisante ?

Non, nous voulions prendre plus de sécurités encore vis-à-vis de l’Allemagne. Nous aurions aimé, par exemple, qu’une forme de protectorat soit mise en place sur la rive gauche du Rhin, avec une occupation prolongée – ce à quoi les Américains se sont opposés. Il ne faut pas croire que nous avons fait l’Europe parce que nous voulions faire l’Europe. L’Europe a été le deuil d’une autre politique que nous ne pouvions plus faire. Nous l’avons donc habillé des plus beaux atours possibles : c’était la prospérité en vue et la paix assurée. Mais il ne faut pas confondre propagande et réalité.

Que pensez-vous de la réunification de l’Allemagne ? Rejoignez-vous Emmanuel Todd lorsqu’il considère que, libérée des jougs extérieurs, l’Allemagne serait tentée de s’imposer à nouveau à ses voisins, déstabilisant le continent ?

Selon moi, la réunification était inévitable, quoique notre intérêt était qu’il demeure deux Allemagnes. Mais, cet évènement devait se produire un jour et nous aurions été les derniers à pouvoir nous y opposer. Quand on ne peut s’opposer à quelque chose, autant l’accepter de bonne grâce. En ce qui concerne les velléités de domination de l’Allemagne, je ne partage pas le point de vue d’Emmanuel Todd. Il faut tenir compte du traumatisme hitlérien chez les Allemands, qui les empêche de revendiquer quoique ce soit. Force est de constater leur volonté de ne pas s’imposer dans les problèmes internationaux.

Cependant, si son influence diplomatique est limitée, en matière économique, l’importance de l’Allemagne est croissante...

Les peuples n’acceptent la domination d’un étranger que si le leader apporte des satisfactions sur d’autres plans. Les Américains, par exemple, ont dominé le monde parce qu’ils avaient sauvé l’Europe de l’Armée rouge. Les Allemands n’ont encore rendu aucun service de ce genre. Leur surpuissance économique est un fait brut qui ne crée pas nécessairement de la sympathie.

Personnellement, je pensais que plus tard la réunification arriverait, mieux ça vaudrait. Lorsqu’elle est survenue, j’étais à l’OTAN. Mon attitude consistait alors à faire comme si de rien n’était. Je me suis rendu compte que, de cette façon, nos rapports avec les Allemands étaient restés inchangés.

Cette solution était probablement la moins artificielle. La réunification a ajouté 25 % de territoire, 15 % de population et 10 % de PNB, et n’a donc pas changé la nature de l’Allemagne qui s’est seulement légèrement agrandie. Notre rattrapage face à cette nouvelle Allemagne serait plus difficile, mais l’écart créé n’avait rien d’irréparable. Je crois toujours que c’est jouable.

Il faut cependant agir à cette fin. Nous avons assez subi l’Europe. Nous devons faire comprendre à l’Allemagne que nous n’avons pas envie d’appartenir à une Europe allemande. Or, si nous pouvons faire quelque chose seuls face aux Allemands, nous ne pouvons rien si elle est soutenue par tous les autres pays, qui sont souvent des moutons de Panurge se précipitant vers le plus offrant. Si l’Allemagne prend sous sa tutelle cet ensemble, nous ne pourrons plus faire équipe. C’est une autre raison pour laquelle je ne veux plus de cette Europe.

Néanmoins, tout cela suppose un véritable dialogue. Aucun dirigeant n’a encore osé négocier sérieusement avec les Allemands. Nous sommes toujours victimes d’un complexe d’infériorité qu’on tente de compenser par des fanfaronnades…

Propos recueillis par Olivier Berruyer en 2015.

Découvrez la suite de cet entretien la semaine prochaine...

Photo d'ouverture : Le président américain Joe Biden, le chancelier allemand Olaf Scholz et le président français Emmanuel Macron, sommet du G7 dans les Alpes bavaroises, 28 juin 2022 - Tobias Schwarz - @AFP

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