Le débat public est aujourd'hui pollué par un soi-disant doute sur le rapport des Français au travail. Nous serions atteints d'une « épidémie de flemme » pour certains, de « quiet quitting » pour d'autres (moins j'en fais, mieux je me porte), ou bien nous serions tout simplement paresseux et fainéants... Toutes ces affirmations péremptoires sont évidemment trop floues et trompeuses pour expliquer quoi que ce soit.

Pratiques pour culpabiliser les individus, les accusations de « fainéantise » font partie de l’arsenal idéologique servant à justifier des réformes socio-économiques brutales et dispensables ; celles des retraites ou de l’assurance chômage n’échappent pas à cette règle.
Dans les faits, les enquêtes se suivent, se ressemblent et sont formelles. Les Français restent très attachés au travail : 8 de nos compatriotes sur 10 déclarent ainsi que le travail occupe une place importante dans leur vie, et que le fait d'avoir une activité professionnelle est bon pour la santé mentale. Ces chiffres traduisent les attentes élevées des Français envers leur travail… en décalage profond avec la dégradation continue des conditions de son exercice.
Ce constat n’est pas nouveau, de nombreuses études menées depuis trente ans le confirment. Celles de la DARES, organisme public chargé « d’éclairer les politiques sur le travail auprès du Ministère », pointent régulièrement des conditions de travail particulièrement dégradées en France.
La comparaison avec nos voisins européens n’est pas à notre avantage ; l'hexagone est tout sauf un exemple sur la grande majorité des critères et se situe sous la moyenne européenne. La France est l'un des champions de la souffrance au travail.
Avec sa récente loi sur les retraites passée au forceps, le gouvernement a mis la charrue avant les bœufs en enjambant un débat préalable sur le travail. Il a brandi une fausse urgence en occultant celle, bien réelle, d'améliorer les conditions de travail des Français.
Contrairement au discours dominant, les Français ne sont pas « fainéants »
Les accusations de fainéantise à l'encontre des Français ont envahi l’espace politico-médiatique. Situées dans la droite lignée du mépris macronien envers les « gaulois réfractaires », elles laissent supposer que les Français entretiennent par nature une relation délétère avec le travail. Or, rien ne valide ces affirmations : nos compatriotes ne disposent d’aucun gène de la paresse. Contrairement à ces idées reçues mais largement diffusées, la « valeur travail » n’a pas disparu, et 8 Français sur 10 déclarent qu’avoir un travail est bon pour la santé mentale.
Une étude de l’Unedic enfonce le clou : le travail occupe une place importante dans la vie de près de 80 % des Français interrogés. Le taux grimpe à presque 90 % si l'on considère uniquement les demandeurs d’emploi, ce qui bat en brèche le mythe du chômeur dilapidant les allocations et désintéressé d'un retour au travail.
Le taux d’emploi est d’ailleurs sur ses plus hauts depuis 1975. Il s’accompagne cependant d’une augmentation des emplois précaires et à faibles revenus. Tandis que la part des emplois précaires à plus que doublé depuis le début des années 1980, le nombre d'auto-entrepreneurs a été multiplié par plus de 3 sur les 10 dernières années. En 2021, ils étaient ainsi 1,7 million avec un revenu moyen de 520 euros par mois, un montant entre 2 et 5 fois plus faible que les seuils de pauvreté des célibataires ou des couples avec enfants.


L’hôtellerie, la restauration, la santé sont autant de secteurs qui affichent pourtant une pénurie de main-d’œuvre. Des situations qui ne sont pas près de s’arranger, puisque la dernière étude de la DARES montre que les conditions de travail sont la principale cause des « tensions » de recrutement rencontrées dans ces métiers.


Face aux déclarations des recruteurs qui déplorent ne pas trouver de personnel qualifié, les candidats se disent découragés, entre autres par la pénibilité physique, les horaires imprévisibles ou encore le travail de nuit – des conditions qui par ailleurs ne favorisent pas la fidélisation du personnel.


Souffrance au travail : un phénomène qui s’aggrave depuis 30 ans
Le gouvernement reste sourd aux résultats alarmants des enquêtes sur les conditions de travail menées par ses propres services depuis 30 ans. Selon la DARES, 37 % des salariés français ne se sentent pas capables de faire le même travail jusqu’à la retraite. Ce sont près de 9 millions d’individus qui ne trouvent pas leur activité « soutenable » sur la durée.
Et les causes sont connues, avec en particulier l'exposition aux risques physiques comme le bruit, la chaleur, l’humidité, les fumées, les poussières, le fait de rester longtemps debout ou de porter des charges lourdes. Plus les salariés y sont soumis, plus le sentiment d’insoutenabilité est fort.
La proportion d’ouvriers et d’employés concernés par au moins trois contraintes physiques augmente ainsi depuis 40 ans, sans diminuer pour les autres catégories.


En parallèle, l’autonomie et les marges de manœuvre des salariés sont en baisse depuis 2005. La moitié des travailleurs déplore une absence de consultation préalable à la fixation de leurs objectifs. Ils se sentent ainsi exclus de toute capacité à influencer les orientations professionnelles liées à leur activité.
À cela s'ajoutent les contraintes psychosociales comme l’insécurité socio-économique ou des rapports sociaux dégradés avec la hiérarchie, les collègues ou la clientèle. Les travailleurs qui y sont fortement exposés sont trois fois plus nombreux à juger ne pas pouvoir tenir dans leur travail jusqu’à la retraite. Bien sûr, le cumul des expositions aggrave le phénomène.

Les métiers avec accueil du public, ceux des secteurs du soin et du social et les emplois d’ouvriers non qualifiés sont parmi les professions jugées particulièrement insoutenables. Sans surprise, les activités professionnelles considérées comme les plus « soutenables » sont les plus qualifiées et celles exercées dans des bureaux.
La souffrance au travail s'est également aggravée avec l’effet dévastateur de la crise Covid, comme le montre la dernière enquête du cabinet Empreinte Humaine. Avec 2,5 millions de salariés en burn-out sévère, le niveau d’avant crise a été multiplié par trois. En réaction, deux tiers des personnes interrogées déclarent être plus exigeantes sur leurs conditions de travail, car celles-ci pourraient avoir des conséquences sur leur santé psychologique.
Des travailleurs en souffrance mal suivis ou abandonnés
Le travail impacte la santé physique et psychique des individus et son organisation permet de l’améliorer ou de la fragiliser. La réforme des retraites de 2010, avec le report de l’âge légal de départ, a ainsi augmenté les arrêts maladie des seniors. Une étude récente estimait le surcoût pour l’assurance maladie à environ 70 millions d’euros avec un déversement de travailleurs âgés vers le chômage ou l’invalidité… des faits ignorés par le gouvernement dans sa réforme des retraites.
De mauvaises conditions de travail peuvent engendrer des troubles variés autant psychologiques que physiques : dépression, fatigue, troubles musculo-squelettiques, accidents, etc. Or, dans un contexte de diminution du nombre de médecins du travail, les visites de suivi des salariés du privé par les services de santé au travail sont devenues moins fréquentes.
La part de travailleurs suivis annuellement a chuté de moitié en 20 ans et 10 % du personnel n’est soit plus du tout suivi soit n’a pas eu de visite médicale depuis plus de 5 ans. Une situation qui se détériore même pour les travailleurs exposés à des risques professionnels avec une ou plusieurs contraintes physiques.


Or, les deux tiers des individus qui s’estiment dans un état de santé dégradé, qu'il résulte ou non du contexte professionnel, se déclarent incapables de tenir jusqu’à la retraite. Sans une médecine du travail performante, la situation a peu de chance de s’améliorer.


La France, championne de la souffrance au travail en Europe
La comparaison avec nos voisins européens n’est pas rassurante. La France présente des conditions de travail parmi les plus mauvaises et souvent championne de la souffrance au travail sur de nombreux critères.
L’enquête européenne Eurofound de 2021 a été menée sur 70 000 Européens et dans 36 pays. Parmi les messages clés délivrés aux décideurs politiques, l’amélioration des conditions de travail figurait en tête, avec l’idée que des emplois de qualité permettent une meilleure vie professionnelle.
Si globalement, les conditions de travail dans l’UE s’améliorent au fil des ans, les progrès ne sont pas assez rapides quels que soient les groupes de travailleurs considérés. En France, l’enquête relève des conditions de travail souvent difficiles pour les travailleurs avec des contraintes physiques, plus fortes que dans les autres pays européens.
Plus de 40 % des Français ont un travail qui implique de déplacer des charges lourdes, un tiers de plus qu’aux Pays-Bas et presque 20 % de plus que la moyenne européenne. Pour près de 60 % de nos compatriotes, le travail implique des positions douloureuses ou fatigantes : c’est moitié plus qu’en Allemagne et encore 20 % de plus que la moyenne européenne.


Un Français sur deux se déclare exposé à un haut niveau de stress, avec notamment des délais jugés trop courts, contre moins d’un sur trois en moyenne dans l’Union européenne.
Avec 16 % des travailleurs français qui auraient souffert d’au moins une forme d’intimidation au travail, la France est en bas de classement.

Au niveau des salaires, le bât blesse également : moins de 50 % des Français se considèrent « bien payés pour les efforts qu’ils fournissent et le travail qu’ils font ». En comparaison, ils sont 70 % en Allemagne et près de 60 % en moyenne européenne.
Dans une récente interview, la sociologue et spécialiste du travail Dominique Méda nous éclaire sur le cas particulièrement problématique des conditions de travail en France :
« Des exigences élevées, couplées à une faible autonomie, sont la caractéristique des organisations en lean-management massivement adoptées par la France depuis les années 1980 [...] qui ont mis en place des indicateurs de performance, du reporting permanent, qui ont signé la fin de l’autonomie et compliqué à l’envi la vie des salariés [...]. On voit des actifs passer plus de temps à effectuer des tâches administratives de reporting qu’à se concentrer sur leur cœur de métier.
C’est tout l’inverse des organisations dites « apprenantes » déployées dans les pays du nord de l’Europe [...] majoritairement satisfaits de leurs conditions de travail. [Il s'agit] d'organisation dans lesquelles les salariés participent activement à l’élaboration des objectifs avec la hiérarchie, apprennent en continu et disposent de l’autonomie qui leur permet de réellement déployer leurs compétences [...]. Ces organisations apprenantes sont systématiquement associées à une présence forte des syndicats dans l’entreprise. »
Malgré tous ces constats, le gouvernement préfère la politique du bâton
Une réflexion en profondeur sur l’amélioration des conditions pour rendre le travail plus supportable ne semble pas à l’ordre du jour de nos élites politiques. L’exécutif s’entête dans la mise en place de méthodes punitives comme assujettir le versement du RSA à des heures de travail ou durcir les conditions de l’assurance chômage. Pourtant, cette flexibilisation à marche forcée sur le modèle anglais a montré ses limites et son inefficacité.
Nos dirigeants ont désormais une nouvelle marotte : « Bâtir le pacte de la vie au travail ». Emmanuel Macron se propose même de réfléchir avec les syndicats aux questions : « Comment mieux vivre de son travail ? Comment mieux vivre au travail ? Comment mieux préparer les fins de carrières et les reconversions ? », et ce dans le cadre d'une « négociation sans limite, sans tabous ». Après le fiasco de la réforme des retraites et l’incroyable surdité dont le gouvernement a fait preuve, on peine malheureusement à y croire...
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