La croissance économique japonaise ne cesse de ralentir. Partout, ce mal du siècle semble clairement identifié : une démographie atone qui conduit au rétrécissement du nombre d’actifs productifs. C’est en tout cas la raison qui est principalement mise en avant par des institutions aussi sérieuses que la Banque centrale européenne, le FMI ou encore la banque Morgan Stanley. Pourtant, un autre phénomène à l’œuvre, bien plus fondamental, ne bénéficie pas de la même reconnaissance officielle : la crise énergétique.

La crise énergétique au Japon est quasi permanente depuis l’accident nucléaire de 2011. Tokyo est régulièrement mise en alerte face au risque de coupures électriques et les habitants sont appelés par le gouvernement à rationner leur consommation. Chaque épisode climatique extrême déclenche presque inévitablement son lot de pénuries, comme les chutes de neiges abondantes en janvier 2021, les grands froids de mars 2022 ou encore les vagues de chaleur de 2023 et de 2024.
Pourtant, ne nous y trompons pas, c’est moins le climat qui a radicalement changé au Japon depuis 2011, que le manque chronique d’énergie importé.
Le Japon : une île en besoin
Le Japon importe la quasi-totalité de l’énergie consommée par ses habitants. Ce n’est bien sûr pas la seule économie à avoir besoin de combustibles importés, mais le Japon se singularise par un taux très élevé de dépendance et par le volume massif de ses besoins, le pays restant la 4e puissance économique mondiale.
La Banque mondiale indique que le Japon avait un taux de dépendance à l’énergie importée de 94 % en 2014 (dernière année disponible), largement devant les pays de l’Union européenne (52 % la même année), l’Inde (34 %), la Chine (15 %) ou les États-Unis (9 %). En termes de volume, le Japon se trouvait 3e importateur avec 4 900 TWh d’énergie primaire importée en 2014, derrière la Chine (5 200 TWh) et l’Union européenne (8 400 TWh).
Soumis aux aléas mondiaux, le Japon a très tôt connu des contraintes sur son approvisionnement énergétique. Les chocs pétroliers des années 1970 contraignent le pays, tout comme l’ensemble des économies développées, à diversifier ses approvisionnements, notamment par le recours à des formes d’énergies nouvelles comme le gaz ou le nucléaire.
La dynamique des chocs pétroliers est un cas intéressant à analyser, où l’insuffisance de production a conduit à un jeu de massacre entre pays consommateurs. Les États-Unis sont sortis comme les grands gagnants de cet épisode, ayant réussi à rediriger vers eux les flux d’importation auparavant destinés à l’Europe et surtout au Japon.
Déjà à l’époque, le Japon a constitué la variable d’ajustement de l’approvisionnement énergétique mondial, tant en raison de son statut de sujétion depuis 1945, qu’à l’extrême sensibilité de son économie à l’énergie importée.


Les années 1990 au Japon : le coup d’arrêt
La consommation de pétrole a péniblement retrouvé ses niveaux « avant chocs » à partir du milieu de la décennie 1990, avant de décliner à nouveau. Sur toute cette période, le pétrole reste au Japon le principal vecteur énergétique consommé, que ce soit en énergie primaire (tel qu’illustré sur le graphique ci-dessus) qu’en énergie finale ou utile. Or, les années 1990 inaugurent, non pas un brusque arrêt de la production pétrolière, mais l’arrivée sur les marchés de nouveaux pays consommateurs, dont notamment la Chine.
En effet, bien que la décennie 1990 soit une décennie de prix pétrolier bas, on note que sur cette période, la région Asie-pacifique s’est distinguée par un degré accru de compétition inter-régionale. Cela a pu s’observer notamment sur le premium (« surcoût ») adossé au pétrole brut à destination de l’Asie-pacifique, chiffré à l’époque par l’institut IEEJ à environ 1 $ par baril depuis 1992, soit un surcoût de 5 % par rapport au brut livré en Europe ou aux États-Unis.
Aussi, dans un paysage pétrolier mondial relativement apaisé, s’est jouée de manière plus feutrée une compétition très tendue pour l’accès au pétrole livré en Asie, qui s’est dénouée à partir de 1994 en défaveur du Japon. Cette année-là, la consommation de pétrole dans l’archipel cesse d’augmenter, puis entame un déclin dès 1996. Plus largement, c’est l’énergie consommée tous vecteurs confondus qui connait un brusque arrêt de croissance.
C’est aussi à cette période que le Japon entame sa « décennie perdue » qui, d’un point de vue économique, se conjuguera au pluriel. Le PIB nominal chute en 1996 et les salaires réels déclinent dès l’année suivante. En réalité, rien d’étonnant à ce que l’économie japonaise ralentisse dès lors que la première source d’énergie consommée sur l’archipel entrait en déclin subit.
Il faut en effet se rappeler que dans nos économies industrielles, c’est moins la main-d’œuvre ou le capital qui alimente la croissance économique que l’énergie disponible (environ 70 % de la croissance de long terme provient de l’approvisionnement énergétique selon plusieurs études économétriques).
La crise de 2008 au Japon et Fukushima : le coup de grâce
La crise de 2008, sans doute liée au pic de production du pétrole conventionnel, marque au Japon une accélération du déclin de l’approvisionnement pétrolier. En effet, le rythme de déclin de la consommation est doublé après la crise, passant de 1 % à 2 % par an. Cette décrue accélérée n’a pu être compensée par le report sur d’autres types d’énergies, des difficultés d’approvisionnements croissantes se faisant progressivement jour sur l’uranium (voir notre article sur la crise de l'uranium), mais également sur le gaz liquéfié, où le Japon se retrouve à devoir payer dès 2010 entre 70 % et 120 % plus cher que les pays occidentaux pour pouvoir satisfaire sa demande intérieure.
Lorsqu’en 2011 se produit la catastrophe nucléaire de Fukushima, conséquence d’un tsunami ayant noyé la centrale, le Japon perd brutalement une source d’énergie qui assurait 10 à 15 % de son approvisionnement énergétique total. Depuis cette date, le Japon fait face à une crise énergétique quasi permanente, illustrée par les risques de coupures électriques sur la capitale japonaise.
Notons également que dans le cas japonais, le développement des énergies renouvelables n’a, pour le moment, pas vraiment décollé, comme cela a pu être le cas en Europe, en Chine ou aux États-Unis. L’éolien en particulier était quasi inexistant sur l’archipel en 2023, malgré la béance créée par l’arrêt brutal du nucléaire et l’insuffisante production électrique qui en a suivi. Cela est d’autant plus étonnant que le Japon est une des économies les plus riches de la planète.
Parmi une multitude de facteurs en cause, le risque de typhons pourrait expliquer cette absence atypique de développement de l’éolien. En effet, les tempêtes tropicales qui frappent la péninsule japonaise présentent trop de risques opérationnels pour les machines qui y seraient exposées. Cette hypothèse est corroborée par le fait que les différents parcs éoliens offshores actuellement en projets sont presque tous situés sur la côte nord-ouest du Japon, moins exposée (mais exposée tout de même) à ce risque climatique.

Un déclin énergétique bien antérieur à la crise démographique
Ce court panorama de la situation énergétique japonaise permet d’illustrer que les dynamiques d’approvisionnement sont des dynamiques de très long terme. Cela est trop souvent perdu de vue pour se concentrer sur les brefs moments où les dynamiques énergétiques parviennent à se faire une place dans la couverture médiatique.
La crise énergétique n’est bien souvent que l’aboutissement d’un long processus de transformation. À ce titre, il rejoint un autre phénomène de long terme, l’évolution démographique, souvent pointée comme LA raison derrière la stagnation séculaire qui affecte l’économie mondiale. Le cas japonais permet d’explorer de façon très éclairante les liens entre ces deux phénomènes fondamentaux de nature énergétique et démographique.
L’observation empirique montre sans aucun doute possible que le déclin énergétique est antérieur de plusieurs années au déclin démographique. En effet, la consommation énergétique, contrainte pour des raisons liées à l’approvisionnement de l’archipel, a connu un maximum absolu en 2005, quand la population japonaise a atteint son maximum historique en 2010 selon les données de la Banque mondiale.


Depuis, la population japonaise a connu un déclin très important, perdant 3,5 millions d’habitants si l’on arrête le décompte à 2023, entraîné par la nécrose des importations d’énergie. Sur la période 2008-2022, la consommation d’énergie primaire dans l’archipel a en effet chuté de 17 % !
Autrement dit, l’approvisionnement énergétique pourrait être une variable bien plus fondamentale que la variable démographique, comme illustrée par l’antériorité de son déclin. Aussi, les politiques cherchant à rétablir la natalité, tout comme celles cherchant à relancer les dynamiques économiques, risquent d’être sans effet tant que ne sera pas résolue la question de la stabilité et de la sécurité des approvisionnements en énergie.
Dans nos sociétés industrielles, il est totalement cohérent qu’une contrainte sur les approvisionnements en énergie se traduise par un stress sur les conditions de vie de la population et impacte éventuellement sa natalité.
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