Fin 2018, la France assistait à l’émergence des « Gilets jaunes », un mouvement social catalysé par la hausse des taxes sur les carburants décidée dans le cadre de la transition écologique. Cet épisode a relancé le débat public sur le bien-fondé des taxes environnementales, qui pèsent notamment sur des classes moyennes et modestes. Avec des revenus qui stagnent depuis 15 à 20 ans, le risque est de creuser encore davantage les inégalités socio-économiques. Depuis lors, le prix des énergies fossiles a continué sa progression et alimente une inflation dopée par la sinistre actualité internationale. Dans ce contexte difficile, intégrer les questions de justice sociale dans la transition écologique est indispensable sous peine de rater les objectifs environnementaux.

Une « écologie accessible et juste qui ne laisse personne sans solution » : difficile de croire que ces paroles viennent de notre président Emmanuel Macron, pourtant à ce jour peu sensible à ces considérations. Un récent rapport de l’Institut de recherche I4CE aide à évaluer l’écart entre la réalité et le vœu pieu présidentiel. L’étude s’intéresse à l’accessibilité économique de la rénovation thermique du logement et de l’acquisition d’un véhicule électrique. Le constat est sans appel. Si les aides de l’État pour la rénovation thermique des bâtiments ont bien augmenté ces dernières années, le reste à charge des ménages (dépenses totales moins les aides) représente souvent plus d’un an de revenus pour les classes moyennes et jusqu’à 10 ans de revenu pour les ménages les plus modestes.

Côté véhicules électriques, ce n’est guère mieux. Le coût final pour s’équiper d’une citadine standard approche les 30 000 € pour les classes moyennes ; cela représente entre 65 et 130 % de leurs revenus annuels. Et pour les plus de 9 millions de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté monétaire en France, l’injustice est amplifiée. Eux qui ne voyagent pas, consomment peu et sont les moins responsables du changement climatique en sont les premières victimes économiques.

Vivant dans des logements généralement mal isolés, ils sont souvent contraints d’habiter loin des centres-villes dans des zones mal desservies par les transports en commun. Ils dépensent alors plus en pourcentage de leurs revenus pour se déplacer et se chauffer (quand ils le peuvent) et subissent de plein fouet la fiscalité sur les carburants et les énergies, sans pouvoir s’équiper d’un véhicule électrique ou rénover leur logement. La route semble donc bien longue avant de parvenir à une « écologie accessible et juste qui ne laisse personne sans solution »...

Financement de la transition écologique : le compte n’est pas bon

Atteindre la neutralité carbone en 2050 : c’est l’engagement pris par la France et inscrit dans la loi Énergie et climat de 2019. Cela demande de diviser par six les émissions nationales de gaz à effet de serre responsables du réchauffement climatique. Pour y parvenir, agir dans les cinq secteurs principaux qui composent les émissions de carbone des Français est incontournable : transport (1), logement, alimentation, industrie et énergie. Cette transition énergétique est financée par des investissements dans la décarbonation, réalisés au deux tiers par les ménages et les entreprises, le tiers restant relevant des pouvoirs publics.

Emissions de gaz à effet de serre par activité en France, 2022Emissions de gaz à effet de serre par activité en France, 2022

Dans son Panorama des financements climat, l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) dresse un état des lieux des montants et des répartitions de ces investissements. 2022 a marqué un cap avec l’atteinte de la barre symbolique des 100 milliards d'euros d’investissement, un doublement en 10 ans. Des montants en augmentation dans tous les secteurs, avec en particulier 22 milliards d'euros pour la rénovation énergétique des bâtiments et 16 milliards pour les véhicules électriques en 2022.

Investissements annuels de la France dans la transition écologique, 2011-2023Investissements annuels de la France dans la transition écologique, 2011-2023

Si les investissements prévisionnels pour 2023 se hissent à 108 milliards d'euros, il n’est pas encore temps de crier « cocorico ». D’une part, si entre 2011 et 2021, la hausse des dépenses d’investissements s’expliquait majoritairement par un accroissement du nombre d’équipements installés, en 2022, l’augmentation des investissements rapportée par l’I4CE est en grande partie due à la hausse des prix des équipements : « [En 2022], le volume d’équipements installés a peu progressé ».

D’autre part, les auteurs du rapport pointent que ces montants ne sont pas en ligne avec l’atteinte des objectifs de la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC). Ce sont au moins 60 milliards d’euros supplémentaires par an entre 2024 et 2030 qu’il faudrait investir pour se placer sur la bonne trajectoire. Un surplus qui doit se répartir en quasi-totalité à parts égales entre la rénovation énergétique des bâtiments et l’achat de véhicules bas-carbone (pour l’essentiel électriques).

Pour mémoire, le rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz sur « Les incidences économiques de l’action pour le climat » estime à environ 2 % du PIB les investissements à réaliser, soit un ordre de grandeur équivalent à celui de l’I4CE. Sans compter les alertes sur les conséquences de l’inaction : « l’ampleur des dommages à venir ne laisse pas de doute sur la nécessité ni même sur l’urgence d’une action ».

Les auteurs enfoncent le clou en rappelant que les finances publiques seront appelées à contribuer substantiellement à l’effort pour soutenir les particuliers et les entreprises. Car, pour tenir les objectifs climatiques, l’accès à la transition doit être assuré pour tous les ménages, notamment modestes et classes moyennes : s’ils n’ont pas accès aux solutions (voiture électrique, transports en commun, isolation du logement, changement de chauffage, etc.), l’objectif de neutralité carbone ne peut pas être atteint.

À ce jour, le montant maximum des aides pour la rénovation thermique d’une maison individuelle pour les plus modestes a presque triplé en 15 ans, et plus que doublé pour l’achat d’une voiture électrique neuve. Un soutien de l’État qui est environ deux fois plus élevé pour les ménages modestes que pour les ménages aisés.

S’il est donc indéniable que les ménages sont de plus en plus aidés pour investir dans la transition énergétique, des bémols sont à apporter. Car dans le même temps, les aides pour les plus riches ont presque doublé pour la rénovation thermique d’une maison individuelle et sont au niveau de 2008 pour l’achat d’un véhicule électrique.

Aides à la rénovation énergétique des logements en France selon les revenus, 2008-2023Aides à la rénovation énergétique des logements en France selon les revenus, 2008-2023 Aides à la mobilité électrique en France selon les revenus des ménages, 2008-2023Aides à la mobilité électrique en France selon les revenus des ménages, 2008-2023

Un constat à mettre en regard des émissions de carbone suivant les niveaux de revenu. Ainsi, le Citepa observe que le mode de vie des plus aisés induit des émissions de 40 % à 65 % plus élevées que les plus pauvres.

Empreinte carbone individuelle des Français selon le revenu mensuel en 2022Empreinte carbone individuelle des Français selon le revenu mensuel en 2022

En France, les 10 % les plus aisés perçoivent chaque mois en moyenne 4 000 € de plus que les 10 % les plus pauvres après impôts et prestations sociales… C’est un surplus de près de 50 000 € chaque année, de quoi interroger sur la pertinence de continuer à financer les ménages en haut de l’échelle des revenus, quand ils disposent de moyens supplémentaires équivalents à l’achat de deux Citroën ë-C3 par an (hors bonus écologique ou promotions constructeur !).

Par opposition, à l’autre bout de l’échelle des revenus, les plus modestes reçoivent la double peine. D’une part, ce sont les moins émetteurs et donc les moins responsables de la situation. D’autre part, ils subissent les conséquences de l’inaction de l’État en occupant des logements mal isolés ou une situation géographique les rendant dépendants de la voiture sans être suffisamment aidés pour faire évoluer leur situation.

Des aides insuffisantes à l’achat d’un véhicule électrique face au couperet de l’arrêt du thermique en 2035

Dans le scénario de la SNBC, la part de vente des véhicules électriques doit être multipliée par cinq d’ici à 2030 pour atteindre les deux tiers des ventes de véhicules neufs. Un objectif fort ambitieux dans le contexte actuel, car l’achat d’un véhicule électrique et d’une borne recharge, même s’ils sont subventionnés par l’État, laisse un reste à charge aux ménages qui peut atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros (entre 25 000 € et 30 000 € pour une citadine standard). Des montants colossaux pour certaines catégories socio-économiques, « jusqu’à sept années de revenu pour les plus modestes et plus d’une année de revenu pour les classes moyennes » (I4CE). C’est donc un gros frein à l’équipement d’une large proportion de la population.

Coût d'achat d'une voiture électrique avec borne de recharge pour un ménage en 2022Coût d'achat d'une voiture électrique avec borne de recharge pour un ménage en 2022 Coût d'achat d'une voiture électrique avec borne de recharge en années de revenus en 2022Coût d'achat d'une voiture électrique avec borne de recharge en années de revenus en 2022

L’achat d’occasion pourrait réduire les coûts d’investissements mais, avec un marché des véhicules électriques encore peu développé en France (1 % du parc au début 2022), cette solution n’est pas encore envisageable. Si on ajoute à cela que, selon les calculs de l’I4CE, l’achat d’une citadine électrique standard neuve n’est pas rentable pour le particulier par rapport à garder une vieille voiture à essence, il est alors facile de conclure qu’aucune étoile n’est alignée pour inciter à l’achat d’une voiture bas carbone, en particulier chez les plus modestes.

Par contre, les ménages les plus aisés qui peuvent financer l’achat d’un véhicule électrique profitent ensuite de plus de 50 % d’économies sur leur budget mobilité (carburant, assurance et entretien)… ce sont donc encore eux les gagnants. Les aides de l’État à la mobilité bas carbone profitent au final aux ménages les plus aisés, qui ont de plus la capacité financière pour s’équiper de gros véhicules électriques, à rebours de l’objectif de sobriété énergétique et de réduction de l’empreinte écologique de nos modes de vie. Jean Marc Jancovici rappelait ainsi sur RTL que :

« La Tesla modèle S possède une batterie de 100 kWh. Avec une telle batterie, on peut faire 3 petites voitures électriques pour des Gilets jaunes. Les grosses voitures électriques sont poussées parce que c’est là-dessus que les constructeurs font leurs marges ; c’est juste une raison économique. »

Le Haut Conseil pour le Climat (HCC) souligne quant à lui que « les aides et les incitations actuelles n’orientent pas suffisamment la production vers des véhicules petits, plus légers et plus abordables, ce qui aggrave les inégalités ».

L’enjeu étant d’aider à financer le reste à charge des plus modestes et non les véhicules luxueux et puissants des plus aisés, le gouvernement tente de corriger le tir avec la mise en place du leasing à 100 €/mois sous conditions de revenus. Sachant qu’en 2024, seuls 20 000 véhicules environ seront disponibles pour supposément 4 à 5 millions de personnes éligibles, la solution présente toutes les caractéristiques pour faire pschitt...

Sans surprise donc, le 12 février 2024, moins d’un mois et demi après sa mise en place, le gouvernement annonce l’arrêt sine die du leasing social à 100 €/mois, devant des demandes qui atteignent alors les 50 000 véhicules. C’est certes un coût supplémentaire de près de 400 millions d'euros que le gouvernement veut endiguer, mais il faut le mettre en regard des près de 200 millions d'euros de bonus écologique distribués en 2023 aux acheteurs des Tesla model Y (produites en Allemagne avec un prix catalogue de 45 990 € en 2023).

Cerise sur le gâteau, une première hausse de l’électricité est entrée en vigueur début février… Avec près de 10 % en plus sur la facture, on peut parier sans trop se tromper que ce n’est pas le bon signal. Cette augmentation va faire fondre les économies à passer à l’électrique par rapport au thermique, un constat qui reste valable pour la rénovation thermique des logements. Le gouvernement semble préférer le sable à l’huile dans l’engrenage écologique...

Rénovation thermique des bâtiments : un chantier inaccessible aux plus modestes

Malgré l’augmentation des aides ces dernières années, le reste à charge des ménages pour la rénovation thermique de leurs logements est tout autant prohibitif pour les plus modestes et certaines classes moyennes. Il s’élève à des dizaines de milliers d’euros, soit « plus d’un an de revenus pour les classes moyennes et 10 ans ou plus de revenus pour les ménages les plus modestes » (I4CE).

Coût de la rénovation thermique du logement selon les revenus du ménage en 2022Coût de la rénovation thermique du logement selon les revenus du ménage en 2022 Coût de la rénovation thermique du logement en années de revenus du ménage en 2022Coût de la rénovation thermique du logement en années de revenus du ménage en 2022

La « précarité énergétique » désigne les ménages modestes ayant eu froid pour des raisons liées à la précarité. Elle concerne plus de 3,5 millions de personnes en France selon la Fondation Abbé Pierre. Ce sont eux qui devraient être aidés prioritairement, plutôt que ceux du haut de l’échelle des revenus. Eux qui, rappelons-le, disposent de près de 50 000 € supplémentaires par an et peuvent donc s’acquitter de leur rénovation sans l’aide de l’État qui pourtant, leur accorde jusqu’à 25 000 €.

Ainsi, le montant des investissements qui reste à la charge des ménages rend quasiment incontournable, pour la plupart d’entre eux, le recours à des solutions de financement, que ce soit via un prêt commercial ou un prêt aidé. Pour ceux qui parviennent à contracter un prêt, une rénovation performante permet de faire des économies d’énergie suffisantes dans la plupart des cas pour rembourser les mensualités du prêt. Sans prêt (donc sur fonds propres), le temps de retour sur investissement est en général compris entre 15 et 30 ans dans les conditions tarifaires actuelles, des durées incompatibles avec la précarité des plus modestes.

Aujourd’hui subsistent cependant de nombreux freins à l’obtention d’un prêt aidé pour la rénovation énergétique. En plus de la complexité de la démarche, le montant peut être plafonné (30 000 € pour l’éco-PTZ MaPrimeRénov), et si certains prêts ciblent bien des emprunteurs « exclus du système de financement classique », ils ne sont alors pas à taux nul. Il faut ajouter à cela le taux d’endettement des Français, qui est un facteur bloquant pour les ménages des classes moyennes et modestes. Cet ensemble de facteurs fait dire aux auteurs du rapport de l’I4CE qu’une augmentation des aides d’au moins 20 % pour les ménages modestes serait nécessaire pour limiter le taux d’endettement et leur permettre d’accéder à une rénovation thermique de leur logement.

Pour tenter de réduire les inégalités face à la nécessaire transition énergétique, ils évoquent de plus le transfert d’une partie des aides des ménages les plus aisés vers les autres. Les ménages au fort pouvoir d’achat pourraient alors être incités à l’action via d’autres leviers, comme la réglementation (par exemple l’interdiction des passoires thermiques). Des chemins que le gouvernement ne semble pas désireux d’emprunter. En octobre dernier, 1,6 milliard d'euros supplémentaires ont été annoncés pour la rénovation de 200 000 passoires thermiques en 2024 – l’équivalent, en une seule année, des rénovations globales effectuées depuis janvier 2020. Cette révision des aides réduit le reste à charge pour tous les ménages sans distinction de revenus, sans résoudre le problème de la capacité d’endettement des plus défavorisés.

Dans le nouveau dispositif, les ménages du dernier décile de revenu (les plus riches) peuvent obtenir une réduction de leur reste à charge d’un tiers, ce qui peut représenter jusqu’à 20 000 €. Cette « réponse » du gouvernement aux observations de septembre 2023 du Haut commissariat pour le climat (HCC) sonne comme celle du berger à la bergère. En effet, pour le HCC :

« Le rythme actuel de rénovation du parc résidentiel est insuffisant pour tenir les objectifs de baisse des émissions sur le long terme et l’objectif d’éradication des passoires thermiques d’ici 2028. […] La rénovation des passoires thermiques, c’est-à-dire les logements avec une consommation de chauffage excessive, car mal isolés, est une priorité pour aider les ménages modestes. »

Un gouvernement qui n’est pas à la hauteur des enjeux…

L’Union européenne s’est fixé pour objectif de réduire d’au moins 55 % ses émissions nettes en 2030 par rapport à 1990. La baisse des émissions en France n’est pas assez rapide, elle doit presque doubler annuellement pour atteindre les objectifs climatiques, et ce dans tous les secteurs.

Début février 2024, la Commission européenne a remis le couvert : elle recommande de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre de l’UE de 90 % d’ici à 2040 par rapport à 1990, « la prochaine étape intermédiaire sur la voie de la neutralité climatique » (pour 2050). Dans le même temps, Christina Nirup, responsable de la mission Inclusion et transition écologique auprès de laDdirection générale déléguée de l’ADEME alerte :

« Pour réussir une transition juste, il est utile d’avoir une approche globale et de ne pas sur-responsabiliser des individus, en particulier ceux qui n’ont pas les moyens de choisir les solutions les plus écologiques pour se nourrir ou se déplacer au quotidien. »

Il semble donc urgent de mener de front les combats climatiques et sociaux, autant pour la réalisation des objectifs de transition écologique que pour éviter une aggravation des inégalités.

Dans ce contexte, les dernières annonces du gouvernement qui visent à réduire le poste de dépenses «Écologie, développement et mobilité durables » de plus de 2 milliards d’euros, la plus élevée des coupes budgétaires annoncées, n’en sont que plus incohérentes…

Photo d'ouverture : @Midjourney