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Notre époque, qui voit les conditions de vie des êtres humains changer à une vitesse croissante, cumule les renversements anthropologiques. Depuis un siècle et demi, une série d’invariants qui avaient toujours accompagné l’humanité se sont brutalement effondrés, emportés par l’avancée du progrès économique et technique. En réduisant l’importance de la force physique, en décimant les tâches domestiques au profit d’une nouvelle division sociale du travail dans laquelle les machines mues par les énergies fossiles jouent un rôle central, et en impulsant le progrès médical qui permet de juguler la mortalité infantile, la révolution industrielle a sonné le glas de la hiérarchie entre les sexes, qui plonge ses racines dans la préhistoire (1).
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L’émancipation des femmes est déjà très avancée – elles font des études, accèdent à la plupart des métiers jadis réservés aux hommes, votent et peuvent être élues – lorsque le progrès technique accouche du produit capable de leur conférer la maîtrise de leur fécondité : la pilule contraceptive. C’est la mise au point de ce produit et sa production à l’échelle industrielle qui font émerger le « droit à disposer de son corps » et qui en assurent l’effectivité.
Mais l’avènement d’un contrôle massif des naissances a bien d’autres conséquences, qui excèdent de loin l’effet de libération qu’il a eu pour les femmes : en transformant les conditions dans lesquelles les êtres humains viennent au monde et se forgent leur identité, il affecte profondément la famille, l’éducation et plus généralement notre rapport à la vie et à la filiation. Citant Freud, qui écrivait en 1898 (2) : « Ce serait théoriquement l’un des plus grands triomphes de l’humanité, l’une des libérations les plus tangibles à l’égard de la contrainte naturelle à laquelle est soumise notre espèce […] », Marcel Gauchet confirme son intuition : il s’agit, pour lui, d’une « révolution dans les données de base de la condition humaine » aux conséquences « immenses », « massives, flagrantes, énormes » – et pourtant rarement tirées (3).
L’enfant du désir et la dissonance morale
Dans le long article dont sont tirées ces citations, intitulé « L’enfant du désir », Marcel Gauchet rappelle que, jusqu’à une période très récente, notre espèce concevait sa descendance de manière en grande partie subie, tant physiquement – les relations charnelles impliquaient un risque de grossesse – que moralement : l’ordre social, mais aussi la transcendance religieuse, profondément intériorisés, exigeaient des naissances. Le contrôle effectif de la fécondité grâce à la généralisation des techniques contraceptives conduit, pour la première fois de l'Histoire, à une maîtrise quasiment parfaite du rythme des naissances. L’enfant qui naît, désormais, ne naît plus, comme dans toutes les sociétés antérieures, parce qu’il le faut ou parce que ça arrive, mais uniquement parce que ses parents le désirent.
L’enfantement est devenu une affaire non plus publique et transcendante, mais privée et immanente. Le désir parental est la seule justification du nouvel individu, « l’enfant du désir », qui vient au monde au sein d’une famille elle-même désinstitutionnalisée, n’existant qu’en vertu d’un choix privé. Ce renversement, positif en ce qu’il libère les familles et les enfants d’une série de malheurs caractéristiques de l’époque antérieure – celui des parents affligés de trop d’enfants, celui de l’enfant non désiré –, apporte son lot de complications morales et psychologiques.
Parmi ces complications, il y a, pour l’enfant, la conscience de sa contingence – aucune nécessité n’ayant présidé à sa naissance, si ses parents ne l’avaient pas désiré, il n’aurait pas existé – et pour les parents, en miroir, une nouvelle angoisse existentielle qu’étrangement Marcel Gauchet ne formule pas de façon explicite. Puisqu’aucune transcendance, aucun créateur, aucune autorité sociale ni morale ne sont impliqués dans la naissance de la nouvelle personne, la responsabilité de son apparition incombe entièrement aux parents.
Auparavant, comme dans la liturgie de Noël, où il est dit « Un enfant nous est né », un enfant arrivait aux parents. En le faisant naître, ils obéissaient à la nature, au hasard, à la tradition, à la loi divine, à l’injonction du collectif ; cela n’impliquait de leur part aucun jugement sur sa vie future. Tous les parents souhaitaient sans doute que leur enfant fût heureux, mais cela restait un souhait. Maintenant qu’eux seuls décident de sa naissance, cela devient un présupposé de départ. En optant, souverainement, pour l’avènement d’un nouvel individu, les parents partent du principe que sa vie est préférable à sa non-vie, autrement dit qu’elle sera globalement bonne – ou du moins ils doivent en faire le pari.
Or, ce pari est incertain. La vie n’est pas que bonne : on y rencontre toujours, quelque chanceux qu’on soit, de la souffrance et de l’injustice – sans parler des cas où elle est d’emblée douloureuse, comme dans le cas d’un handicap. Pire, elle se termine par la mort, d’autant plus insupportable, d’ailleurs, que ses conditions ont, elles aussi, drastiquement changé (avant, on mourait pour revivre ; maintenant, la mort signe la fin définitive de l’individu). Pour les parents des « enfants du désir », c’est source de dissonance morale : au cri « Je n’ai pas demandé de naître » de l’enfant malheureux, ils pouvaient jadis répondre : « Dieu l’a voulu » ; désormais, ils doivent avouer : « C’est nous qui te l’avons imposé ». Ils sont donc portés à limiter, autant que possible, les sources de ce désagrément.
Ce que la maîtrise des naissances fait à l’éducation
L’éducation, au sens large, ne pouvait qu’être bouleversée par notre nouvelle condition de maîtres des horloges biologiques, les méthodes éducatives qui convenaient aux enfants nés par la volonté divine s’avérant inadaptées à ceux qui procèdent de la seule volonté parentale.
Dans le monde prémoderne et jusqu’à l’effondrement du rôle de la religion, la transcendance était responsable des naissances comme des morts, des bonheurs comme des malheurs d’une vie. Les parents, au sein d’une famille qui jouait pleinement son rôle d’institution sociale, n’étaient que les gardiens de leur enfant, non ses créateurs. Ils pouvaient, voire devaient l’éduquer « à la dure », pour son bien – car la vie, ensuite, ne lui ferait pas de cadeaux. Cela ne les empêchait bien entendu pas de l’aimer, ni d’éprouver du chagrin lorsqu’ils devaient le frustrer, mais chagrin n’est pas remords : n’étant pas responsables de sa naissance, ils n’avaient pas à s’excuser pour la dureté de l’existence ; ils devaient simplement armer l’enfant au mieux face à la vie et le faire participer à cette même transcendance qui l’a fait naître.
Pour le dire autrement, ils n’étaient pas responsables de l’avènement de l’enfant, mais étaient responsables de son devenir. Ils devaient le mouler dans la norme, si possible dans sa meilleure expression, en faire « un bon chrétien, un bon Français », cheville ouvrière d’un collectif qui les dépassait – quitte à le contraindre. Les changements matériels liés au développement technologique et économique, la diffusion du rationalisme et le déclin de la religion ont privé cette équation de ses prémisses. Mais jusqu’au contrôle effectif des naissances, celles-ci restaient marquées, à un certain degré, par le sceau de la fatalité, et l’éducation des nouveaux individus continuait à se concevoir sur le mode de la discipline et de la transmission.
Aujourd’hui, à l’inverse de tout le reste de l’histoire humaine, les parents sont responsables de l’avènement de l’enfant, mais non de son devenir – ou plutôt ils le sont d’une manière très différente. Dans nos sociétés individualistes, la valeur s’attache à l’individu : chaque enfant, adulte en puissance, est unique et vaut par son moi singulier (4). Le fait même de concevoir désormais des enfants par désir et non par nécessité représente, comme le note Marcel Gauchet, « une étape capitale dans l’histoire de l’individualisme ». Les parents sont donc censés aider l’enfant à se trouver, à s’épanouir pour devenir pleinement lui-même, et non reproduire, dans sa personne, un idéal social et religieux en vigueur.
Se met alors en place, entre cette famille intimisée et l’institution qu’est l’école, une « concurrence des valeurs », la famille, jadis relais de la norme collective, tendant désormais à la contester au nom du bonheur privé. Surtout – là encore, Marcel Gauchet s’abstient de formuler cette conséquence –, à partir du moment où ils en sont les seuls créateurs, la contrainte ou la frustration de l’enfant, y compris pour son bien, deviennent insupportables, car elles impliquent de remuer le pari originel sur lequel repose le confort psychologique des parents, celui d’une vie heureuse à laquelle les enfants ont droit. L’éducation autoritaire, dans ces conditions, ne peut être que moralement problématique.
Ce renversement est à ranger parmi les facteurs expliquant la concomitance, dans les pays occidentaux – les pays développés asiatiques, qui restent marqués par le poids du collectif, échappent à ce phénomène –, entre généralisation de la contraception et émergence des nouvelles méthodes éducatives. Si de nombreux auteurs, de Jean-Claude Michéa (5) à Nicolas Glière et Arnaud Fabre (6), relient cette mutation au triomphe de l’idéologie néolibérale, l’effritement du droit moral à la contrainte n’y est pas non plus étranger.
« L’élève au centre du système éducatif », le déplacement de la mission centrale de l’enseignement de la transmission des savoirs vers l’épanouissement de l’enfant – ce que les critiques des nouvelles pédagogies qualifient de pédagogisme –, la baisse des exigences, la plus grande permissivité et l’affaiblissement de la discipline dans le primaire et le secondaire, mais aussi, dès les premières années de vie, le maternage compréhensif, la parentalité bienveillante et l’éducation positive ne sont pas uniquement des effets de mode ou des conséquences de choix politiques guidés par la soumission à une idéologie. Ce sont les manifestations d’une adaptation logique au changement anthropologique que représente le passage d’une procréation subie à une procréation choisie, et au poids moral qui en résulte pour les parents et, plus généralement, pour les adultes.
Enfanter dans un monde en crise ?
Jusqu’à la période la plus récente, ce poids moral restait malgré tout supportable : depuis la révolution industrielle, l’Occident a connu deux siècles de croissance et d’augmentation sans précédent du confort matériel, et cette période de courbes toujours ascendantes, sur plusieurs générations, a ancré l’optimisme au plus profond de notre inconscient collectif. « Les lendemains qui chantent », l’idée que demain sera meilleur qu’aujourd’hui et que les enfants doivent vivre mieux que leurs parents, bref la conviction que l’Histoire – en tout cas celle du monde occidental – obéit à la logique du progrès, était à son comble au moment de l’invention et de la généralisation de la contraception, à la fin des Trente Glorieuses.
Or, si la vie des enfants qu’on fait advenir est appelée à être meilleure que la nôtre, l’intégrité psychologique des parents peut rester sauve pour l’essentiel : quelque complexe que devienne la tâche éducative, ils peuvent toujours estimer qu’ils ont fait le bon choix. La crise économique qui s’installe dans les décennies suivantes émousse, certes, ce confort subjectif. Cependant, jusqu’à très récemment, malgré les difficultés économiques et la précarité d’un nombre croissant d’Européens et d’Américains, nos sociétés restaient globalement prospères, stables et pacifiques. Depuis la Seconde Guerre mondiale, elles n’avaient connu ni guerre ni catastrophe majeure. On y pouvait offrir beaucoup aux enfants – et, le consumérisme aidant, on ne s’en privait pas – et se rassurer ainsi. Les générations successives nées depuis 1970 sont donc, tant matériellement que psychologiquement, les plus choyées de l’Histoire.
Même au cours de cette période faste, la généralisation du contrôle des naissances conduit à une forte chute de la natalité. En évoquant ce paradoxe – « [la] société qui met en avant le modèle de l’enfant du désir est objectivement la société du refus de l’enfant » –, Marcel Gauchet insiste sur « un phénomène sans précédent dans l’Histoire qui devrait être au cœur d’une anthropologie du contemporain : la non-reproduction spontanée d’une population, alors que les conditions de ressources et de sécurité sont on ne peut plus favorables ».
Or, ces conditions exceptionnellement favorables pourraient ne pas durer. Le monde se trouve aujourd’hui à l’orée de grandes crises systémiques, qui n’épargneront plus l’Occident. La crise des ressources et la crise climatique, dont la concomitance risque d’amplifier leurs effets respectifs (7), vont venir s’ajouter aux bouleversements géopolitiques en cours, qui mettent les économies européennes en mauvaise posture. Le monde de demain risque d’être – durablement, et non passagèrement comme lors d’une récession – plus pauvre, plus chaotique et plus violent que celui d’aujourd’hui, et la conscience de cette perspective périlleuse s’intègre chaque jour davantage au paysage moral des populations, notamment des jeunes, de plus en plus nombreux à souffrir d’éco-anxiété. Et à mesure que l’avenir s’obscurcit, le poids moral qui pèse sur les concepteurs des nouveaux individus devient plus lourd, et se transforme en désarroi.
Peut-on, sachant que nos enfants auront une vie sans doute plus difficile que la nôtre, s’arroger le droit de les faire naître pour satisfaire notre désir ? Voilà la question morale qui se posera avec de plus en plus d’acuité. Comment va évoluer la fécondité à mesure que nos conditions de vie vont se détériorer, et quel rapport entretiendrons-nous avec les « enfants du désir » qui naîtront dans cette conjoncture défavorable ?
Si l’on en croit les enquêtes successives, la part des femmes en âge de procréer qui ne souhaitent pas enfanter a bondi ces dernières années en France, passant de 4,3 % en 2010 à 30 % en 2022 ; outre-Atlantique, les chiffres sont aussi en augmentation. Le refus d’enfanter n’est pas toujours justifié par l’angoisse face à l’avenir, mais ce motif est de plus en plus présent. Le sujet est polémique : pour les childfree, ce choix est une affaire de responsabilité vu les difficultés qui nous menacent ; pour leurs détracteurs, il n’est que le reflet de l’égoïsme des nouvelles générations, fruit de décennies de consommation et de libéralisme.
Les deux points de vue se complètent pourtant plus qu’ils ne s’opposent : les jeunes d’aujourd’hui, nés du désir de leurs parents et élevés au comble de l’individualisme, ont certainement intégré plus encore que leurs aînés l’idéal d’une vie autonome et libre de toute contrainte. Mais ils sont, du même coup, particulièrement exposés à l’angoisse de ne pas pouvoir assurer à leur progéniture le même degré de paradis. En effet, il est probable que ceux qui se résoudront à avoir des enfants – et ils seront malgré tout une majorité – devront faire face à une contradiction croissante entre l’impératif d’une éducation heureuse, d’autant plus catégorique que le poids moral qu’ils supporteront sera important, et la nécessité de préparer leurs héritiers à un avenir complexe, peut-être catastrophique.
En 1981, Jean Fourastié se demandait, dans Ce que je crois, ce que deviendront les sociétés durablement privées de foi religieuse ou, du moins, d’une « conception surréelle du monde », remarquant qu’il s’agit d’un mode d’organisation qui n’avait jamais été expérimenté par l’humanité (8). Son interrogation portait surtout, à l’instar de Dostoïevski, sur les bases morales d’une société d’« incroyants de troisième génération ». Quarante ans plus tard, la morale continue à bien se porter. En revanche, d’autres pans de notre fonctionnement psychique sont bien modifiés par le désenchantement du monde et le progrès fulgurant de la raison scientifique. Ce que la maîtrise de la procréation fait à notre rapport aux enfants en est un exemple, et nous n’avons pas fini d’en mesurer les conséquences.
Notes
[1] Véra Nikolski, Féminicène : les vraies raisons de l’émancipation des femmes, les vrais dangers qui les menacent, Paris, Fayard, 2023.
[2] Sigmund Freud, « La sexualité dans l’étiologie des névroses », trad. fr. dans Résultats, idées, problèmes, I, 1890-1920, Paris, PUF, 1984.
[3] Marcel Gauchet, « L’enfant du désir », Le Débat, 2004/5, n° 132, p. 98-121. Les citations suivantes de Marcel Gauchet sont tirées du même article.
[4] Parmi l’abondante littérature consacrée à cette question, Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi : dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2001 ; Jean-Claude Kaufmann, L’Invention de soi : une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin, 2004 ; Christian Le Bart, L’Individualisation, Paris, Presses de la FNSP, 2009.
[5] Jean-Claude Michéa, L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Castelnau-le-Lez, Climats, 1999.
[6] Nicolas Glière et Arnaud Fabre, École : le crépuscule du savoir, Paris, Michalon, 2023.
[7] Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100, et autres malentendus sur le climat et l’énergie, Paris, Odile Jacob, 2017.
[8] Jean Fourastié, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1981.
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