Volontiers délaissées lors des campagnes électorales, les questions diplomatiques prennent finalement une place importante dans les débats de ces législatives, et notamment dans les projets des deux principaux rivaux du camp présidentiel, à savoir le Nouveau Front populaire et le Rassemblement national.

Article Politique
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publié le 05/07/2024 Par Adlene Mohammedi
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Tout a commencé au moment des négociations pour l’union de la gauche. C’est principalement sur les questions de politique étrangère que La France insoumise (LFI) était sommée de se montrer rassurante. Aux yeux de certaines figures de la social-démocratie, LFI n’était pas assez atlantiste et pas assez européenne, et elle devait s’engager au moins sur deux points : qualifier les attaques menées par le Hamas le 7 octobre dernier de « terroristes » et poursuivre le soutien à l’Ukraine face à l’invasion russe. Les différents mouvements de gauche se sont mis d’accord sur un autre point : la reconnaissance d’un État palestinien.

Les gages de respectabilité passent donc par les positions en matière de politique étrangère. Et inversement, des partis pris en politique étrangère ont donné lieu à une campagne inédite de calomnie. Les adjectifs « extrême », « communautariste », et pire, « antisémite » ont ainsi pu être associés de façon quasi systématique à une bonne partie de la gauche française pour ses positions pro-palestiniennes. Des élus foncièrement antiracistes, et bien sûr indépendamment de toute poursuite et de toute condamnation, ont dû affronter quotidiennement des accusations d’antisémitisme pour avoir dénoncé un génocide perpétré impunément par les dirigeants israéliens.

Politique étrangère et identitarisme

Malgré la réalité des massacres à Gaza et des exactions en Cisjordanie, une majorité politique et médiatique en France s’est révélée allergique à tout symbole palestinien : le drapeau, le keffieh, et même la pauvre pastèque. Cela illustre deux choses à la fois. D’abord, une intériorisation progressive de la propagande israélienne : au-delà même de la confusion absurde entre antisionisme et antisémitisme, toute hostilité à l’égard d’Israël devient potentiellement infamante. La multiplication des interventions policières (contre des manifestations ou des prises de position) donne l’amère impression qu’un pays qui méprise le droit international peut être récompensé par une application tout à fait singulière – voire arbitraire – des droits nationaux.

Cela indique aussi la contamination de la politique étrangère par des considérations identitaires. Ceux, nombreux, qui se réclament du général de Gaulle, ont en réalité rompu avec sa politique fondée sur la souveraineté, l’indépendance et l’analyse des faits (savoir identifier un bourreau quand on en voit un), au profit du réflexe (occidentaliste) identitaire. La trajectoire diplomatique du Rassemblement national (RN), devenu soutien inconditionnel d’Israël, est de ce point de vue révélatrice. Ironiquement, dans ce contexte précis, le RN fait oublier ses liens avec la Russie (qui a envahi l’Ukraine) en faisant preuve d’une espèce d’exemplarité morbide, en apparaissant comme le grand thuriféraire d’Israël (qui a rasé Gaza) face à « l’islamo-gauchisme ».

En moins de quinze ans, le RN de Marine Le Pen a opéré bien des tournants. À l’instar de celui sur l’Europe (il n’est plus question de sortir de l’Union européenne ou de la zone euro), advenu lorsqu’il est devenu préférable de défendre l’identité européenne plutôt que la souveraineté française, ces tournants sont fondés sur des stratégies en politique intérieure plutôt que sur une analyse géopolitique honnête et rigoureuse. Il y a dix ans déjà, Aymeric Chauprade, géopoliticien du parti à l’époque, défendait l’idée d’une convergence entre Israël et l’Europe occidentale face à l’islam politique – insinuant que la cause palestinienne n’était plus nationale, mais religieuse.

Les positions pro-israéliennes s’insèrent ainsi doublement dans la stratégie du RN : d’un côté, cela permet de s’aligner sur une position majoritaire sur la scène politique française ces dernières années (et de jouer jusqu’au bout la carte de la respectabilité) ; de l’autre, cela s’insère dans une rhétorique de plus en plus identitaire et de moins en moins souverainiste qui fait de « l’Occident » un bloc menacé par un islam politique et qui, au cœur de la question palestinienne, permet de transformer des victimes de spoliations en potentiels bourreaux.

Enfin, il y a l’idée selon laquelle un soutien inconditionnel apporté à Israël était le meilleur moyen de démentir toute accusation d’antisémitisme. Ce qui fonctionne sur le plan communicationnel (en partant du principe fâcheux que les juifs de France doivent systématiquement être associés à Israël), mais qui est complètement fallacieux : l’antisémitisme s’accommode parfaitement des sympathies pro-israéliennes. Prenons un écrivain comme Lucien Rebatet. Face aux juifs de France et d’Europe – associés au fantasme du déracinement et du cosmopolitisme –, il était farouchement antisémite. Face à Israël – associé à l’enracinement et à la virilité –, il était fièrement pro-sioniste. Ce schéma n’a pas disparu.

L’hypothétique bras de fer institutionnel

Quand il est question de l’interprétation de la Constitution, les questions de politique étrangère ne sont pas un vecteur de respectabilité pour le RN. Quand Marine Le Pen dit que le Président de la République est le chef des armées à titre « honorifique », elle sous-entend qu’il ne peut pas engager les troupes françaises dans un conflit armé sans l’accord d’un gouvernement de cohabitation, mais elle envoie surtout le signal que le « chef des armées » peut être désavoué par son gouvernement.

Le pays a déjà été confronté à une telle concurrence : en 1986, et avant même l’installation de Jacques Chirac à Matignon, ses négociateurs parallèles auraient retardé la libération des otages français au Liban ; de même avec la cohabitation Mitterrand-Balladur au moment du génocide rwandais en 1994, à propos duquel quelques divergences ont surgi. L’enseignement est simple : en cohabitation, pour qu’une action aboutisse sur le plan militaire ou diplomatique, il est préférable que les deux têtes de l’exécutif soient sur la même longueur d’onde.

Les propos de Marine Le Pen concernent bien sûr l’Ukraine. Un gouvernement RN serait ainsi le « garant de la paix », un « obstacle » au bellicisme attribué au président. Mais l’autre priorité du RN est l’Algérie. Même si les relations bilatérales sont loin de dépendre uniquement des équilibres politiques à l’Assemblée nationale et de la couleur politique du gouvernement, une victoire du RN ne serait évidemment pas neutre. Le RN abrite et attire beaucoup de nostalgiques de l’Algérie française, et en cela, des crispations sont à prévoir, notamment sur les questions mémorielles.

Seulement, les grands discours du RN à usage interne risquent de se heurter à la réalité au moins à trois niveaux. D’abord, parce que le président de la République n’a pas vocation à délaisser la politique étrangère en cas de cohabitation. Ensuite, parce que la coopération entre les deux pays va bien au-delà des conjonctures politiques (intérêts communs en matière de sécurité et de renseignement, par exemple), et il est difficile de tout sacrifier pour des raisons idéologiques ou de politique intérieure.

Enfin, parce que le RN a tendance à exagérer – à des fins électoralistes – l’importance de certains points ou sa propre capacité à tout changer. Prenons quelques exemples. Sur les laissez-passer consulaires (nécessaires à l’expulsion des étrangers en situation irrégulière), on voit mal pourquoi Rabat et Alger se mettraient miraculeusement à en délivrer plus que maintenant. Le chantage aux visas a déjà été pratiqué.

Quant aux accords de 1968 (qui réglementent les circulations, l’emploi et le séjour des ressortissants algériens en France), les dirigeants du RN ont tendance à en exagérer le contenu. N’oublions pas qu’il en a beaucoup été question au moment du projet de loi immigration. Le gouvernement voulait négocier un nouvel avenant à cet accord, mais pas le dénoncer unilatéralement. Et le président disait déjà que ce n’était pas à l’Assemblée nationale de décider de la politique étrangère de la France.

Sur le fond, les dirigeants du RN semblent penser que cet accord confère des avantages aux ressortissants algériens. Dans les faits, le droit des Algériens ne se distingue que très peu de celui des autres étrangers hors UE. Les Algériens en France sont même souvent défavorisés : par exemple, les étudiants algériens ne bénéficient pas de carte pluriannuelle, contrairement aux autres étudiants étrangers.

Avec Alger, toute surenchère du RN renforcerait le président de la République (qui serait l’interlocuteur privilégié des dirigeants algériens). On imagine mal Emmanuel Macron laisser tranquillement le gouvernement et l’Assemblée nationale mener des actions susceptibles d’aboutir à une rupture des relations entre les deux pays. Et si le RN prenait un tel risque, fragilisant encore plus des millions de binationaux déjà ciblés par certains discours, c’est toute sa crédibilité qui serait en jeu.

Dans les relations avec les pays d’Afrique du Nord, la prudence pousserait le RN à éviter de contourner l’Élysée. Après tout, malgré les différences historiques, il ne serait pas non plus étonnant que le RN veuille, comme l’Italie de Giorgia Meloni, poursuivre une politique complaisante à l’égard de tous les régimes autoritaires d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

La géopolitique à toutes les échelles

L’autre dilemme institutionnel concerne la volonté du Nouveau Front populaire de reconnaître l’État palestinien, comme l’ont fait récemment d’autres pays européens. Là encore, on voit mal comment il serait possible de contourner le chef de l’État. Techniquement, « les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires étrangers sont accrédités auprès de lui » (article 14 de la Constitution).

S’agissant de la position à adopter face aux crimes commis par Israël, un gouvernement de gauche pourrait faire le choix d’une communication plus ferme, contrastant avec des communiqués présidentiels qui demeureraient pusillanimes. Mais la logique voudrait que la France parle d’une seule voix, surtout s’il est question d’adopter des sanctions – on en est ici à un gros effort d’imagination. L’Assemblée nationale elle-même pourrait continuer d’envoyer des signaux (souvenons-nous du discours bienveillant à l’égard des souverainistes québécois prononcé en janvier 1995 par Philippe Séguin, alors président de l’Assemblée), mais encore faut-il croire à la diplomatie parlementaire.

En réalité, la question palestinienne apparaît à bien des égards comme une question intérieure. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, la gauche pro-palestinienne n’a rien « importé ». Les manifestations de solidarité à l’égard d’un peuple massacré n’ont rien d’extraordinaire. Mais l’identitarisme susmentionné semble pousser une bonne partie de la classe politique française à considérer tout soutien à la Palestine comme un parti pris antifrançais. Refusant d’admettre qu’il est possible, en tant que citoyens français, de vouloir que la France soit du côté de l’opprimé contre l’oppresseur, une certaine droite politique et médiatique considère que le drapeau palestinien est le drapeau d’une population parallèle. Le drapeau ukrainien pourrait ainsi être digéré par la République, mais pas le drapeau palestinien...

Quand des députés attachés à la cause palestinienne, comme Aymeric Caron à Paris, sont élus dès le premier tour, le prescripteur d’un média d’extrême droite ne peut qu’y voir la confirmation d'un soi-disant « grand remplacement » et l’existence d’un peuple « islamo-gauchiste » qui n’est pas tout à fait la France. Ainsi, la Palestine est désormais l’outil qui permet d’identifier les « mauvais Français ».

Photo d'ouverture : Débat entre Jordan Bardella, Gabriel Attal et Manuel Bompard sur TF1, le 25 juin 2024 - Dimitar Dilkoff - @AFP

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