« Les grèves générales sont le pire cauchemar des milliardaires » Chris Hedges

Les inégalités sociales croissantes provoquent des manifestations dans le monde entier. La classe dirigeante mondiale est déterminée à empêcher ces manifestations d'utiliser l'arme qui pourrait la faire plier : les grèves.

Article Société
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publié le 29/09/2022 Par Chris Hedges
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Les oligarques au pouvoir sont terrifiés à l'idée que, pour des dizaines de millions de gens, la dislocation économique due à l'inflation, la stagnation des salaires, l'austérité, la pandémie et la crise énergétique ne deviennent insupportables. Ils mettent en garde comme l'ont fait Kristalina Georgieva, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), et le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg contre le risque de troubles sociaux, surtout à l'approche de l'hiver.

L'agitation sociale est un des noms de code pour les grèves : l'arme par excellence à la disposition des travailleurs qui peut paralyser et détruire le pouvoir économique et politique de la classe des oligarques. Les grèves générales sont le pire cauchemar des milliardaires de ce monde. Par le biais des tribunaux et de l'intervention de la police, ils chercheront à empêcher les travailleurs de paralyser l'économie. Cette bataille qui se dessine est cruciale. Sans un recours aux grèves nationales et générales, nous risquons de ne jamais pouvoir ébranler le pouvoir des multinationales, et de ne jamais regagner un début de contrôle sur nos vies.

Depuis des décennies, les oligarques détruisent ou neutralisent les syndicats, transformant les quelques syndicats qui subsistent seulement 10,7 % de la main-d'œuvre américaine est syndiquée en partenaires subalternes dociles du système capitaliste. En janvier 2022, le taux de syndicalisation dans le secteur privé était à son plus bas niveau depuis l'adoption de la loi nationale sur les relations de travail de 1935. Et pourtant, 48 % des travailleurs américains disent qu'ils aimeraient adhérer à un syndicat.

En raison des conditions de travail pénibles auxquelles sont soumis les travailleurs depuis des années, les États-Unis font face à leur première grande grève du rail depuis les années 1990. L'industrie du transport, dont la majorité des travailleurs du rail font partie, a un taux de syndicalisation supérieur à la moyenne en comparaison avec d'autres parties du secteur privé. Selon un groupe commercial représentant les compagnies de chemin de fer, une grève des chemins de fer pourrait entraîner une perte de production économique de 2 milliards de dollars par jour. 

La Maison-Blanche de Biden, qui espère éviter d'en arriver à contraindre les grévistes à reprendre le travail, a annoncé que les dirigeants de la Fraternité des ingénieurs de locomotives et des agents de train (BLET), de l'Association internationale des travailleurs de la métallurgie, de l'air, du rail et des transports (SMART-TD) et de la Fraternité des aiguilleurs du rail (BRS), entre autres, avaient conclu un accord de principe avec les principales sociétés de transport de marchandises, dont Burlington Northern and Santa Fe Railway (BNSF) et Union Pacific. L'accord de principe a été conclu dans un contexte de pression considérable exercée par l'administration Biden.

Les responsables syndicaux ont précisé que le contenu exact de l'accord n'était pas encore définitif et que les travailleurs ne pourraient en voir les détails que d'ici trois ou quatre semaines, après quoi les membres syndiqués devront voter sur la proposition en question.

La BNSF a annoncé un bénéfice net de près de 6 milliards de dollars en 2021, soit une hausse de 16 % par rapport à l'année précédente. L'Union Pacific a annoncé un bénéfice net de 6,5 milliards de dollars, également en hausse de 16 % par rapport à 2020. Les CSX Transportation et Norfolk Southern Railway ont également enregistré d'importants bénéfices.

Strike, Strike, Strike - par Mr. Fish

La déréglementation économique des transporteurs ferroviaires de marchandises de classe 1 dans les années 1980 a vu le nombre de transporteurs de marchandises passer de 40 à 7, un nombre qui devrait bientôt tomber à 6. La main-d'œuvre est passée de près de 540 000 personnes en 1980 à quelques 130 000. Le service sur les lignes de chemin de fer du pays, ainsi que les conditions de travail et les salaires, ont diminué alors que Wall Street fait pression sur les grands conglomérats ferroviaires pour obtenir des bénéfices.

Il semble que l'accord proposé ne réponde qu'à très peu des principales revendications des cheminots, notamment le rattrapage d'années de baisse des salaires, la nécessité d'un ajustement en fonction du coût de la vie pour faire face à l'inflation, la fin des politiques onéreuses en matière d'assiduité, la garantie de congés et de jours de maladie, la fin des licenciements massifs qui ont exercé une pression énorme sur les cheminots restants, et la fin de la pratique des équipes composées d'une seule personne.

Le rail transporte environ les deux cinquièmes du fret américain sur longue distance et un tiers des exportations. Il est au cœur d'une chaîne d'approvisionnement mondiale complexe qui comprend des cargos, des trains et des camions. Il était pratiquement certain que la Maison-Blanche de Biden interviendrait pour empêcher une grève nationale des chemins de fer, qui porterait un coup fatal à la chaîne d'approvisionnement vacillante et à l'économie chancelante du pays.

Les oligarques ont ciblé les syndicats après la Seconde Guerre mondiale. Grâce à une série de grèves dans les années 1930, les syndicats ont fait pression sur Franklin Delano Roosevelt pour qu'il adopte la législation du New Deal. Grâce à eux, les travailleurs ont obtenu des week-ends de congés, le droit de s'organiser et de faire grève, la journée de travail de huit heures, des prestations de santé et de retraite, des conditions de travail sûres, des heures supplémentaires et une sécurité sociale.

Dans les années 1930 et 1950, la chasse aux « rouges » visait principalement les syndicalistes et les syndicats radicaux tels que les Industrial Workers of the World (IWW), connus sous le nom de Wobblies, ou encore le Congress of Industrial Organizations (CIO). Dans la croisade contre les « rouges », les syndicats et les dirigeants syndicaux les plus militants, dont certains étaient communistes, ont été traités en parias. Une série de lois anti-syndicales, dont la loi Taft-Hartley de 1947 et les lois sur le droit au travail (qui interdisent les magasins appartenant à des syndicats), ont été instaurées à cette époque.

Lorsque la loi Taft-Hartley a été adoptée, environ un tiers de la main-d'œuvre était syndiquée, avec un pic à 34,8 % en 1954. Cette loi constitue une attaque frontale contre les syndicats. Elle interdit les grèves juridictionnelles, les grèves sauvages, les grèves de solidarité ou politiques, et les boycotts secondaires par lesquels les syndicats font grève contre les employeurs qui continuent à faire affaire avec une entreprise en grève.

Cette même loi interdit également le piquetage secondaire ou common situs, les fermetures d'ateliers et les dons monétaires des syndicats aux campagnes politiques fédérales. Les responsables syndicaux sont contraints par la loi de signer des déclarations sous serment de non-communisme sous peine de perdre leur poste. Les entreprises sont autorisées par la loi à exiger des employés qu'ils assistent à des réunions de propagande antisyndicale. Le gouvernement fédéral est habilité à obtenir des injonctions légales pour briser une grève si un mouvement imminent ou en cours met en péril « la santé ou la sécurité nationale ».

La loi enlève tout pouvoir aux travailleurs. Elle rend légale la suspension des libertés civiles, y compris lorsqu'il s'agit de la liberté d'expression et du droit de réunion. Les tribunaux américains, y compris la Cour suprême, dont les juges sont issus de cabinets d'avocats d'affaires, ont depuis prononcé une série de nouvelles décisions antisyndicales pour maintenir les travailleurs en servitude. Le droit de grève aux États-Unis n'existe que de nom.

Les grèves générales, indispensables si nous voulons l'emporter, seront déclarées illégales quel que soit le parti à la Maison-Blanche. Ceux qui mènent les grèves seront susceptibles d'être arrêtés, et les entreprises tenteront de remplacer les travailleurs par des briseurs de grève. Le combat sera très, très moche. Mais le mener est notre seul espoir.

La génération précédente de syndicalistes avait compris que la syndicalisation était une affaire de lutte des classes. En 1905, « Big » Bill Haywood avait ainsi déclaré aux délégués de la convention fondatrice des Industrial Workers of the World (IWW) :

« Camarades travailleurs, nous voici au Congrès continental de la classe ouvrière. Nous sommes ici pour confédérer les travailleurs de ce pays en un mouvement ouvrier qui aura pour but l'émancipation de la classe ouvrière pour la libérer des chaînes du capitalisme. Les buts et objets de cette organisation seront de permettre à la classe ouvrière de prendre possession du pouvoir économique, des moyens de subsistance, du contrôle des machines de production et de distribution, sans tenir compte des maîtres capitalistes. »

"Big" Bill Haywood

Que ses mots soient notre credo.

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, deux générations de travailleurs américains ont eu la chance de connaître une période de prospérité sans précédent. Les salaires de la classe ouvrière étaient élevés. Les emplois étaient stables et s'accompagnaient d'avantages sociaux et d'une assurance maladie. Les syndicats protégeaient les travailleurs contre les abus des employeurs. Les impôts sur les personnes et les sociétés les plus riches atteignaient 91 %. Le système scolaire public offrait une éducation de qualité aux pauvres comme aux riches. Les infrastructures et la technologie du pays étaient à la pointe. Les métallurgistes, les ouvriers de l'automobile, les ouvriers des usines, les ouvriers du bâtiment et les chauffeurs routiers appartenaient à la classe moyenne.

En 1928, les 10 % les plus riches détenaient 23,9 % de la richesse nationale, un pourcentage qui n'a cessé de diminuer jusqu'en 1973. Au début des années 1970, l'assaut des oligarques contre les travailleurs s'est amplifié. Les salaires ont stagné. Les inégalités de revenus ont atteint des proportions monstrueuses. Les taux d'imposition des sociétés et des riches ont été réduits.

Aujourd'hui, les 10 % des personnes les plus riches des États-Unis possèdent près de 70 % de la richesse totale du pays. Les 1 % les plus riches contrôlent 31 % de la richesse. Les 50 % les plus pauvres de la population américaine détiennent 2 % de la richesse totale du pays. Les infrastructures sont désuètes et en mauvais état. Les institutions publiques, notamment les écoles, la radiodiffusion publique, les tribunaux et le service postal, sont sous-financées et dégradées.

Comme au XIXe siècle, les oligarques exploitent les travailleurs, y compris les enfants, dans des ateliers de misère dignes de Dickens dans des pays comme la Chine, le Vietnam et le Bangladesh.

Les travailleurs, privés de toute protection syndicale et en manque d'emplois dans l'industrie, ont été contraints de se tourner vers la GIG Economy, où ils ont peu de droits, aucune protection de l'emploi et gagnent souvent moins que le salaire minimum.

La hausse mondiale des prix des denrées alimentaires et de l'énergie, conjuguée avec l'affaiblissement des institutions démocratiques et l'appauvrissement des travailleurs, est devenue une puissante formule propice à la révolte. 

La rémunération hebdomadaire, indexée sur l'inflation, a diminué de 3,4 % entre août 2021 et août 2022, et la rémunération horaire réelle a baissé de 2,8 % au cours de la même période. Les gains horaires, indexés sur l'inflation, ont diminué au cours des 17 derniers mois. En raison de priorités déséquilibrées des milliards de dollars d'« aide à la sécurité » envoyés à l'Ukraine par l'administration Biden et d'autres membres de l'OTAN la Russie a, comme on pouvait s'y attendre, réduit ses livraisons de gaz à l'Europe. La Russie ne reprendra pas ce flux tant que les sanctions imposées au pays ne seront pas levées. La Russie fournit 9 % des importations de gaz de l'Union européenne (UE), contre 40 % avant l'invasion. Les grandes compagnies pétrolières, quant à elles, affichent des bénéfices obscènes tout en arnaquant le public.

Les pays les plus vulnérables Haïti, le Myanmar et le Soudan ont sombré dans le chaos sous la pression économique. Les dépenses sociales dans des pays comme l'Égypte, les Philippines et le Zimbabwe ont été réduites. Les nations industrialisées ne sont pas non plus à l'abri. À Prague, environ 70 000 personnes sont descendues dans la rue le 4 septembre dernier pour protester contre la hausse des prix de l'énergie et demander le retrait du pays de l'UE et de l'OTAN.

Les industries allemandes, figurant parmi les trois premiers exportateurs mondiaux, sont paralysées, obligées après l'invasion russe de payer autant pour l'électricité et le gaz naturel en un seul mois que pour toute l'année dernière. En Allemagne, des manifestants de tous les horizons politiques ont appelé à des manifestations régulières chaque lundi pour protester contre la hausse du coût de la vie. Au Royaume-Uni, déjà en proie à une inflation de 10 %, les compagnies d'énergie devraient augmenter leurs tarifs de 80 % en octobre.

Aux États-Unis, les factures d'électricité ont augmenté de 15,8 % au cours de l'année écoulée. Les factures de gaz naturel ont augmenté de 33 % au cours de la même période. Le coût total de l'énergie a augmenté de 24 % au cours des 12 derniers mois. Les prix des produits de consommation courante, c'est-à-dire les aliments et les articles de base nécessaires à la vie quotidienne, ont augmenté en moyenne de 13,5 %. Et ce n'est que le début.

Panneau affiché par l'Associated Supermarkets of Alphabet City sur l'avenue C et à l'angle de la 8e rue à Manhattan.

À quel moment une population assiégée, vivant au niveau ou en dessous du seuil de pauvreté, se révolte-t-elle ? L'Histoire ne nous donne ici aucune certitude. Mais il est indéniable que le terreau soit fertile pour de tels événements.

Les États-Unis ont connu la guerre du travail la plus sanglante de toutes les nations industrialisées. Des centaines de travailleurs ont été tués. Des milliers ont été blessés. Des dizaines de milliers ont été mis sur liste noire. Des syndicalistes radicaux comme Joe Hill ont été exécutés sur de fausses accusations de meurtre, emprisonnés comme Eugene V. Debs, ou poussés à l'exil comme Haywood. Les syndicats militants ont été déclarés illégaux.

Lors des raids Palmer du 17 novembre 1919, menés à l'occasion du deuxième anniversaire de la révolution russe, plus de dix mille communistes, socialistes et anarchistes présumés ont été arrêtés. Beaucoup ont été détenus pendant de longues périodes sans aucune forme de procès. Des milliers d'émigrés nés à l'étranger, comme Emma Goldman, Alexander Berkman et Mollie Steimer, ont été arrêtés, emprisonnés et finalement déportés. Les publications socialistes, telles que Appeal to Reason et The Masses, ont été fermées.

La grande grève des chemins de fer de 1922 a vu les voyous armés de la compagnie ouvrir le feu, tuant des grévistes. Le président de la Pennsylvania Railroad, Samuel Rea, a engagé à lui seul plus de 16 000 hommes armés pour briser la grève de près de 20 000 employés dans les ateliers de la compagnie à Altoona, en Pennsylvanie, la plus importante au monde.

Les chemins de fer ont organisé une campagne de presse massive pour diaboliser les grévistes. Ils ont embauché des milliers de briseurs de grève, dont de nombreux Afro-américains qui avaient été interdits d'adhésion par la direction des syndicats. La Cour suprême a confirmé l'existence de contrats « chiens jaunes » qui interdisaient aux travailleurs de se syndiquer. La presse liée à l'establishment, ainsi que le parti Démocrate, ont comme toujours été des partenaires à part entière dans la diabolisation et la dévalorisation du travail. La même année, on a assisté à des grèves ferroviaires sans précédent en Allemagne et en Inde.

Les commerçants en grève montrent leur force alors que les grévistes du rail défilent dans le quartier de Burnside, le 20 août 1922, dans l'après-midi. En tête du défilé se trouvent d'anciens militaires qui portent une bannière avec les mots  : « Nous avons combattu pendant la guerre mondiale pour que ce pays puisse vivre ; laissez-nous vivre ». (Photo historique du Chicago Tribune)

Afin d'empêcher les grèves du rail qui ont perturbé le commerce national en 1877, 1894 et 1922, le gouvernement fédéral a adopté en 1926 la loi sur le travail dans les chemins de fer (Railway Labor Act) les syndicalistes l'appellent « loi anti-travail » (Railway Anti-Labor Act) qui impose de nombreuses exigences, dont la nomination du Conseil présidentiel d'urgence avant le déclenchement d'une grève.

Nos oligarques sont aussi malveillants et cupides que ceux du passé. Ils se battront avec tout ce qui est à leur disposition pour écraser les aspirations des travailleurs. Alexander Herzen, s'adressant à un groupe d'anarchistes sur la manière de renverser le tsar, a rappelé à ses auditeurs que leur tâche n'était pas de sauver un système moribond, mais de le remplacer : « Nous ne sommes pas les médecins. Nous sommes la maladie ».

Toute résistance doit reconnaître que le coup d'État des multinationales doit prendre fin. Les oligarques n'ont aucune intention de partager volontairement le pouvoir ou la richesse. Ils reviendront aux tactiques impitoyables de leurs ancêtres capitalistes. Nous devons redonner vie aux formes de militantisme de la classe ouvrière.

Texte traduit et reproduit avec l'autorisation de Chris Hedges
Source : Scheerpost — 19/09/2022

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