La Cour des comptes alertait en juin 2023 sur le recul de la mixité sociale au sein de l’école privée sous contrat, qui accueille presque un cinquième des effectifs d’élèves. Régie par la loi Debré de 1959 et financée à 75 % par les fonds publics, elle doit pourtant s’engager en contrepartie « à dispenser un enseignement conforme aux programmes de l’enseignement public et à garantir la liberté de conscience et l’égal accès de tous les élèves, sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances ». Le rapport de la Cour des comptes a donné lieu à une récente mission parlementaire d’information aux conclusions convergentes sur la dégradation de la mixité sociale. La part d’élèves très favorisés dans le privé a doublé en 30 ans, tandis que la proportion d’enfants d’ouvriers et d’inactifs y est deux fois moindre que dans le public.

publié le 22/06/2024 Par Alexandra Buste, Xavier Lalbin

La récente mission parlementaire pointe un manque de transparence et de contrôle : « aucune administration ou institution n’est en mesure de fournir un montant consolidé de la dépense allouée aux établissements privés ». Des sommes qui sont par ailleurs sous-estimées du fait de la non-prise en compte de certaines dépenses, comme la rémunération des personnels des rectorats, de l’administration centrale ou des moyens mis en œuvre par les communes, départements et régions pour le suivi des établissements privés.

Et si les résultats scolaires du secteur privé sous contrat apparaissent globalement meilleurs que ceux du secteur public, c’est qu’ils vont de pair avec une sélection des meilleurs élèves, sans contrainte de carte scolaire, tout en se dédouanant de l’obligation d’un accès égal pour tous. Ainsi, moins d’un établissement privé sur cinq dispose d’une capacité d’accueil d’élèves en situation de handicap contre les deux tiers des collèges en réseau d'éducation prioritaire.

Les résultats de ces récents rapports sont d’autant plus alarmants que la situation de l’école publique est au plus mal. En cause, un sous-investissement chronique depuis des décennies. De 2000 à 2022, ce sont 450 milliards d’euros de dépenses d’éducation en moins, et l'année 2023 a encore vu disparaître environ 25 milliards d’euros. Conséquence : le mauvais classement de la France dans l’Europe, pointé par un rapport du Sénat en 2022, sur des critères comme la dépense par élèves, le nombre d’élèves par classe ou encore le salaire des professeurs.

Un constat qui n’empêche pas Bruno Le Maire de retirer 700 millions d’euros sur le budget de l’Éducation nationale dans le cadre de son dernier plan d’économies…

Financé à 75 % par l’argent public, l'enseignement privé reste très peu contrôlé

En 10 ans, le financement des établissements privés sous contrat a augmenté de plus de 25 %. Ce sont 14 milliards d’euros que reçoivent les établissements privés, et plus des trois quarts correspondent à de l'argent public venant de l’État et des collectivités territoriales. Le reste est financé par les familles à hauteur de 3,3 milliards d’euros et par les entreprises pour 160 millions d’euros. L’essentiel des dépenses (90 %) est consacré au personnel.

Le niveau élevé de financement public des établissements privés n’est cependant pas une spécificité française, l’hexagone n’arrive qu’en dixième position des États de l'OCDE qui contribuent le plus au financement du privé. Toutefois, le rapport de l’Assemblée nationale souligne une différence de taille entre la France et les autres pays au financement public élevé. Ainsi, en Belgique, le privé, « presque intégralement financé par la puissance publique », est soumis à des contreparties plus fortes que dans l’hexagone suite aux multiples réformes mises en place depuis les années 2000.

Outre le respect de la carte scolaire, si les établissements reçoivent plus de demandes que d’offres, la sélection doit alors tenir compte de critères géographiques, pédagogiques et sociaux et non uniquement du dossier scolaire comme c’est parfois le cas en France.

En France, le manque de transparence des comptes, déjà signalé par la Cour des comptes, a retenu l’attention des rapporteurs. Malgré les sommes en jeu, plus de 10 milliards d’euros par an, aucune administration n’est en mesure de fournir le montant consolidé de la dépense allouée aux établissements privés. Une dépense qu’ils considèrent comme très nettement sous-estimée du fait d'une comptabilisation non exhaustive, tant à l'échelle nationale que des collectivités locales. C’est pourtant l’équivalent des coupes budgétaires demandées par le ministre du Budget rien que pour cette année...

Au niveau national, les dépenses dites « de services administratifs » comme les rémunérations des personnels des rectorats et d’administration centrale ne sont pas prises en compte. Pas plus que les crédits d’impôt accordés par l’État dans le cas des dons, notamment aux associations de parents d’élèves.

Même constat pour les collectivités locales où les rémunérations des employés des communes, des départements et des régions affectés au suivi des établissements privés ne sont pas comptées. Il faut aussi ajouter certaines dépenses communes aux établissements publics et privés sous contrat, comme la comptabilité des collectivités (voirie, surveillance des établissements, etc.), qui passent sous les radars.

Quant à la fréquence des contrôles des établissements privés sous contrat, elle est très insuffisante, tant au regard des montants alloués que de la qualité d’enseignement ou du respect des valeurs de la République. De nombreux détournements ou dérives ont été portés à la connaissance des rapporteurs, et bien « qu’il soit difficile de mesurer la part qu’ils représentent, [ces détournements] appellent une réaction rapide et ferme de l’État ».

Les rapporteurs estiment enfin que les établissements privés manquent en partie à leurs engagements liés au financement par l’État « comme en témoigne la dégradation de la mixité sociale et scolaire ou encore leur faible participation à la mise en œuvre de certaines politiques publiques ».

Les établissements privés ne remplissent pas leur engagement de mixité sociale

La France compte aujourd’hui environ 7 500 établissements d’enseignement privés sous contrat avec l’État. La situation est relativement hétérogène, avec à la fois de grands établissements parisiens élitistes et de petites structures rurales où la mixité est forte. La densité territoriale est également variable avec par exemple 50 % des établissements du premier et du second degré qui sont privés en Vendée, contre moins de 5 % dans la Creuse.

Régis depuis 1959 par la loi Debré, ils sont liés à l'État par un contrat réclamant, en contrepartie de la prise en charge de la rémunération des enseignants et des frais de fonctionnement, la dispense « d’un enseignement conforme aux programmes de l’enseignement public, la garantie de la liberté de conscience et l’égal accès de tous les élèves, sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances ».

Ce sont plus de 2 millions d'élèves, soit un peu moins d’un cinquième des effectifs totaux, que le privé accueille dans ses établissements, lesquels sont à 96 % catholiques. Le rapport de l’Assemblée nationale s’est donc intéressé aux motivations des parents et enseignants dans le choix du privé par rapport au public.

D’un côté pour les familles, loin devant le caractère confessionnel des établissements, c’est la réputation, la discipline et l’encadrement promis, ses résultats ou encore la sécurité qu’il garantirait qui alimentent ce choix. De l’autre côté, pour les professeurs, c’est d’abord l'importance de la question de l’affectation qui est mise en avant, les établissements privés n’étant pas assujettis aux règles de mobilité du personnel enseignant imposées dans le public.

Bien que la part du privé dans l'accueil des élèves soit restée stable depuis 30 ans, les rapporteurs y déplorent un recul de la mixité sociale. L’écart de composition sociale entre le privé et le public se creuse avec une part d’élèves très favorisés dans le privé qui a doublé en trois décennies.

Ainsi, quand la part d’enfants d’ouvriers et d’inactifs est de 60 % en zone d’éducation prioritaire, elle est quatre fois moindre dans le privé. Sans compter qu’à peine 1 collégien sur 10 scolarisé dans le privé est boursier, contre 1 sur 4 dans le secteur public et 1 sur 2 en éducation prioritaire.

Parmi les causes identifiées, les rapporteurs déplorent la « ségrégation résidentielle ». Quand les deux tiers des établissements scolaires sont privés à Paris, ils sont moins d’1 sur 5 en Seine-Saint-Denis. Autre phénomène, notamment alimenté par le manque de moyens de l’enseignement public, l’évitement scolaire en faveur du privé, avec des familles qui s’arrangent pour éviter les établissements publics de leur secteur.

L’érosion de la mixité sociale est aussi le résultat de la baisse des effectifs dans les établissements privés ruraux et professionnels, où elle était traditionnellement la plus élevée. Sans oublier les frais de scolarité qui peuvent évincer les familles les plus modestes.

Et contrairement à leur obligation d’accueil de tous les élèves, une demande supérieure à l’offre conduit en France à une politique de sélection des élèves. Au lieu de tenir compte des objectifs d’ouverture sociale, la sélection se fait sur dossier scolaire. Les meilleurs candidats sont retenus sans contrainte de carte scolaire.

Et si les résultats scolaires du secteur privé sous contrat apparaissent globalement meilleurs que ceux du secteur public, c'est qu'il existe une forte corrélation entre les résultats scolaires et le milieu socio-économique des familles.

D’ailleurs, un sondage d’avril 2024 révèle que les 75 % des Français pensent que l’école privée est meilleure et une majorité souhaiterait y scolariser ses enfants. Il est facile d’être meilleur quand les « mauvais » élèves sont écartés au mépris des obligations d’« égal accès de tous les élèves, sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances », une obligation qui conditionne théoriquement les financements publics...

Et la ségrégation ne s’arrête pas au niveau social des familles ou, comme le dirait un responsable des ventes, à leur capacité contributive. Le privé accueille moins d’élèves en grande difficulté scolaire ou en situation de handicap. À peine 1 collège privé sur 20 dispose d’une section d’enseignement adaptée aux élèves en difficultés d’apprentissage « graves et persistantes » ; c’est 1 sur 2 pour les collèges du réseau d'éducation prioritaire. Quant aux élèves en situation de handicap, moins d’1 établissement du privé sur 5 est en mesure de les accueillir, c’est trois fois plus dans les collèges en réseau d’éducation prioritaire.

La palme revient cependant aux unités pédagogiques pour les élèves qui ne parlent pas français : elles sont installées à 60 % en éducation prioritaire quand moins de 1 % du privé en dispose.

En plus du manque de transparence de ses comptes, le privé semble donc faire peu de cas du contrat qui le lie à l'État en contrepartie de son financement… à savoir l’accueil de tous les élèves.

Des dérives inacceptables alors que l’école française est à la traîne par rapport à nos voisins

Les manquements soulignés par les rapporteurs de l’Assemblée nationale et par la Cour des comptes adviennent dans un contexte où Bruno Le Maire ponctionne 700 millions d’euros de plus sur l’éducation pour financer son plan d’économie.

Ce rabotage financier est d’autant plus inquiétant qu’il s’opère dans un contexte où le niveau des élèves s’effondre, comme en témoignent diverses évaluations internationales. Pourtant, rien de surprenant ici, ce n’est que le résultat de 25 ans de sous-investissement chronique dans l’éducation.

La dépense intérieure d'éducation permet de quantifier les efforts d’investissement dans l’éducation d’un pays, en agrégeant l’ensemble des dépenses qui y ont trait. Rapportée au produit intérieur brut (PIB), elle donne la mesure des priorités des politiques publiques à l'œuvre. Et en France, « l’âge d’or » de l’éducation est bien révolu. Après avoir atteint des sommets en part de PIB entre 1994 et 1997 (7,8 %), la dépense intérieure d’éducation a baissé pour se stabiliser un point de PIB plus bas depuis 2000. Par rapport au milieu des années 1990, c’est entre 10 et 30 milliards d’euros qui ont été détournés de l'éducation chaque année (de l’ordre de 25 milliards par an ces dix dernières années).

Cumulés sur les vingt-cinq dernières années, ce sont 450 milliards d’euros – corrigés de l’inflation – que les politiques ont choisi délibérément de ne pas investir dans l’éducation de la jeunesse. Il y a beau jeu, dès lors, de venir se lamenter de la perte de niveau des élèves ou de la dégradation des conditions d’enseignement... On parle de 25 milliards d’euros supplémentaires qui pourraient être consacrés chaque année à l’éducation de nos enfants, soit un budget de l’Éducation nationale presque moitié plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui.

Et cette réduction de la dépense est due au désengagement de l’État, passé des deux tiers à un peu plus de la moitié de la dépense totale. C'est-à-dire que la dépense de l’État pour l’éducation est passée de 5 % du PIB à 3,8 % du PIB.

La perte de financement totale est contenue grâce au surcroît d’investissement des collectivités territoriales et des entreprises – pour ces dernières, difficile de n’y voir qu’un soudain regain d’intérêt général, car cet investissement va de pair avec le développement des cadeaux fiscaux liés à l’alternance, ce qui leur permet de bénéficier d’une main-d’œuvre bon marché.

Pas très étonnant donc que tous les voyants de l’éducation en France soient aujourd’hui au rouge. La comparaison avec les autres pays de l’Union européenne montre ainsi que la France se situe en dessous de la moyenne de l’Union européenne pour les dépenses par élève du CP au CM2, et juste à la moyenne pour les collégiens.

Conséquence logique de la piètre performance en termes de dépenses par élève, l’hexagone détient le record du nombre d’élèves par classe par rapport à la moyenne européenne. Ce sont trois élèves de plus par classe en primaire et cinq au collège. Un sujet qui avait déclenché une réaction pour le moins surprenante d’Amélie Oudéa-Castéra, alors encore ministre de l’Éducation nationale le 6 février 2024, lors de la séance de questions au gouvernement :

 « Les écoles peuvent être performantes, mais si le nombre d'enfants est trop réduit pour une classe donnée, c'est toute l'émulation qui est remise en cause. »

Une déclaration qui défie la réalité des conclusions convergentes des nombreuses études internationales reprises dans une note de l'Institut des politiques publiques :

« Un certain nombre de travaux de recherche internationaux, pour la plupart récents, estiment les effets d’une réduction de la taille des classes sur les progressions des élèves en neutralisant de façon convaincante les biais de sélection. Ces travaux montrent que le dédoublement d’une classe de 24 élèves améliore les performances moyennes des élèves de façon significative, et il est même possible d’en voir les effets à long terme sur les trajectoires scolaires et l’insertion professionnelle. […] La recherche récente sur la réduction de la taille des classes permet de justifier […] une politique volontaire de dépense publique dans l’éducation. »

Et si les élèves sont à la peine, il en est de même pour les enseignants. Statutairement, ils cumulent une charge horaire d’enseignement élevée et des revenus faibles par rapport aux pays européens similaires.

En rapportant les salaires aux heures d’enseignement, les enseignants français sont en bas du classement, loin de pays comme l’Allemagne, la Belgique ou les Pays-Bas.

D’ailleurs, un récent rapport du Sénat compare les conditions de travail et de rémunération des enseignants. Il relève que « les enseignants français commencent et terminent leur carrière avec un salaire inférieur à la moyenne de l'UE, mais c'est après dix et quinze ans d'ancienneté que l'écart avec la moyenne des pays européens atteint près de 10 000 dollars annuels, soit un montant d'au moins 15 % inférieur à la moyenne de l'OCDE. […] Par rapport aux autres fonctionnaires, le salaire net des enseignants se rapproche de celui des brigadiers et gardiens de la paix ».

Le même rapport souligne de plus que le nombre d’heures travaillées par les professeurs au primaire et au collège est supérieur à la moyenne européenne. Ce sont 720 heures par an au collège comme au lycée contre 640 heures au collège et 610 heures au lycée en Allemagne par exemple, où les enseignants sont pourtant mieux rémunérés.

C’est donc sans surprise que, dans un sondage de satisfaction réalisé par l’OCDE auprès des enseignants des différents pays, les Français se placent encore dans les dernières positions. Juste devant les Slovaques et les Slovènes, ils s’estiment peu valorisés par la société. Au-delà de la rémunération, les enseignants français pointent leur positionnement vis-à-vis du reste de la société, ainsi qu'une image négative relayée par certains médias et politiques.

Un ressenti qui n'est pas éloigné de la réalité, en témoigne la perte de vocation pour le métier. En 15 ans, le nombre de postes d’enseignants ouverts au recrutement a augmenté sensiblement ; dans le même temps, le nombre d’inscrits aux concours n'a fait que baisser, au point que le nombre de candidats par poste ouvert a chuté de plus de 30 %. Ainsi, dans le second degré, les 16 000 postes ouverts en 2020 n’ont attiré que 30 000 candidats, c’est 20 000 de moins que les 12 000 postes de 2008. Le phénomène se double de la hausse constante depuis dix ans du taux de démission des enseignants, qui a été multiplié par 6 depuis 2008.

Des ministres de l'Éducation nationale déconnectés de la réalité… et fervents adeptes du privé pour leurs enfants

Devant le désastre de l’École publique, et son manque criant de moyens depuis des décennies, les ministres de l’Éducation d'Emmanuel Macron se suivent… et se ressemblent. Et, dans ces conditions, le rééquilibrage des moyens au bénéfice du plus grand nombre n’est pas forcément à l’ordre du jour.

Jean-Michel Blanquer, premier ministre de l’Éducation des gouvernements Macron, avait trois de ses quatre enfants dans l'enseignement privé. En sus des réformes de l’enseignement public dont on peut aujourd’hui apprécier les piètres résultats, il avait fait un joli cadeau de 150 millions d’euros au secteur privé, sa loi obligeant les communes à financer les maternelles privées.

Pour Pap Ndiaye, successeur de Jean-Michel Blanquer, la « scolarité sereine » de ses enfants n'impliquait pas une remise à niveau à marche forcée de l’enseignement public, mais simplement une école privée et élitiste parisienne du 6e arrondissement... Et l'éphémère Amélie Oudéa-Castéra s'est quant à elle persuadée que son mensonge sur les « paquets d’heures non remplacées » était suffisamment crédible pour justifier la scolarisation de son fils dans une école élitiste privée.

Dans ce contexte, il est difficile d’envisager beaucoup de changement avec la nouvelle locataire de la rue de Grenelle... d’autant plus que l’actuel Premier ministre, qui souhaite garder un œil sur l’Éducation nationale, a fait sa scolarité dans le secteur privé du sixième arrondissement de Paris...

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