Une initiative citoyenne européenne intitulée « Stop Destroying Videogames » (Cessez de détruire les jeux vidéo) lancée à l’été 2024 a recueilli près d’un million et demi de signatures en l'espace d'un an. Malgré ses demandes limitées, elle a été accueillie avec beaucoup d’enthousiasme par des communautés de joueurs en ligne, et plus surprenant encore, elle a fait vivement réagir les grandes entreprises de l'industrie du jeu vidéo, dont l'éditeur français Ubisoft en première ligne. L’un des vice-présidents du Parlement européen, Nicolae Ștefănuță, a publié début juillet un message soutenant la pétition accompagné de la phrase : « Un jeu, une fois vendu, appartient au client, pas à l’entreprise ». Pourtant,celle-ci ne va pas si loin, se limitant à demander aux éditeurs de jeux vidéo de « laisser les jeux vidéo dans un état fonctionnel ».



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Pour comprendre l’objet de l'initiative « Stop Killing Games », il faut le contextualiser. Le texte de la pétition explique :
« Les jeux vidéo sont devenus un secteur d’activité avec des milliards de consommateurs et des centaines de milliards d’euros. Depuis, une pratique commerciale particulière à ce secteur a connu une lente émergence, qui n’est pas seulement une attaque aux droits basiques des consommateurs, mais qui détruit le médium en soi.
Un nombre croissant d’éditeurs vend des jeux vidéo qui nécessitent une connexion internet à l’éditeur du jeu […] pour fonctionner. Si cela ne représente pas un problème en soi, lorsque le support technique s’arrête pour ce type de jeu, souvent, les éditeurs coupent la connexion nécessaire pour que le jeu continue de fonctionner, procèdent à la destruction de toutes les copies en état de marche, et mettent en place des mesures extensives pour empêcher le client de réparer le jeu de quelque manière que ce soit. »
Or, l’accès obligatoire à internet devenu une obligation ne concerne pas uniquement des jeux multijoueurs tels que World of Warcraft ou League of Legends, pour ne citer que les plus connus, mais aussi des jeux entièrement solo, qui devraient être accessibles à tout moment par leur acheteur. C’est le cas du jeu Far Cry Primal d’Ubisoft par exemple, qui est cité dans une plainte par l’association de protection des données personnelles, Noyb, auprès de la CNIL autrichienne. En mai dernier, Noyb publiait donc un communiqué expliquant que « l'entreprise [Ubisoft] oblige ses clients à se connecter à internet chaque fois qu'ils lancent un jeu solo. C'est le cas même si le jeu ne comporte aucune fonction en ligne. Cela permet à Ubisoft de recueillir les habitudes de jeu des joueurs ».
La plainte de Noyb illustre donc comment le secteur du jeu vidéo cherche à maximiser le contrôle sur son produit, tout en collectant les données de ses utilisateurs, souvent au prétexte de la lutte contre le piratage ou la triche dans les jeux multijoueurs. En pratique, cela revient à donner tous les droits aux éditeurs, qui peuvent également décider arbitrairement de bannir des joueurs avec des systèmes de décision automatisés, voire même de fermer les serveurs après un certain temps.
En 2023, le magazine spécialisé PC Gamer recensait ainsi onze jeux rendus définitivement inaccessibles, car leur éditeur avait fermé leurs serveurs. Les serveurs, ce sont des ordinateurs dédiés qui permettent de répondre aux demandes issues de plusieurs ordinateurs dits « clients ». Pour les jeux vidéo, il existe soit des serveurs gérés par l’éditeur, soit des serveurs gérés par la communauté de joueurs.
Cela arrive aussi à des jeux très populaires, comme Halo 3, vendu à plus de 14 millions d’exemplaires et dont l’éditeur, Microsoft, a décidé de fermer les serveurs en janvier 2022 après quinze années de service. Son prédécesseur, Halo 2, lancé en 2004, avait vu son mode multijoueur s’arrêter en 2010 pour les consoles Xbox et en 2013 pour la version PC.
C’est donc là l’objet de cette pétition lancée en juillet 2024, qui vise à empêcher « la désactivation à distance des jeux vidéo par les éditeurs, sans avoir fourni des moyens raisonnables de permettre la continuité du jeu sans leur implication ». En clair, pour les jeux multijoueurs, la décision de fermer les serveurs ne devrait plus signifier la fin de son accès, qui équivaut, dans ces termes, à une « mort » du jeu.
Son objectif est donc restreint. Les organisateurs le disent eux-mêmes, il ne s’agit pas d’« acquérir la propriété de ces jeux, la propriété intellectuelle ou les droits de monétisation », ni même de continuer de « fournir les ressources » nécessaires au maintien du jeu, mais d’obtenir « la mise en place d’un plan de fin de vie pour modifier ou patcher [mettre à jour, ndlr] le jeu afin qu’il puisse marcher sur les systèmes des utilisateurs ». La phrase de M. Ștefănuță affirmant que le jeu appartient à ceux qui l’achètent va donc bien au-delà des demandes formulées dans cette pétition, alors que très souvent, les consommateurs n’acquièrent plus qu’une licence d’utilisation.
Une boîte de Pandore pour l’industrie du jeu vidéo
L’initiative a produit un effet sensiblement différent pour ceux qui la soutiennent : elle souligne le sentiment de dépossession des joueurs, alors que les jeux vidéo deviennent de plus en plus chers et de plus en plus contraignants en termes d’accès, d’installation, de mises à jour. En octobre 2022, le journal économique Les Échos rappelait que l’achat d’un jeu haut de gamme ou « triple A » (produit par les plus grands studios avec les plus gros budgets) était passé de 60 euros en 2020 à 70, voire 80 euros.
Dans le même temps, le secteur voit s’accumuler des lancements de jeux ratés, dont le plus connu, Concord, a connu un échec monumental. Avec un investissement initial de 200 millions de dollars, son éditeur, Sony, comptait en faire un projet très grand public. Lancé le 23 août 2024 et avec moins de 25 000 exemplaires vendus, ce multijoueur pour PlayStation a tenu deux semaines, avec à peine quelques centaines de joueurs en ligne, avant d’être débranché pour de bon. Si Sony avait remboursé les joueurs, cet épisode rappelle que l’existence de ces jeux vidéo ne tient qu’au bon vouloir de leurs éditeurs, qui peuvent les faire disparaître pratiquement du jour au lendemain.
C’est aussi cela qui motive le choix par l’initiative « Stop Killing Games » de cibler le jeu de course The Crew, datant de 2014. Il « n'avait pas reçu un accueil particulièrement chaleureux de la part de la presse », mais « avait su créer une communauté de fans solide et fidèle » selon le journal spécialisé GameKult. Son éditeur, Ubisoft, a annoncé la fermeture de ses serveurs pour le 31 mars 2024, ce qui a provoqué « l'impossibilité pure et simple d'accéder au mode solo du jeu », rapporte Jacques Laurent Techer, alias Kyujilo, sur GameKult. Poursuivant son analyse, il explique :
« À l'heure où la quasi-totalité des titres sont dématérialisés sur PC, on s'interroge : si Steam [une plateforme de distribution de services en ligne ; l’un des moyens principaux sur ordinateur d’acheter des jeux et de les gérer dans une bibliothèque numérique, ndlr] venait à disparaître, que deviendraient votre bibliothèque de jeu et votre backlog [collection de jeux inachevés, ndlr] long comme deux bras ?
Si la résiliation d'un service tel que Steam signifie la suppression pure et simple de vos biens, aussi virtuels soient-ils, pouvez-vous vous dire propriétaire de ces objets ? […] Comment faire pour préserver des objets tels que les jeux vidéo quand même le fait de posséder physiquement un titre ne suffit pas à garantir son utilisation ? »
Il conclut enfin sur la difficulté de la « préservation du patrimoine vidéoludique », là encore menacée par la dépendance progressive à des authentifications à distance ou à des mises à jour régulières. En somme, pour reprendre la phrase de M. Ștefănuță, c’est l’enjeu de la propriété des objets numériques qui est posé indirectement avec cette initiative, et qui explique au moins en partie l’enthousiasme qu’elle a pu générer.
C’est également l’analyse qu’en propose Chakib Mataoui, représentant syndical Solidaires chez Ubisoft : « Est-ce que le consommateur ou la consommatrice loue le jeu ou est-ce qu’il ou elle a accès à une copie du jeu ? Dans ce cas-là, c’est tout le débat numérique qui a déjà existé dans le cinéma avec l’affaire PirateBay qui se pose à nouveau dans le jeu vidéo ».
Reste à voir quels peuvent être ses débouchés. Partons d’un autre cas. La pétition contre la loi Duplomb en France approchait les deux millions de signatures, au moment de la rédaction de cet article. Censée rendre plus compétitive l’agro-industrie française et autorisant à nouveau un pesticide interdit depuis 2018, cette loi connaît une opposition massive. Malgré un succès extraordinaire, cette pétition ne permettra rien d’autre qu’un débat en séance publique à l’Assemblée nationale. Sa présidente, Yaël Braun-Pivet, avait déjà averti, le 20 juillet, que les législateurs « ne pourra[ient] en aucun cas revenir sur la loi votée ».
La même question est donc posée pour l’initiative européenne « Stop Killing Games ». Lorsque le million de signatures est atteint (avec des seuils minimaux à atteindre dans au moins sept pays), la Commission européenne doit examiner ces propositions et y répondre dans un délai de six mois, avec un débat public au Parlement européen.
La brochure accessible sur le site des publications officielles de l’UE ne se montre guère rassurante, avec une section dédiée à la question : « Une initiative citoyenne européenne a-t-elle déjà débouché sur des résultats ? ». On y trouve par exemple l’initiative « Interdire le glyphosate et protéger la population et l’environnement contre les pesticides toxiques » de 2017, qui débouche sur un « règlement sur la transparence » en 2021 qui « améliore la transparence des études scientifiques ». Autrement dit, pas grand-chose. L’autorisation d’exploitation du glyphosate, elle, a été renouvelée pour dix ans par la Commission en novembre 2023...
Les joueurs, clients et ennemis
Chakib Mataoui considère pourtant que cette initiative a des chances d’avoir des conséquences plus concrètes :
« À mon avis, politiquement, Bruxelles fait peur, car les institutions européennes sont sensibilisées au droit à la consommation et aux sujets numériques. Ce sujet est connu, maîtrisé, et il sera peut-être pris au sérieux. Ça remet aussi en question le modèle économique des grandes entreprises, mais seulement elles. Les indépendants n’ont pas les moyens de produire ce genre de jeu. »
L’industrie du jeu vidéo, quand à elle, ne semble pas rassurée. Représentée par le lobby Video Games Europe dans lequel on trouve Activision Blizzard (389 millions d’utilisateurs mensuels, 1,5 Md$ de bénéfice en 2022), EA Games (presque 7 Md$, 580 millions de comptes d’utilisateurs uniques), ou encore Nintendo (14 Md$), elle a publié une réponse le 4 juillet 2025 :
« Nous apprécions la passion de notre communauté ; cependant la décision de mettre fin à nos services en ligne est due à des causes multiples, jamais prise à la légère et doit rester une option pour les entreprises lorsqu’une expérience en ligne n’est plus commercialement viable. […]
La mise en place de serveurs privés n’est pas toujours une option viable pour les joueurs, car les protections que nous mettons en place pour sécuriser les données des joueurs, supprimer des contenus illégaux, et combattre des contenus dangereux produits par la communauté n’existeraient pas et mettraient en cause les détenteurs de droits. Par ailleurs, de nombreux titres sont conçus dès le départ pour n’être jouables qu’en ligne ; par conséquent, ces propositions limiteraient les choix de développeurs en rendant ces jeux trop coûteux à concevoir. »
Chakib Mataoui, lui, fait remarquer que l’industrie du jeu vidéo est particulièrement inquiète sur les développements potentiels que pourrait connaître un véritable débat sur la propriété du jeu :
« Si demain, on leur demande d’ouvrir le code pour y donner accès aux joueurs et qu’ils créent leurs propres serveurs, ça veut dire que le développeur n’a plus le contrôle sur le contenu du jeu et ça, ça les effraie depuis longtemps. Ils veulent avoir la maîtrise parfaite de leur produit.
Imaginons qu’un joueur ait accès au code source d’Assassin’s Creed, le modifie et en fasse une version qui plaît beaucoup. Les joueurs se tourneront vers ce jeu-là et pas vers la version d’Ubisoft. C’est ce genre de crainte qu’ont les entreprises, que la communauté grand public soit un concurrent. C’est cela qui fait peur dans l’open source. La libre concurrence, quand elle s’applique littéralement, ça ne les arrange pas non plus. »
Les communautés de joueurs sont de plus en plus perçues comme des espaces à risque, qu’il faut contrôler et surveiller étroitement. Il semblerait donc que l’initiative « Stop Killing Games » réponde à des attentes bien plus larges que le simple maintien en ligne de certains jeux dans le contexte d’un déséquilibre flagrant entre producteurs et consommateurs. Le Syndicat des travailleureuses du jeu vidéo (STJV) commente, dans un communiqué paru sur son site le 17 juillet :
« On le voit, la posture des éditeurs est absolument intenable. Les demandes ne sont pas révolutionnaires, et s’il venait à l’idée de ces dirigeants d’entreprises aux titres ronflants de consulter leurs équipes de développement, la réponse serait que rien n’est impossible et que les solutions sont tout à fait trouvables et implémentables. […]
Sous couvert d’une économie numérique qui s’affranchirait des règles les plus élémentaires du commerce au prétexte qu’elle est différente, il s’agit une fois encore d’un mépris affiché des éditeurs envers le public et leur clientèle. »
De manière souterraine, cette pétition, si elle donne lieu à de véritables actes politiques au niveau européen, pourrait donc rebattre les cartes des rapports de propriété numérique, contre le logiciel propriétaire, « fermé » par définition, et en faveur du logiciel libre.
Les conséquences iraient alors bien au-delà du seul jeu vidéo, et pourraient produire un effet d’entraînement : les pratiques d’autres très grandes entreprises se retrouveraient alors dans le viseur, comme dans le cas d’Adobe avec ses licences d’utilisation payantes pour l’édition d’images et de vidéos.
Photo d'ouverture : @GameStar
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