Depuis le début des années 1980, le nombre de transactions sur les produits dérivés a fortement augmenté, si bien que cela représente aujourd’hui l’essentiel de l’activité des marchés financiers. Au fil du temps, le rôle des produits dérivés a changé, passant d’une fonction assurantielle à un objet de spéculation.

publié le 01/03/2022 Par Élucid
Les produits dérivés : une arme de spéculation déconnectée de l'économie réelle

Si la valeur des premiers produits dérivés reposait sur des « sous-jacents » tels que les produits agricoles — en proposant une couverture contre la fluctuation du prix de ces produits — cela n’est plus le cas aujourd’hui. En effet, le marché des produits dérivés s’est considérablement développé depuis 20 ans et un produit « sous-jacent » peut désormais être une unité de matière première, une action cotée en bourse, une obligation, un taux d’intérêt ou encore un taux de change.

L’augmentation de l’encours mondial des produits dérivés de gré-à-gré illustre cette tendance : il a été multiplié par cinq entre début 1999 et le deuxième trimestre 2021, passant de 2 900 à 13 000 milliards de dollars. Sur cette période, les différents types de produits dérivés ont connu des dynamiques de croissance plus ou moins fortes :

- Les produits dérivés couvrant les fluctuations des taux d’intérêt sont de loin les premiers produits dérivés échangés sur les marchés financiers. En vingt ans, leur montant a été multiplié par 6,5, passant de 1400 à 9 150 milliards de dollars ;

- Les produits dérivés couvrant les fluctuations des devises ont vu leur montant multiplié par près de trois, passant de 900 à 2500 milliards de dollars ;

- Les produits dérivés couvrant les crédits (CDS) ont enregistré la hausse la plus importante sur la période : leur montant est passé de 4 à 220 milliards, soit une multiplication par 55.

- Les produits dérivés couvrant les fluctuations des valeurs boursières ont vu leur montant multiplié par trois, passant de 250 à 750 milliards de dollars :

- Les produits dérivés couvrant les fluctuations des matières premières ont vu leur montant multiplié par 6, passant de 50 à 300 milliards de dollars.

Cependant, si le montant de l’encours mondial des produits dérivés de gré à gré a augmenté sur la période 1999-2021, il a drastiquement diminué depuis la crise des subprimes. C’est en effet le développement incontrôlé de produits dérivés tels que les CDS et les produits liés à des crédits immobiliers qui a été au cœur de la crise. L’encours mondial des produits dérivés de gré à gré s’établissait ainsi à 35 000 milliards de dollars au dernier trimestre 2008.

 

En regardant l’évolution de chaque type de produit dérivé dans l’encours mondial des produits dérivés de gré à gré, on constate clairement que la part des produits dérivés couvrant la fluctuation des taux d’intérêt a augmenté : elle est passée de 59 % à 70 % entre 1999 et 2021.

À l’inverse, la part des produits dérivés couvrant les fluctuations des devises s’est contractée, passant de 30 % à 20 % sur la même période.

Une déconnexion avec l’économie réelle

Pour avoir un ordre de grandeur des montants en jeu dans la sphère financière par rapport à l’économie réelle, on peut observer la valeur notionnelle. La valeur notionnelle d’un produit dérivé est la valeur du « sous-jacent » du produit dérivé, qui est déterminée dans le contrat. Les contractants spéculent ainsi sur la valeur du « sous-jacent » comme s’ils le possédaient. La valeur notionnelle fait donc référence à la valeur totale qu’un produit dérivé contrôle théoriquement.

Dans le cas d’un produit dérivé dont le « sous-jacent » est le baril de pétrole, si le baril a une valeur de 120 $ le jour du contrat, et que le contrat détermine que le prix d’achat à terme sera 110 $, la valeur du contrat est de 10 $, et la valeur notionnelle de 110 $. Le montant de la valeur notionnelle indique donc sur quels montants spéculent les acteurs du marché des produits dérivés.

Le graphique ci-dessous montre ainsi qu’au dernier trimestre 1999, la valeur notionnelle des « sous-jacents » de l’encours mondial des produits dérivés de gré-à-gré était de 88 000 milliards de dollars, tandis que le PIB mondial sur l’année était de 33 000 milliards de dollars selon la Banque mondiale. Autrement dit, cette année-là, les intervenants sur le marché des produits dérivés de gré-à-gré ont spéculé sur environ 2,7 fois la valeur de l’intégralité de l’économie réelle.

Puis, entre 2000 et 2008, la valeur notionnelle des « sous-jacents » de l’encours mondial des produits dérivés de gré à gré a explosé, pour atteindre 672 000 milliards de dollars au deuxième trimestre 2008, soit près de 10 fois le PIB mondial de l’année (69 000 milliards de dollars selon la Banque mondiale). Ce montant a même atteint 708 000 milliards de dollars fin 2013, son plus haut historique.

Depuis, la valeur notionnelle des « sous-jacents » de l’encours mondial des produits dérivés de gré-à-gré a baissé, et s’établissait à 600 000 milliards de dollars au deuxième trimestre 2021, soit 7 fois le PIB mondial de 2020.

La structure de la maturité des produits dérivés restée stable

La maturité d’un produit dérivé désigne la date à laquelle le contrat négocié arrive à échéance. Si l’on regarde la valeur notionnelle des sous-jacents de l’encours mondial des produits dérivés de gré à gré depuis 1999, on s’aperçoit que ce sont les produits dérivés ayant une maturité inférieure à un an dont la valeur notionnelle a toujours été la plus importante. Ainsi, en juin 2021 :

- La valeur notionnelle des produits dérivés d’une maturité inférieure à un an est de 282 000 milliards de dollars ;

- La valeur notionnelle des produits dérivés d’une maturité comprise entre un et cinq ans est de 191 000 milliards de dollars ;

- La valeur notionnelle des produits dérivés d’une maturité de plus de cinq ans est de 123 000 milliards de dollars.

Entre début 1999 et juin 2021, on constate une certaine stabilité dans la structure de la valeur notionnelle répartie selon la maturité des produits dérivés :

- La part de la valeur notionnelle des produits dérivés d’une maturité de moins d’un an dans la valeur notionnelle totale est passée de 50 % à 47 % sur la période ;

- La part de la valeur notionnelle des produits dérivés d’une maturité comprise entre un et cinq ans dans la valeur notionnelle totale est passée de 33 % à 32 % sur la période ;

- La part de la valeur notionnelle des produits dérivés d’une maturité de plus de cinq ans dans la valeur notionnelle totale est passée de 16 % à 20 % sur la période. Durant la crise des subprimes, la part de la valeur notionnelle de ces produits dérivés avait atteint 31 % au premier trimestre 2009.

Parmi les produits dérivés d’une maturité inférieure à un an — qui représentent donc 50 % de l’ensemble des produits dérivés de gré à gré — on peut s’intéresser aux « sous-jacents » sur lesquels ils reposent :

- Les produits dérivés couvrant les fluctuations des taux d’intérêt ont une valeur notionnelle de 197 300 milliards de dollars en juin 2021, soit 70 % de la valeur notionnelle totale des produits dérivés de court terme ;

- Les produits dérivés couvrant les fluctuations des devises ont une valeur notionnelle de 80 000 milliards de dollars en juin 2021 ; soit 28 % de la valeur notionnelle totale des produits dérivés de court terme

- Les produits dérivés couvrant les fluctuations des valeurs boursières ont une valeur notionnelle de 5 000 milliards de dollars en juin 2021, soit 2 % de la valeur notionnelle totale des produits dérivés de court terme.

Si l’on raisonne en termes de catégories de « sous-jacents », on distingue que ce sont largement des produits de court terme qui couvrent les risques des fluctuations des devises et des valeurs boursières. Ainsi, en juin 2021 :

- 77 % de la valeur notionnelle des « sous-jacents » des produits dérivés couvrant les fluctuations des devises est constituée de produits ayant une maturité de moins d’un an ;

- 67 % de la valeur notionnelle des « sous-jacents » des produits dérivés couvrant les fluctuations des valeurs boursières est constituée de produits ayant une maturité de moins d’un an. Cela n’a cependant pas toujours été le cas : en juin 2001, seuls 37 % de la valeur notionnelle des produits dérivés couvrant les valeurs boursières était constituée de produits ayant une maturité de court terme.

À l’inverse, ce sont des produits de moyen ou long terme qui couvrent les risques des fluctuations des taux d’intérêt. Ainsi, seuls 41 % de la valeur notionnelle des « sous-jacents » des produits dérivés couvrant les fluctuations des taux d’intérêt est constituée de produits ayant une maturité de moins d’un an.

Dans l’histoire financière, les innovations financières ont souvent joué le rôle de déclencheurs des crises économiques. La titrisation, technique financière de couverture de risques imaginée à la fin des années 1970, s’en est fait la courroie de transmission durant la crise de 2008. Un siècle auparavant, l’avènement des « call loans » a constitué un facteur majeur du krach boursier de 1929.

L’évolution du rôle des produits dérivés s’inscrit dans cette histoire : créés pour couvrir les fluctuations des prix de différents actifs, ils ont aujourd’hui perdu leur fonction « assurantielle » et sont devenus des objets de spéculation. Les montants de produits dérivés échangés sont ainsi largement déconnectés de l’économie réelle : en juin 2021, la valeur notionnelle des « sous-jacents » liés aux produits dérivés de gré-à-gré s’établit à 600 000 milliards de dollars au deuxième trimestre 2021, soit 7 fois le PIB mondial de l’année 2020. Au vu des volumes en jeu, ces produits font donc peser une menace sur le système financier.