Depuis les années 1960, le nombre d’étudiants a été multiplié par huit en France. Avec cette massification de l’enseignement supérieur, de plus en plus d'individus ont eu accès à de meilleurs revenus et ont connu une amélioration de leurs conditions de vie et de santé. Cependant, cette « démocratisation des études » perpétue en réalité de nombreuses inégalités au sein du système éducatif.

publié le 02/01/2024 Par Alexandra Buste, Xavier Lalbin

Obtenir un master ou une licence permet de gagner en moyenne jusqu’à moitié plus que les bacheliers des voies générales et technologiques – une prime aux diplômés du supérieur qui est restée stable sur les 30 dernières années, malgré la forte augmentation des effectifs. Cependant, cette « démocratisation des études » perpétue en réalité de nombreuses inégalités au sein du système éducatif. Les jeunes issus des milieux aisés accèdent ainsi 3 fois plus souvent aux études supérieures que ceux provenant d’un milieu modeste.

Ces derniers se concentrent majoritairement dans les formations les plus courtes, qui débouchent sur des emplois moins rémunérés. Ils sont peu présents dans les filières sélectives de type grandes écoles, médecine ou doctorats, qui conduisent aux postes offrant les meilleures perspectives financières. Et dans un pays où nombre d'hommes politiques, de commentateurs et d’observateurs de la société mettent en avant le fort caractère redistributif de l’État, force est de constater que les transferts sociaux versés par l’État ne compensent pas du tout ces inégalités majeures.

Si les prestations sociales et familiales sont bien ciblées sur les plus modestes, les déductions fiscales profitent bien davantage aux ménages aisés. Au total, les étudiants des milieux les plus favorisés reçoivent une fois et demi plus en contributions publiques que ceux des milieux les plus modestes. D'autre part, le montant que les parents les plus aisés consacrent aux études de leurs enfants est plus de deux fois supérieur à celui des parents les plus pauvres.

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, la France, ce pays qui affiche régulièrement le droit à « l'égalité des chances » à l’école, ne présente pas un système éducatif plus égalitaire que celui des États-Unis.

L’accès aux études supérieures profite le plus aux milieux favorisés

La poursuite d’études supérieures s'accompagne généralement de bénéfices salariaux. Depuis 30 ans, les observations montrent que les titulaires d’une licence ou d’un master gagnent en moyenne respectivement entre un tiers et moitié plus que les bacheliers.

Ces gains par rapport au baccalauréat n'ont pas réellement été impactés par la forte augmentation du nombre de diplômés sur la période… un résultat qui va à l’encontre de l’idée selon laquelle l’augmentation de la délivrance de diplômes en dévaloriserait drastiquement la valeur pécuniaire.

Et les avantages financiers ne viennent pas seuls : une meilleure éducation – et donc un meilleur salaire – conduit à une meilleure espérance de vie. Les hommes les plus aisés vivent en moyenne 13 ans de plus que les plus modestes. Chez les femmes, l’écart est de 8 ans. L’amélioration du bien-être et de la satisfaction dans la vie sont aussi corrélées au revenu.

La collectivité bénéficie des externalités positives d’un meilleur accès aux études supérieures. Le développement des universités et l’augmentation du niveau moyen d’étude de la population vont de pair avec plus d’innovation et induisent une augmentation du Produit Intérieur Brut. Sans compter qu’une augmentation des revenus génère plus de recettes fiscales pour le pays.

Mais ce panorama flatteur cache de nombreuses inégalités. Certes, la proportion d’étudiants qui accèdent aux études supérieures a augmenté de plus des deux tiers entre les générations nées à la fin des années 1960 et celles nées à la fin des années 1990. Mais ce sont surtout les enfants de milieux aisés qui ont alimenté cette progression. En parallèle, la part des enfants issus de milieux défavorisés a stagné pendant très longtemps (1976-1995). Elle n’est repartie à la hausse que pour la génération actuelle des 20-24 ans.

De plus, alors que jusqu’en 2009, la dépense par étudiant restait croissante, elle diminue depuis, au point de retrouver son niveau du début des années 2000. Un retour en arrière qui laisse apparaître le désinvestissement de l’État. Son corollaire est une dégradation du contexte d’apprentissage, qui se cumule à des conditions de vie difficiles pour les plus défavorisés.

Cet effet est renforcé par la disparité des coûts de formation. Les dépenses sont globalement plus faibles dans les filières universitaires qui accueillent le plus d’étudiants de familles modestes, et sont bien plus élevées dans les filières sélectives (grandes écoles par exemple) qui reçoivent plus d’étudiants issus de milieux privilégiés. Il semble donc plus juste de dire que nous avons certes affaire à une démocratisation des études supérieures, mais qu’elle charrie avec elle des inégalités persistantes.

L’accès aux études supérieures est corrélée au niveau de revenus du foyer

Contrairement aux idées reçues, la France ne fait guère mieux que les États-Unis en matière de réduction des inégalités d’accès aux études supérieures. Les faits sont définitivement têtus. Si l'on s'intéresse aux parents dont les revenus sont les plus faibles, seul un tiers de leurs enfants accèdent aux études supérieures. À l’autre bout du spectre, pour les foyers aux plus hauts revenus, ce sont 90 % des enfants qui accèdent au supérieur. Notre système éducatif basé sur « l’égalité des chances » n’apparaît donc pas franchement plus égalitaire que celui des États-Unis.

En mettant le focus sur l'accès au master et aux filières sélectives (classes préparatoires, grandes écoles et doctorats de médecine principalement), les écarts entre les milieux les plus aisés et les plus modestes se creusent encore.

Quand les parents font partie de la moitié la plus basse de la distribution des revenus, moins de 5 % des jeunes de chaque tranche ont accès aux filières sélectives et à peine 10 % aux masters. Ils sont respectivement 35 % et 30 % pour les foyers placés dans le haut de la distribution des revenus.

Le CAE, Conseil d’analyse économique, avance deux déterminants potentiels des inégalités d’accès aux études. Le premier est directement lié au revenu des parents : les ménages les plus aisés consacrent des montants plus de 2 fois plus élevés que les ménages modestes dans la poursuite des études de leurs enfants. En conséquence, les enfants de milieux modestes sont majoritairement représentés dans des cursus plus courts et aux coûts de formation moins élevés que les filières les plus sélectives.

Ces inégalités font boule de neige et se prolongent après les études. Plus elles sont poursuivies après le bac, plus le salaire dans la vie active est élevé. Master, doctorat ou un diplôme de grande école préparent à un revenu entre 50 et 80 % plus haut qu’un niveau BAC. Les BAC+2 peuvent quant à eux espérer gagner en moyenne 20 % de plus qu’un bachelier.

Le second déterminant des inégalités d’accès aux études supérieures se niche au sein des disparités d’aspirations affichées par les jeunes de 18 à 19 ans. Ceux dont les parents sont les plus aisés sont 8 sur 10 à déclarer vouloir obtenir un master ou un doctorat. Ils sont moins d’1 sur 3 dans les ménages du bas de la distribution des revenus. Le contexte économique du foyer influence donc la capacité des jeunes à se projeter dans l’avenir.

Les dépenses publiques ne peuvent pas forcément résoudre directement des différentiels d’aspirations en fonction des milieux sociaux… mais le pire est qu'elles n’atténuent pas non plus les inégalités financières auxquelles les étudiants modestes font face.

Le fléchage des dépenses publiques ne compense pas les inégalités et favorise les enfants des milieux aisés

Les transferts financiers opérés par les parents les moins aisés vers leurs enfants étudiants sont de l’ordre de 2 500 €/an contre 9 000 €/an pour le décile des plus hauts revenus, soit 3,6 fois plus. Après redistribution des aides publiques, le différentiel annuel reste 2 fois supérieur pour les plus aisés (une aide de l’État de 3 000 € allouée en bas de la distribution de revenu et de 500 € tout en haut).

Cet écart se creuse lorsque la durée des études est prise en compte. Les jeunes des milieux aisés s’orientent plus souvent vers des études longues et donc plus coûteuses que ceux issus des milieux les plus modestes. Au final, le total de l’investissement dans les études, soit la somme des contributions publiques (dépenses d’enseignements, aides sociales et fiscales) et des aides des parents, est bien plus important pour les catégories aisées. Il culmine à plus de 70 000 € pour le décile des plus hauts revenus pendant qu’il est d’un peu moins de 30 000 € pour le tiers le plus modeste.

Pour identifier l’ensemble des contributions de la collectivité à la formation des jeunes des différentes catégories sociales, le CAE a analysé les dépenses publiques d’enseignement supérieur nettes des contributions fiscales des ménages (1) qui servent à les financer, pour chaque décile de population.

À l’évidence, les ménages les plus aisés sont ceux qui contribuent proportionnellement le plus à l’impôt sur le revenu, celui-ci étant progressif. Le constat du CAE est alors sans appel, plus les foyers paient d’impôts, plus ils en retirent des bénéfices… alors que le paiement d’un impôt n’est pas supposé favoriser l’accès aux services financés par cet impôt.

Ainsi, même en déduisant la part d’impôts payée par chaque décile, les foyers en haut de la distribution de revenus captent jusqu’à trois 3 plus d’aides publiques que la moitié basse de la distribution des revenus. Le fameux « égalitarisme à la française » tant décrié dans certains milieux politico-économiques…

Et les inégalités de contribution de la collectivité se creusent encore plus si l'on tient compte des déductions fiscales croissantes avec les revenus du foyer.

Dans les transferts sociaux versés par l’État aux jeunes adultes et aux parents se trouvent les prestations sociales et familiales qui sont certes bien ciblées sur les plus modestes. Mais en les comparant aux déductions fiscales qui profitent davantage aux ménages aisés (1), la conclusion est assez cynique.

Au total, les foyers les plus aisés (les trois plus hauts déciles) perçoivent autant de transferts sociaux que les foyers les plus modestes, notamment grâce notamment aux déductions fiscales.

En cumulant les contributions de la collectivité aux études sur 6 ans (période de formation des jeunes après le Bac), ceux du haut de la distribution des revenus reçoivent ainsi plus de 30 000 €, soit une fois et demi plus que les familles des 6 déciles les plus bas (60 % des familles) de la distribution des revenus (~20 000 €). Le fameux « assistanat » tant décrié par la macronie semble plutôt bien profiter aux premiers de cordée…

Et le gouvernement ne semble pas prêt à faire beaucoup d'efforts pour l’enseignement supérieur. Bien au contraire, l'idée est de « presser encore plus le citron ». Lors du Congrès de France Universités, le 30 août 2023, Sylvie Retailleau, ministre de l'Enseignement supérieur, a annoncé devant un parterre de dirigeants exécutifs des universités et établissements d’Enseignement supérieur et de Recherche : « Le budget de notre ministère, même en augmentation, ne permettra pas de couvrir la totalité des mesures sur le pouvoir d'achat, ni en 2023 ni en 2024 » (2).

Elle a poursuivi en demandant aux Universités de piocher dans leur fonds de roulement pour financer une partie de ces mesures. Ce sont 130 millions d'euros en 2023, soit l’équivalent de 1 500 emplois de maîtres de conférences qui ne seront pas ouverts au recrutement.

En 2024, ce sont 400 millions d'euros que les universités devront débourser. Nul doute que les grandes écoles seront sollicitées en priorité… ou pas. En 2021, les écoles d’ingénieurs (prisées des classes les plus aisées) disposaient en moyenne de « fonds de roulement rapportés aux dépenses de fonctionnement [...] bien plus importants [...] que dans les universités ».

De quoi susciter une vive réaction de France Universités, qui craint que ces décisions n’aggravent encore la situation des étudiants :

« Le montant pour 2024 de ces mesures, estimées à 400 millions d’euros, auxquelles s’ajoutent le contexte inflationniste et les surcoûts importants liés à l’énergie, ne peut être absorbé par les établissements sans altérer, à court comme à long terme, l’accueil et la formation des étudiants […].

C’est un signal négatif qui est envoyé à notre jeunesse […]. Cela place également le gouvernement en contradiction avec ses propres préconisations sur les enjeux de la réindustrialisation verte de nos territoires […] alors que notre pays se bat pour rester attractif dans la compétition internationale.

France Universités regrette que le gouvernement peine à se convaincre que l’Enseignement supérieur et la Recherche constituent un investissement pour la jeunesse et le pays tout entier, et non une variable d’ajustement. »

Photo d'ouverture : @MidJourney