« La réduction de lits dans les hôpitaux continue » - Stéphane Velut

Stéphane Velut est le chef du service de neurochirurgie du CHU de Tours. Il est auteur de plusieurs tracts parus chez Gallimard, dont deux sur l’hôpital[1]. Celui-ci est devenu d’après le neurochirurgien une industrie et c’est l’une des raisons pour lesquelles le politique fut tant débordé par la pandémie de la Covid-19. Stéphane Velut explique dans cet entretien comment les choses ont évolué depuis le printemps 2020 et pourquoi il faut aujourd’hui refonder un hôpital centré sur l’artisanat.

Opinion Société
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publié le 25/10/2021 Par Laurent Ottavi
Stéphane Velut : « La réduction de lits dans les hôpitaux continue »
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Laurent Ottavi (Élucid) - En quoi l’hôpital est-il devenu une industrie ?

Stéphane Velut : La transformation de l’hôpital en industrie est liée au besoin imposé de rentabilité. D’un système conventionnel où l’on soignait sans contrainte de vitesse, nous sommes passés à un fonctionnement guidé par la rentabilité, imposant le « flux » de patients le plus important possible, nécessitant de réduire leur durée de séjour.

Comment cette demande de rentabilité à l’acte s’est-elle imposée ?

La tarification à l’acte (T2A), financement unique de l’ensemble des hôpitaux, a été initiée en 2004 dans le plan hôpital 2007. Est apparue une « direction des soins » plaçant l’organisation des soins sous la mainmise de l’administration qui a acquis les pleins pouvoirs en 2009 avec la loi HPST. La productivité devint le maître-mot. Puis fut mis en place fin 2012 le plan Copermo, « comité interministériel de performance et de modernisation de l’offre de soin ».

Marisol Touraine était alors ministre de la Santé. Il a été annulé par le Ségur de la Santé, mais les projets mis en place par ce plan sont maintenus. Il consiste en une restructuration architecturale et technique d’un grand nombre d’hôpitaux incluant une suppression importante de lits (15 à 20 %) pour réduire le temps de séjour des patients et le personnel hospitalier.

Dans quelle mesure le langage porte-t-il la marque de ces changements ?

Le langage des administrateurs et des gestionnaires est chez eux un impensé, mais il en dit long sur la nature réelle de l’hôpital aujourd’hui. « Maintenir une dynamique d’adhésion », « piloter un projet », « lancer un chantier », « amorcer le virage ambulatoire »… ces expressions traduisent une mécanisation du système et une incitation tacite à l’excès de vitesse. Elle s’exprime aux réunions de bureaux de pôle dans des « tableaux de bord d’évaluation des activités » où figure le nombre de consultations, d’actes comparativement à l’année précédente ou à l’activité du libéral ; le souci de la quantité s’est substitué à celui de la qualité.

« Le fait d'avoir supprimé 100 000 lits en vingt ans a donc entraîné la suppression de 450 000 emplois dans le soin. »

Dans quelle mesure cette transformation de l’hôpital en industrie a-t-elle été néfaste lorsque la pandémie de la Covid-19 a commencé à frapper la France ?

Ces réformes se sont faites en douceur imperceptibles. Mais avec la pandémie, l’afflux soudain d’un grand nombre de malades a embouteillé le système et révélé notre désarmement sanitaire. La réduction du nombre de lits (100 000 en 20 ans) est apparue au grand jour ; les patients les moins urgents ont dû attendre. Alors les gestionnaires et le gouvernement ont paniqué. Les autres pays européens n’étaient pas dans une meilleure situation, mais ce n’est pas un bon critère de comparaison.

Si la pandémie avait frappé fin 1990-début 2000, la France s’en serait le mieux sortie de tout l’Occident. Il faut environ 9000 personnes tout confondu (administratifs, médecins, paramédicaux, techniciens, etc.) pour faire fonctionner un hôpital public de 2000 lits. Avoir supprimé 100 000 lits a donc entraîné la suppression de 450 000 emplois dans le service public de soins. Associé à la liquidation du stock de masques ces dernières années et à la fuite de nos chercheurs, on comprend les difficultés auxquelles notre système qui était l’un des meilleurs du monde il y a 25 ans a été confronté début 2020.

Depuis le déclenchement de la pandémie, avez-vous entendu des promesses de la part du politique ? Si oui, vous ont-elles semblé appropriées et ont-elles été tenues ?  

Le Ségur a augmenté un peu le salaire du personnel paramédical, c’est une très bonne chose. Il avait promis une remédicalisation de la « gouvernance », c’est-à-dire de la direction hospitalière, cela n’arrivera sans doute pas. Le Ségur a enfin annoncé la suppression du plan (Copermo) de restructuration des hôpitaux qui impliquait une baisse du nombre de lits. Pourtant le directeur de l’ARS du Grand Est a été limogé pour avoir dit qu’à Nancy la réduction du nombre de lits et de personnels serait maintenue.

Les hôpitaux publics universitaires en cours de restructuration (Marseille, Tours, Rennes, Paris Nord, etc.) ont eux aussi vu leur nombre de lits diminuer de 15 % à 20 %. Pour calmer les esprits, des annonces récentes d’ajout de lits ont été faites, insuffisantes. Dans un CHU comme celui de Tours, sur 250 de lits devant être supprimés, on en rajoutera finalement quelques dizaines. Le plan Copermo a été rayé du vocabulaire (on parlait de « redimensionnement capacitaire »), mais l’esprit sera maintenu (5700 lits d’hospitalisation complète ont été fermés en 2020 malgré la crise).

Le risque d’une privatisation de l’hôpital est-il élevé aujourd’hui, malgré ce qu’a révélé la pandémie ?

C’est certain. Mettre à niveau un grand nombre d’hôpitaux aux locaux délabrés et rendre très performants les plateaux techniques tout en réduisant le nombre de lits sont les meilleurs moyens d’attirer des investissements privés. Cela se fera en douceur, sur 10 à 15 ans. Deux arguments seront avancés aux Français : d’abord rembourser la dette, car, plutôt que d’augmenter les impôts, on justifiera la multiplication des partenariats avec le privé pour sauver l’hôpital ; et privatiser pour mieux rémunérer les soignants, argument justifiable qui emportera l’adhésion.

Le secteur hospitalier universitaire sera le premier privatisé, car il est le plus attractif. À terme, les traitements coûteux ne seront plus remboursés à 100 % comme aujourd’hui. Et les gens modestes n’auront plus accès aux meilleurs praticiens du pays (un peu comme aux USA).

« La population n’a pas pris conscience du fait que le projet de réduction du nombre de lits perdure. »

Vous estimiez au moment du déclenchement de la pandémie que le soutien aux soignants de la part des Français ne retomberait pas. Direz-vous la même chose aujourd’hui ?

En mars 2020, on applaudissait les soignants. Ce soutien a un peu diminué dans son expression, mais il perdure de façon silencieuse. Parmi les institutions publiques, l’hôpital est celle qui recueille le plus la confiance des Français, devant la justice, l’éducation nationale, les forces de l’ordre…

Hélas la population n’a pas pris conscience du fait qu’on est en train de préparer la privatisation lente de tout ce qui a trait aux soins. C’est une aubaine considérable pour les investisseurs et la finance. Toutes les directions hospitalières, en réalité inféodées à Bercy, le savent, mais elles sont tenues au devoir de réserve, elles sont silencieuses.

Vous ne faites pas seulement un constat dans vos tracts. Quelles seraient les principales mesures qui permettraient de refaire de l’hôpital un artisanat et non une industrie ?

Mieux coordonner la médecine libérale et la médecine d’urgence. Ensuite, cesser la course à la tarification à l’acte et la réduction de nombre de lits. Redistribuer les lits sous-utilisés au profit des services mal dotés des hôpitaux publics ; recruter des économistes attachés aux services publics pour élaborer un système de financement juste et équitable tendant à l’équilibre, mais libéré de la rentabilité ; supprimer le différentiel entre les émoluments des spécialistes libéraux et publics qui est en train de tuer l’hôpital public en raison du départ des praticiens. Mais réduire ces écarts demande un courage politique qu’aucun élu n’aura.

Enfin uniformiser le système de dossier informatisé en lieu et place d’un nombre énorme de logiciels actuellement. Un seul système hyper-sécurisé, sur le modèle de ceux des banques, ferait faire des économies. Bref, des réformes considérables…

« Le numérique ne réglera pas les problèmes de coût comme le pensent les gestionnaires. »

Quelles sont vos idées à propos de la formation des soignants ?

Une idée simple permettrait de réduire les écarts public/privé. Le système de soin américain n’a vraiment rien d’enviable, mais la formation dans les grandes écoles aux USA peut servir d’exemple. Issu d’une grande école américaine onéreuse, un poste bien rémunéré vous permet de rembourser vos dettes à cette école. Nous pourrions transposer ce modèle en France.

Après tout, facultés de médecine et hôpitaux publics sont de grandes écoles. La formation qu’on y reçoit n’est pas gratuite, mais presque, essentiellement financée par les contribuables. Un certain pourcentage des dépassements d’honoraires généré dans le secteur libéral (y compris celui autorisé en hôpital public) pourrait être réservé dans la masse salariale des soignants. Le praticien rembourserait ainsi sa dette à la société tout en contribuant à améliorer le système public en évitant les fuites.

Les évolutions que vous appelez de vos vœux n’exigent-elles pas un changement de société ?

Elles appellent un changement de société où l’artisanat serait revalorisé. Le numérique ne réglera pas les problèmes de coût comme le pensent les gestionnaires. Ces outils ne remplaceront jamais l’essence artisanale du métier. Savoir lire une IRM demande des années de formation et, en dernier ressort, ce ne sera jamais un robot qui opèrera seul votre cœur ou votre cerveau, mais une main.

Ce changement de société implique d’autres conditions. Il nous faut notamment réduire notre consommation de soin. Plutôt que d’évaluer notre productivité, il serait plus approprié de juger notre capacité à réduire nos dépenses. Nous prescrivons sans compter, parfois des examens ou actes inutiles. La réduction des dépenses concerne aussi les patients. La consommation médicamenteuse est presque deux fois supérieure en France à celle des Hollandais ou des Allemands, tandis que les plus pauvres n’ont pas accès aux soins dentaires.

Enfin et surtout, nous devons nous focaliser sur la santé publique. Les couches sociales les plus défavorisées sont les plus porteuses de maladies chroniques (pathologies cardio-respiratoires, cancers…) or la prévention est la grande oubliée (conditions sociales, précarité, pollution, alcool, tabac…). Si l’Occident avait été à la hauteur en ce domaine, la pandémie aurait été bien moins meurtrière. On s’en tient malheureusement aujourd’hui à des mesurettes (telles les campagnes d’information et de dépistage).

Sans s’attaquer à la question des déserts médicaux par exemple, la prévention et donc la santé publique ne peuvent pas progresser. Les médecins généralistes sont au cœur de la question, ce sont eux les plus proches des gens, il faut les revaloriser.

Propos recueillis par Laurent Ottavi

[1] L’hôpital, une nouvelle industrie, Tract N° 12, Gallimard, 2020 et Échec au roi, dans Tracts de crise, Un virus et des hommes, Gallimard, 2020.

Photo d'ouverture - Hôpital de Pointe-à-Pitre, France - Carla Bernhardt - @AFP

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