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La récente décision imposée à EDF par le gouvernement n’est qu’une nouvelle illustration des errements auxquels a conduit la libéralisation du secteur européen de l’énergie.

Article Politique
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publié le 01/02/2022 Par Éric Juillot
Prix de l’électricité : EDF et l’échec de la libéralisation du marché européen
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À moins de trois mois de l’élection présidentielle, il fallait tout faire pour empêcher le retour des Gilets-jaunes sur les ronds-points du pays. Alors que le 10 janvier, la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) annonçait une explosion de la facture électrique des ménages en février, au moment de la révision annuelle du tarif réglementé de vente d’EDF - avec une augmentation du tarif de 30 à 40 % - le gouvernement a pris une décision spectaculaire qui fera date.

Opération de paix sociale

Pour limiter la hausse à 4 % - conformément aux engagements pris à l’automne devant les Français -, les pouvoirs publics devaient mobiliser environ 16 milliards d’euros. Il a été décidé que l’État allait abaisser pour un an la TIFCE, une taxe sur l’électricité, pour un allégement fiscal de l’ordre de 8 milliards d’euros. Les huit autres milliards seront intégralement pris en charge par EDF. La plus grosse partie de cette somme proviendra d’une augmentation de 100 à 120 TWh de la production électrique que l’entreprise publique a l’obligation de vendre à bas prix à ses concurrents. Il est attendu de ces derniers, ensuite, qu’ils répercutent ce rabais sur la facture de leurs clients.

Si l’on devait s’en tenir à cet état des choses, le choix du gouvernement serait déjà critiquable en raison de ses résultats incertains. Les autorités concernées ont beau s’engager à faire preuve de vigilance et de fermeté dans leur surveillance de la politique tarifaire des concurrents d’EDF, il n’est pas du tout évident qu’elles soient en mesure de mettre en place un tel dispositif de surveillance. Il paraît troublant, au demeurant, que la libéralisation du secteur de l’énergie au sein d’une Union Européenne vouée corps et âme au néolibéralisme aboutisse à un tel degré de contrôle bureaucratique de l’économie.

Mais il y a bien pire. La décision gouvernementale intervient à un moment où EDF ne dispose plus de la production électrique supplémentaire qui lui est demandée - elle a été vendue dans le courant de l’année 2021. Il va donc lui falloir racheter sur le marché ces 20 TWh au cours actuel, proche de 300 euros par MWh, pour les revendre ensuite à ses concurrents au tarif réglementaire de 46 euros. Ce tarif réglementaire, légèrement augmenté pour la circonstance, est celui de « l’accès régulé au nucléaire historique » (ARENH) créé en 2010 pour favoriser l’émergence artificielle de concurrents d’EDF. Dans l’urgence, l’entreprise publique se voit donc contrainte de financer à perte ses concurrents dans des proportions encore plus grandes que celles que prévoyait jusque-là la loi…

La décision gouvernementale va provoquer des remous du côté des actionnaires minoritaires, en droit de s’estimer lésés. C’est la transformation du statut juridique d’EDF - devenu une simple SA en 2004 pour permettre sa privatisation partielle - , qui a permis l’émergence de cet actionnariat dont le gouvernement va devoir gérer le mécontentement.

Sans doute verra-t-on à l’avenir dans cette décision aberrante le point culminant de la cascade de problèmes provoqués par la libéralisation du secteur européen de l’énergie. Ce projet, élaboré et imposé par Bruxelles depuis qu’un Conseil européen en 2000 en a fait un objectif majeur de la construction européenne, a réussi le tour de force d’être tout à la fois contraire à la rationalité économique, à l’intérêt stratégique de l’État et à l’intérêt pécuniaire des consommateurs.

20 ans d’acharnement bureaucratique et d’aveuglement idéologique ont abouti à cette triple faillite intellectuelle, industrielle et financière. Au nom de basses considérations électoralistes de court terme, le gouvernement oblitère l’avenir en fragilisant EDF, ce grand groupe public dont dépend quasi intégralement la production électrique nationale. Comprendre ce qui a pu le conduire à une décision aussi aberrante suppose de démêler l’écheveau des contraintes légales et réglementaires imposées par l’Union Européenne à la France depuis vingt ans, avec le concours actif des élus et responsables politiques de tous bords.

Marché européen de l’énergie : un fonctionnement aberrant

En première approche, le gouvernement, plutôt que de se défausser sur EDF, aurait pu baisser davantage encore la TIFCE. Mais c’était là une chose impossible, dans la mesure où la baisse décidée porte cette taxe au minimum autorisée... par le droit européen.

Plus profondément, les ressorts de la décision gouvernementale ne peuvent être appréhendés que par la prise en compte du fonctionnement du marché européen de l’énergie. Un fonctionnement qualifié d’« aberrant » par le ministre de l’Économie en personne il y a quelques mois à peine. Le mécanisme de formation des prix sur ce marché est tellement attentatoire aux intérêts français qu’il justifiait alors la position critique de Bruno le Maire, poussé à reconnaître ponctuellement le caractère néfaste d’une « Europe » dont il se fait habituellement le chantre.

Concrètement, le prix de l’électricité est déterminé, à l’échelle de l’UE, par le coût d’exploitation de la dernière infrastructure sollicitée pour en produire à un moment donné. En période de forte consommation, ce sont les centrales thermiques au gaz qui sont utilisées à plein pour alimenter le réseau européen, en complément des éoliennes, des centrales nucléaires, hydro-électriques ou au charbon. Or, pour toutes sortes de raisons (1), le cours du gaz naturel s’est envolé ces derniers mois, provoquant donc mécaniquement une augmentation comparable du prix de l’électricité.

Le fond du problème réside ainsi dans la corrélation étroite entre ces deux prix, que rien ne justifie, sinon la volonté de créer un marché unifié de l’énergie à l’échelle de l’UE, marché érigé comme une fin en soi, les quelques avantages concrets que l’on peut en attendre étant tout à fait secondaires (atténuation d’un risque très théorique de « black out » grâce à l’interconnexion des réseaux…).

La France, dont la production électrique est très largement décarbonée, à peu près indépendante du gaz naturel (il contribue à environ 5 % de la production totale), se trouve donc prise dans le piège financier que représente pour elle le fonctionnement du marché européen. L’alourdissement de la facture énergétique des ménages et les sueurs froides du gouvernement face au mécontentement populaire qui en résulte trouvent leur source dans ce fonctionnement.

Mais les autorités françaises découvrent ce problème un peu tard : en 2018, elles en ont soutenu la dernière réforme en date. Bruno Le Maire dénonce donc aujourd’hui ce qu’il a accepté il y a quatre ans. Du rêve « européen » à la réalité concrète de l’UE, l’écart se creuse une fois de plus au détriment de l’intérêt national.

Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, réunion de l'Eurogroupe, Bruxelles, 17 janvier 2022 - John Thys - @AFP

À quelques mois de l’élection présidentielle, il convient cependant de mettre en sourdine l’européisme qui, en temps ordinaire, dicte l’essentiel des décisions gouvernementales. En octobre dernier, le ministre de l’Économie se faisait donc fort d’arracher dans l’urgence à ses homologues des modifications majeures : « On ne va pas continuer comme ça. Dès lundi [6 octobre], à la réunion des ministres des Finances, je vais poser la question sur la table […] je vais dire : le marché unique de l'électricité fonctionne selon des règles qui sont obsolètes ».

Les assertions martiales du ministre sont cependant tombées ce jour-là dans le vide, la France se retrouvant seule à défendre sa position. Trois semaines plus tard, le 26 octobre, à l’occasion d’une nouvelle réunion du Conseil, la Commission a opposé au ministre une fin de non-recevoir avec le soutien de l’Allemagne, dont le représentant s’est contenté d’ânonner les lieux communs en vigueur, selon lesquels le marché européen contribue à « l’innovation et à la sécurité de l’approvisionnement ». Acculé dans son impasse européenne, le gouvernement français en est donc réduit à prendre dans l’urgence des mesures coûteuses et, pour EDF, destructrices.

Libéralisation de la production électrique : la concurrence, quoiqu’il en coûte

La France paie donc aujourd’hui les conséquences de son engagement en faveur du marché européen de l’énergie. Cet engagement s’est révélé incompatible avec le modèle construit après-guerre d’un monopole exercé par une grande entreprise publique. Ce modèle n’a pas résisté, dans l’esprit des décideurs, à la conversion sans retour à une UE néolibérale intrinsèquement vouée à la promotion d’une conception fétichiste de la concurrence, officiellement dite « libre et non faussée ».

Contenue en germe dans la signature de l’Acte unique européen en 1986, la libéralisation du secteur européen de l’énergie est véritablement engagée par des directives européennes de 1996 et 1998, confirmés en 2000 par le Conseil européen déjà mentionné. L’objectif qui consiste à casser le monopole d’une entreprise d’État, produisant une électricité largement décarbonée, bon marché et dans une logique de service public étant difficilement justifiable, il a fallu progresser de manière insidieuse et par à-coups, pour éviter que les citoyens ne s’emparent du sujet et se croient autoriser à le rejeter.

Ainsi, le réseau haute-tension a-t-il été ôté à EDF en 2004 au profit d’une structure autonome (RTE) ; en 2007, c’est le réseau de distribution - appelé aujourd’hui Enedis 2 - qui a quitté le giron de la maison-mère, l’année même de l’ouverture à la concurrence du marché de l’énergie. Le tronçonnement d’EDF induisait sans doute de coûteuses déséconomies d’échelle, mais il convenait, pour créer les conditions d’une concurrence artificielle, de séparer ce qui relevait du monopolistique et du concurrentiel dans les activités de cette entreprise.

Une fois cette distinction ancrée dans la réalité, il s’avéra qu’il fallait en sus désavantager EDF pour permettre à ses concurrents de croître à ses dépens. D’où le tarif de l’ARENH créé lors du vote de la loi NOME (Nouvelle Organisation du Marché de l’Électricité) en 2010. D’un prix très bas - 40 puis 42 euros le MWh -, portant sur environ un quart de la production nucléaire annuelle d’EDF (100 TWh), ce tarif a permis aux concurrents d’EDF de se développer en prélevant directement et légalement une part de la richesse créée par la grande entreprise publique.

Ce processus de spoliation pure et simple a été réalisé sous la surveillance étroite de la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) une instance nationale, « indépendante » comme il se doit des pouvoirs publics - mais tenue de rédiger chaque année un rapport d’activité pour la Commission européenne. La CRE a pour mission de veiller à « l’accès non discriminatoire aux infrastructures de transport et de distribution qui sont des monopoles naturels », tout en s’assurant du « développement d’une concurrence libre et loyale au bénéfice du consommateur final ».

Rapport annuel à la Commission européenne, Commission de Régulation de l’Énergie, 31 juillet 2021 - Source

Que la concurrence « loyale » prenne la forme de la prédation, organisée par le législateur, d’une entreprise publique au profit d’entreprises privées, voilà qui restera sans doute dans les annales du capitalisme administré tel qu’on l’entend dans les hautes sphères politiques et bureaucratiques, à Paris et à Bruxelles…

Plus de vingt ans après le lancement du processus, le bilan qui peut en être dressé est négatif sous tout rapport. La concurrence n’existe que de manière factice et elle n’a entraîné aucune innovation significative. L’Autorité de la Concurrence a reconnu cet état de fait dès 2015, ainsi que le rappelle une note du syndicat FO énergie : « La perspective du développement de l’investissement des fournisseurs alternatifs s’éloigne et perd de sa crédibilité au fil du temps, car le mécanisme ARENH ne semble pas en mesure d’inciter les fournisseurs alternatifs d’investir dans des moyens de production ».

Pire encore, le bénéfice attendu pour le consommateur final, sous la forme d’une baisse des prix, ne s’est pas davantage concrétisé, bien au contraire. De l’aveu même de la CRE, un petit client a vu sa facture augmenter en moyenne de 57 % sur les treize dernières années, un gros client de 55 %, soit environ trois fois plus que l’inflation sur la même période.

Si l’on ajoute à ces faits la décision scandaleuse du gouvernement français - qui fait littéralement payer à EDF son impéritie -, il est impossible aujourd’hui de dissimuler l’ampleur de l’échec auquel a conduit, pour la France, la libéralisation du secteur de l’énergie au sein de l’UE. Tout au plus les contorsions de la communication gouvernementale - où il n’est question que de « bouclier tarifaire » - ou la présentation biaisée de l’annonce gouvernementale par certains médias peuvent-elles retarder la prise de conscience.

De plus en plus de voix en appellent donc au retour à un monopole public plein et entier, à l’image des syndicats d’EDF récemment mobilisés à ce sujet. Ces derniers ont d’ailleurs obtenu une première victoire avec la suspension du projet « Hercule », qui se donnait comme objectif le démantèlement d’EDF.

La libéralisation du secteur de l’énergie est un des plus grands scandales économiques et politiques de notre époque. Au-delà de son coût financier pour la collectivité, elle fait partie de ces thèmes essentiels systématiquement écartés du débat public au fil des ans, selon un accord tacite entre des partis de gouvernement imprégnés du même conformisme idéologique pro-européen.

Pris au piège de ses illusions, le gouvernement actuel espère échapper à la colère populaire et passer le cap des prochaines élections présidentielles et législatives en recourant à des expédients ruineux. S’il se maintient au-delà de cette échéance, saura-t-il retrouver le chemin du bien commun, quoi qu’en pense Bruxelles ? Il est permis d’en douter.

Photo d'ouverture - Joe Gough - @Shutterstock

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