Le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) est venu nourrir la discussion de ce qui a été nommé le « conclave », c’est-à-dire la réunion des partenaires sociaux autour de l’épineuse question de la réforme des retraites organisant le passage de l’âge de la retraite à 64 ans. Sans grande surprise, ce dernier s'est soldé par un échec, puisque les partenaires sociaux n’ont pu trouver un accord. La CFDT a dénoncé l’attitude du patronat qui a fait obstacle sur les questions de la pénibilité. C’est désormais le gouvernement, et plus particulièrement le Premier ministre François Bayrou, qui se trouvent exposés à un risque de censure. Avant même les conclusions du conclave, les orientations étaient connues tant le gouvernement indiquait le périmètre jugé raisonnable dans les discussions : maintien du report de l’âge de départ à 64 ans et quelques aménagements sur les questions de la pénibilité. La montagne ne pouvait qu’accoucher d’une souris, car les engagements de la France auprès de l’Union européenne et l’obsession des déficits sont devenus la boussole de nos dirigeants. Mais à l’heure des réformes de l’assurance chômage qui fragilisent les chômeurs, de celles du marché du travail qui nourrissent de l’insécurité chez les travailleurs, et de celles de la santé et des retraites, qui entretiennent des logiques inégalitaires, l’État social exigeant et universaliste se doit d’être défendu et promu.



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Comme lors de la précédente crise dite des subprimes, les attaques à l’égard de l’État social n’ont eu de cesse de se multiplier depuis la communication par le gouvernement de déficits publics incontrôlés. L’État social serait trop cher, il grèverait la croissance et désinciterait à l’activité. L’abcès de fixation concerne les retraités et les dépenses maladie, car ils représentent les postes les plus importants de la dépense publique. L’offensive contre l’État social est ancienne. Elle a connu une accélération dans le mitan des années 1970 et n’a plus jamais cessé depuis.
Une nouvelle accélération des attaques néolibérales
Les rapports de la Cour des comptes et du COR se succèdent pour indiquer les déficits sociaux à venir, le risque de cessation de paiement de la Sécurité sociale, ou encore notre mise sous tutelle par le FMI. La dramatisation d’inspiration libérale fait feu de tout bois alors que la nation hésite sur son avenir et s’inquiète à l’égard des bouleversements internationaux sur lesquels elle a de moins en moins prise.
Ce qui est à l’œuvre, ce n’est rien de moins que la remise en cause de notre contrat social tel qu’il fut renouvelé dans les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, notamment dans le Préambule de la Constitution de 1946. Ce dernier avait énoncé quelques principes « particulièrement nécessaires à notre temps » qui ont fondé la Sécurité sociale et rendu nécessaires les interventions de l’État afin qu’il garde la main sur des secteurs stratégiques comme l’énergie ou les transports. Mais ce texte est surtout riche par la consécration des droits sociaux.
On pourrait penser qu’il serait erroné de s’inquiéter tant la Sécurité sociale est inscrite dans le paysage politique et social de notre pays. Plus encore, les arguments libéraux sont connus pour rejeter l’idée d’une remise en cause de l’État social.
Ils sont de nature statistique et veulent insister sur le poids de la redistribution, la pression fiscale ou le montant des prélèvements obligatoires pour montrer le poids excessif de l’État social. Autant d’éléments qui espèrent nourrir une jacquerie fiscale de la part de citoyens lassés d’être pressurisés par un État trop gourmand.
Les attaques sont intervenues par vagues : la première, à partir des années 1980, a concerné le poids de l’impôt sur le revenu dans l’activité économique ; puis à partir de la décennie 1990, on assiste à une dénonciation d’un État qui incite à la paresse au détriment du travail. Et tout cela fut complété au cours du milieu des années 2000 par la dénonciation du coût exorbitant du travail grevant notre compétitivité/prix.
Désormais, c’est l’offensive du salaire « brut/net » qui est lancée. Nombre d’animateurs de plateaux s’empressent de montrer à la caméra des fiches de paie pour indiquer le fossé qui sépare le brut du net. De la sorte, l’État social est perçu comme un tonneau des Danaïdes dans lequel se perd à jamais le pouvoir d’achat des Français. En somme, l’État social serait contre le pouvoir d’achat.
Il serait idiot de dire que l’État social n’existe plus ou qu’il a vu son poids se réduire en volume depuis les années 1980. La France redistribue 31 % de son PIB. Mais loin de rougir devant cet état de fait, il convient de s’en réjouir, car sans ce choix, les inégalités sociales auraient crû davantage, la consommation des ménages se déprimerait, et le tissu social se déchirerait de manière plus significative.
Ce n’est donc pas le volume des prestations qu’il convient d’observer pour mesurer les mutations de l’État social, mais la transformation des principes qui le guident, les glissements dans ses orientations ou encore la mutation des sources de financement, et la liste serait longue… En 1990, les recettes de la Sécurité sociale étaient composées essentiellement de cotisations à plus de 92 % contre 49 % aujourd’hui. On a assisté à une fiscalisation de la protection sociale, avec la montée en charge de la Contribution sociale généralisée (CSG). Cette mutation permet à l’État d’intervenir davantage dans l’organisation de la Sécurité sociale et de remettre en cause la démocratie sociale.
L’État social est désormais pris dans la logique de remarchandisation de la société, soumis aux principes de rentabilité et à l’obsession de la maîtrise des coûts qui deviennent les horizons du souhaitable.
Les retraites au vent mauvais de la capitalisation
Le dernier rapport du Cor a fait l’objet d’un étrange usage. Pour certains, il est alarmiste et indique que les déficits iraient croissants à l’avenir et obligeraient à de nouvelles réformes comme un allongement de l’âge de la retraite. Pourtant l’observation des différents scénarios présentés par le COR ne laisse pas entrevoir de déficits préoccupants. Et c’est sans surprise que le COR réclame un allongement de l’âge de départ à la retraite. L'économiste Gilbert Cette a pris la tête de cette institution. D'orientation libérale, proche d’Emmanuel Macron, il avait qualifié la réforme d’Élisabeth Borne de « réformette » et ne pouvait donc que défendre un allongement de l’âge de départ à la retraite.
En 2024, les dépenses brutes du système de retraite ont représenté 13,9 % du PIB et même avec une population vieillissante, elles devraient rester stables jusqu’en 2030 (14 %) et augmenter très légèrement pour atteindre 14,2 % en 2070.
Du côté du déficit, le solde du système de retraite s’est élevé à 1,7 milliard d’euros, soit 0,1 % du PIB. Il passerait à 0,2 point de PIB en 2030 pour atteindre 1,4 point en 2070. 6,6 milliards d’euros en 2030, la somme n’est pas négligeable, mais ne représente pas un danger significatif pour le système de retraite.
Des réformes gouvernées par des préoccupations financières
De 1987 à aujourd’hui, l’ensemble des réformes a eu pour vocation d’allonger la durée de cotisations, de rendre le calcul des retraites moins généreux, et de désindexer les retraites par rapport au salaire. Comme le souligne le chercheur Bruno Palier (1) :
« Les réformes menées depuis la fin des années 1980 poursuivent un objectif commun : limiter l’augmentation des dépenses publiques de retraite, le plus souvent en réduisant la générosité des pensions publiques présentes et surtout à venir. Elles ont aussi une conséquence commune : créer un espace de développement pour les retraites privées financées en capitalisation, cependant mises à mal par la crise financière de 2008. »
La question des retraites est abordée principalement sous l’angle comptable à partir des années 1990-2000. C’est pourquoi des organismes financiers comme le FMI s’empressent d’indiquer la marche à suivre en la matière. Le chercheur Bruno Palier, dans son ouvrage La réforme des retraites, indique (2) :
« Du fait de la croissance molle, du chômage, de l’arrivée à maturité de l’État providence comme des évolutions socio-démographiques, parmi les dépenses publiques ce sont les dépenses de retraite et de santé qui dépensent le plus et sont perçues comme les causes principales des déficits publics. Dès lors ce sont les institutions financières internationales dans ces domaines de forte croissance des dépenses publiques et cherchent à les limiter. »
Désormais, ce sont les objectifs financiers qui dominent et viennent à obscurcir l’objectif central d’un système de retraite : assurer un revenu de remplacement pour des travailleurs qui ne sont plus en capacité de travailler.
L’offensive comptable qui vise le système de retraite a pour objectif d’ouvrir la voie à un régime qui introduirait une dose de capitalisation et, de la sorte, désocialiser un peu plus des pans du secteur de la santé. Le vieillissement de la population et les besoins en éducation deviennent alors les nouveaux eldorados d’un capitalisme contemporain en quête de profits.
Éloge de l’État social
À en croire la messe libérale, à l’heure de la dette croissante qui affecte notre pays et de la nécessaire décarbonation dans un contexte de croissance molle, l’État social doit être revu à la baisse. Il est un poids et une incitation à la paresse. Plus encore, il serait en décalage avec les mentalités contemporaines présentées volontiers comme utilitaristes, voire égoïstes.
En ces temps où le « je » l’emporterait sur le « nous », l’État social serait encore plus inadapté à notre époque. Il appartiendrait à chaque individu de savoir quel serait l’effort qu’il serait prêt à engager pour se protéger. C’est une logique de gestion plus individuelle du risque qui est attendue de la part des pouvoirs publics ou autres éditorialistes dits avisés sur le sujet.
Pourtant, l’État social n’a pas démérité. Ses différentes composantes ont su apporter au pays un mélange de dynamisme économique et de paix sociale. Si aujourd’hui il est possible de débattre sur les retraites, c’est par l’effort collectif de prise en charge des problématiques de santé publique. De la sorte, par une espérance de vie plus importante, nous avons gagné un âge de la vie supplémentaire.
Une population mieux prise en charge en matière de santé est une population plus productive. Sans compter que, malgré les réformes successives de nos services publics, la population française leur accorde une grande confiance.
L’État social assure une fonction de protection très précieuse dans les sociétés modernes et, de la sorte, il se fait réducteur d’incertitudes. La relecture des travaux du regretté sociologue Robert Castel est roborative à ce sujet (3) :
« Le fil directeur est que les sociétés modernes sont construites sur le terreau de l’insécurité parce que ce sont des sociétés d’individus qui ne trouvent ni en eux-mêmes, ni dans leur entourage immédiat, la capacité d’assurer leur protection. S’il est vrai que ces sociétés se sont attachées à la promotion de l’individu, elles promeuvent sa vulnérabilité en même temps qu’elles le valorisent. Il en résulte que la recherche des protections est consubstantielle au développement de ce type de sociétés. »
La force de la protection sociale est d’avoir offert une « propriété sociale », c’est-à-dire un ensemble de droits sociaux pour des individus non propriétaires. De la sorte, le travail devenait un projet, le support de droits. Le salaire net était celui de la fin du mois et par le biais des retraites, le brut était le salaire de toute la vie.
C’est par la réduction de l’incertitude et de la vulnérabilité que la protection sociale, cette formidable invention juridique, permettait de rendre le marché inégalitaire par essence plus acceptable, plus légitime. Cet enrichissement des droits a rendu la démocratie moins formelle et plus réelle.
Aujourd’hui, à travers l’attaque contre les dépenses publiques, principalement sociales, on observe plus largement une attaque contre la démocratie et le plus grand nombre. Défendre l’État social, c’est aussi s’assurer par une fiscalité progressive, par une protection sociale étendue et par une redistribution efficace. C’est ainsi que se réalise pleinement l’espérance démocratique : l’origine sociale ne détermine pas pleinement son destin social.
Aujourd’hui, l’État social est sous le feu roulant de critiques venant de toutes parts. Tout cela s’inscrit dans une véritable « guerre des classes », une expression qui redevient malheureusement actuelle...
Notes
(1) Bruno Palier, La réforme des retraites, Paris, PUF, 2010, p.119
(3) Robert Castel, L’insécurité sociale, qu’est-ce qu’être protégé ?, La République des idées, Seuil, Paris, 2003, p.7
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