Depuis l’année dernière, et jusqu’en 2040, l’Île-de-France présidée par Valérie Pécresse ouvre ses réseaux de transports en commun, à commencer par les bus, à la concurrence. Impréparation, précipitation, prix cassés sur fond de déni social et de concurrence faussée… Le processus, qui a démarré avec les bus de la grande couronne, tourne déjà au cauchemar. La colère sociale, dans ce secteur déjà sinistré, est inédite.
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Le sujet fait, encore aujourd’hui, bien peu de bruit. Pourtant, il concerne le quotidien de près de 10 millions de Franciliens qui utilisent le bus, le métro, le tram ou autres RER chaque jour, principalement pour aller travailler. Depuis l’année dernière, et pendant les 20 prochaines années, les réseaux de transports en commun de l’Île-de-France sont embarqués dans un processus d’« ouverture à la concurrence ».
Finis les monopoles d’exploitation (parfois en place depuis des décennies), place aux contrats de délégation de services publics (DSP), soumis à appel d'offres tous les 4 à 8 ans. Un processus imposé par l’Union européenne, dont le règlement de 2007 - qui vise à harmoniser les politiques de transports urbains de ses États membres - a été transposé par la loi française ORTF de 2009.
Valérie Pécresse, présidente de la région francilienne, et de fait, de l’autorité organisatrice des transports en Île-de-France baptisée IDFM (Île-de-France Mobilités, anciennement Stif) s’est saisie de cette injonction supranationale pour défendre et appliquer méthodiquement son idéologie libérale : la mise en concurrence, « qui n’est pas une privatisation, rappelle-t-elle à ses détracteurs, force [les opérateurs] à améliorer leur offre pour être plus compétitifs », c’est-à-dire à être plus « créatifs et innovants » pour « proposer une meilleure qualité de services » tout en « réduisant leurs coûts », et donc les prix. Ce qui permettra à IDFM de faire des économies, « de l’ordre de 10 % » selon un haut responsable d’IDFM, qui seront réinvesties.
Les bus de la grande couronne « pour se faire la main »
C’est ainsi qu’IFDM a lancé en février 2018 ses premiers appels d’offres (avec les premières mises en service dès 2021) sur les réseaux de bus de la grande couronne parisienne. « Pour se faire la main », explique-t-on au service communication d’IDFM, « avant d’embrayer sur le dossier plus délicat des bus de la RATP à Paris et sa petite couronne ». On note ici le caractère assez méprisant d’une entité publique qui « s’exerce » sur quelque 10 000 conducteurs de bus éparpillés et désorganisés socialement, ainsi que son million de voyageurs quotidiens (re-re-re)relégués au rang de cobayes de seconde zone. Tandis que le cas de la RATP, qui a une « force de frappe sociale redoutable et redoutée » (et ultra-médiatisée), méritait bien quatre années supplémentaires de préparation.
Une injustice qui avait poussé les opérateurs de la grande couronne, fédérés au sein de l’organisation Optile, à réclamer dès avril 2018 par voie de recours en contentieux de décaler leur mise en concurrence à 2025, comme pour la RATP, « le temps de sécuriser le décor, qui est complètement brouillon à ce stade », expliquait Thierry Colle, le président d’Optile. En vain...
Optile (bus de la grande couronne), c’est :
- - 900 millions d’euros de chiffre d’affaires
- - 1200 lignes de bus
- - 370 millions de voyageurs par an, 1 million par jour
Optile défère 80 opérateurs, dont 3 « gros » :
- - Transdev (55 %) : détenue notamment par la Caisse des dépôts et consignations
- - Keolis (20 % du marché) : filiale de la SNCF
- - RATP (10 % du marché) : filiale de Groupe RATP
Dans le cadre de la mise en concurrence du réseau Optile :
- - IDFM a regroupé 135 lots en 36 lots. Chaque lot sera géré par des sociétés dédiées
- - IDFM rachète les dépôts de bus stratégiques
- IDFM rachète le parc de véhicules des opérateurs sortants
Une concurrence faussée sur fond d’impréparation et de précipitation
De toute façon, la course folle était lancée. Valérie Pécresse et ses conseillers technocrates ont voulu y aller vite et fort, avec un rythme de publications des appels d’offres effréné et un accès aux informations insuffisant et trop tardif, pour permettre la concurrence libre. L’Autorité de la concurrence a d’ailleurs rendu un avis en septembre 2020 dans ce sens. Les petits opérateurs locaux n’ont pas pu suivre la cadence, tant au niveau des ressources humaines que financières.
Au final, l’ouverture à la concurrence des bus en Île-de-France se résume à une bataille féroce entre les trois poids lourds du secteur, pour qui Paris - au sens large - représente une vitrine incontournable pour asseoir son image à l’international : « D’un côté il y a Transdev, le taulier de la grande couronne, sur la défensive, car il a le plus à perdre dans cette affaire. De l’autre, il y a Keolis, plus agile, moins lourd en termes de coûts, avec une forte capacité à recruter ; et au milieu, RATP Dev, le challenger discret, moins connu en France, mais qui cartonne à l’international », analyse un fin connaisseur du secteur.
Mais même au sein de cette compétition resserrée, la concurrence se révèle faussée puisque « la façon dont IDFM l’a conçue confère un avantage démesuré au candidat sortant, qui a son dépôt, ses bus et toutes ses informations locales et internes ». C’est d’ailleurs pourquoi les compétiteurs étrangers sont quasi-absents dans le « jeu ».
L’attribution de contrats à prix cassés sur le dos des conditions de travail
En effet, les premiers marchés attribués par IDFM ont quasi systématiquement reconduit les opérateurs déjà en place. « Au final, la répartition du marché pourrait bien ne changer qu’à la marge », présage le spécialiste. Alors… tout ça pour ça ? Tout ça, pour réaliser des économies. Sur ce point-là, IDFM pourrait même dépasser ses objectifs. Le ton a été donné dès le premier appel d’offres, qui a concerné le réseau de bus des Bords de l’Eau (associé au tram T9) entre Paris et Orly. Keolis a été reconduit, in extremis, sur la base d’une offre à prix cassé, « bien au-delà de 10 % », confiait Edouard Hénaut, le directeur général France de son concurrent Transdev. Ébahi, il a « compris qu’il allait falloir s’aligner »…
S’il est vrai qu’en Île-de-France, les marges des opérateurs sont bien plus élevées qu’en Province (de l’ordre de 5 à 7 % en moyenne contre 2 à 3 %), la question reste de savoir quels coûts les groupes vont tailler. « Sachant que dans cette marge totale, il y a les “frais de siège”. En réalité, une majeure partie des marges “remonte” au siège social, pour financer son fonctionnement », détaille Olivier Darmont, spécialiste des transports. Amoral, peut-être, mais parfaitement légal, et on ne peut plus courant. « Facialement, il ne reste donc presque plus rien dans les caisses », poursuit-il.
Par ailleurs, les coûts de fonctionnement du secteur du transport de voyageurs (véhicules, maintenance, carburants, dépôts, etc.) sont incompressibles. Reste donc à couper dans la masse salariale… Et, comme les opérateurs ne peuvent pas baisser les salaires (c’est illégal), la seule marge de manœuvre qu’il leur reste « consiste à être plus compétitif en matière d’organisation du travail, et particulièrement en termes de temps de travail », précise Arnaud Aymé, spécialiste des transports chez Sia Partners.
Comment ? En généralisant les services à double, voire triple tours. C’est ce qu’il y a de plus efficace économiquement, tranchent les cabinets de conseil. Mais c’est aussi ce que redoutent le plus les conducteurs : « Une journée à triple service signifie qu'un conducteur roule le matin par exemple de 7 h 30 à 10 h 30 puis de 12 h à 14 h et enfin de 16 h 30 à 19 h, pour combler au maximum les heures de pointe. Si bien que ce conducteur, qui habite souvent loin de son lieu de travail, quitte son domicile à 6 h 30 et rentre chez lui à 20 h, pour une journée effective de travail de seulement 7 h 30, le tout payé aux minimas, et dans des conditions de trafic et de sécurité particulièrement difficiles en Île-de-France », détaille Christophe Anger, secrétaire général de l’Unsa, qui alerte sur l’état de sinistrose dans lequel le secteur est déjà plongé depuis des années.
« Le turn-over dans le secteur n’a jamais été aussi élevé, les arrêts maladie, les démissions… plus personne ne veut travailler dans ces conditions, les gens partent, soit en Province, soit vers d’autres métiers ». Une hémorragie qui « menace la continuité même du service », s’alarme Marc Pélissier, président de la FNAUT IDF, association d’usagers des transports.
« Valérie Pécresse est complètement passée à côté du chaos qui s'annonçait. »
Ce n’est pas faute d’avoir alerté la direction d’IDFM : toutes les organisations syndicales et même les directions des groupes ont frappé à la porte des services de Valérie Pécresse. « Mais en 2018, elle ne pensait déjà qu’à la présidence de la République, et pendant trois ans, elle est complètement passée à côté de l’ampleur du chaos qui s’annonçait », déplore Jacques Baudrier, un des rares élus au Conseil d'administration d’IDFM bien informé sur le dossier. « Soit elle avait conscience des problèmes sociaux et elle n’a rien fait, soit elle n’en avait même pas conscience », renchérit Philippe Gervais, coordinateur Transport chez Secafi. Dans les deux cas, cela relève de l’incompétence.
Il aura finalement fallu des mobilisations inédites par leur ampleur et leur durée, en septembre/octobre 2021, pour que Madame Pécresse réagisse. Et qu’elle se fende de la nomination d’un médiateur, Jean-Claude Bailly, ex-patron de la RATP, pour apaiser les tensions sociales. Pas du tout de quoi éteindre le feu.
Au fur et à mesure des mises en service des nouveaux lots, les grèves perlent encore de partout. Aussi bien chez Transdev que chez Keolis. « Les conducteurs de la grande couronne ont enfin pris conscience de la situation et se mobilisent », déclare Patrick Lisboa, délégué CGT chez Transdev pour les dépôts de Brunoy et Limeil-Brévannes. Tandis qu’à la RATP bus, où le corps social est ultra organisé, « ça fait plus de deux ans qu’on prépare la contestation et qu’on réclame la mise en place d’une régie publique régionale. Pécresse aurait pu choisir cette voie plutôt que la concurrence, et donc choisir le nivellement par le haut plutôt que par le bas, pour le bien des travailleurs, et in fine, pour celui des usagers ». L’Europe l’y autorise effectivement.
Photo d'ouverture : - Valérie Pécresse lors du débat organisé par Valeurs actuelles - Alain Jocard - @AFP
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