L’économie du numérique est présentée comme l’apothéose de la modernité par les entreprises du secteur. À l’origine de produits « innovants » et de méthodes « disruptives », ces entreprises ont cependant des habitudes qui rappellent fâcheusement une période totalement dérégulée du marché du travail, en particulier dans leurs relations avec les syndicats. Dans cette série de trois articles, nous verrons successivement les rapports qu’Amazon, Google et Tesla entretiennent à leurs employés et leurs représentants syndicaux.
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Aux États-Unis, l’absence de cadre unifié au niveau fédéral et une régulation très favorable aux entreprises font pencher la balance en défaveur des salariés. Si quelques exceptions notables subsistent, dans le secteur automobile par exemple, les entreprises font généralement régner leur loi sur des travailleurs isolés. Mais depuis quelques années, on constate un retour en grâce de l’action collective syndicale. C’est également le cas du secteur de la « Tech » dont les salariés, aux conditions de travail extrêmement variées, se mobilisent de plus en plus et pour des motifs très variés.
Dans le cas d’Amazon, les luttes du travail reprennent un schéma classique d’exploitation, notamment des travailleurs dans les entrepôts et chargés de la livraison. De nouvelles figures comme Chris Smalls font émerger un syndicalisme contemporain, cherchant à modifier le rapport de force face au géant de la livraison. Leurs revendications sont souvent très simples : il s’agit d’obtenir un salaire de subsistance ou un peu plus, des heures de travail décentes, et de réduire la cadence infernale d’un travail taylorisé à l’extrême.
Un Léviathan nourri par le public
Le siège social d'Amazon est situé à Seattle, dans l’État de Washington. Regroupant toutes les autres filiales du groupe, l’entreprise dénombrait 1 540 000 employés dans le monde, sous contrat à temps partiel ou à temps plein en 2021. Un million de ces salariés sont aux États-Unis. Un Américain sur 350 travaille pour Amazon, soit un travailleur salarié sur 153 aux États-Unis, ce qui fait d'Amazon le deuxième plus gros employeur national.
Selon ses propres comptes, pas moins de 3 millions d’emplois supplémentaires seraient créés en raison de cette activité. Cela inclut les activités de support, « telles que la construction, la logistique et autres services professionnels », ainsi que les petites et moyennes entreprises dont le commerce se fait principalement via Amazon.com. Ajoutés au million de contrats direct, cela représente pratiquement 3 % des 145 millions de travailleurs salariés aux États-Unis en 2021.
Amazon revendique également une « contribution » de plus de 800 milliards de dollars au PIB des États-Unis depuis 2010, avec des « investissements » régionaux qui lui assurent un excellent accueil dès qu’il s’agit d’implanter un nouveau centre logistique quelque part. Ce gigantisme explique en partie la bonne volonté des pouvoirs publics spécifiquement à l’égard d’Amazon, disposés à subventionner son installation. Car l’arrivée d’Amazon promet des centaines ou des milliers de nouveaux emplois qui viendraient ranimer des zones économiquement exsangues – c’est en tout cas l’argument qui est employé pour faire monter les enchères auprès des pouvoirs publics.
Au Mississippi, l’Assemblée de l’État votait le 25 janvier dernier une loi accordant 44 millions de dollars de subventions à Amazon, qui a prévu d’installer, via sa filiale Amazon Web Services, deux data centers pour un investissement annoncé de 10 milliards de dollars. Une proposition supplémentaire du Sénat, adoptée dans la foulée, prévoit que « les engagements de l’État incluent une exemption de 10 ans à hauteur de 100 % de l’impôt sur les sociétés, et une exemption renouvelable sur trente ans des taxes de l’État ». Ce genre d’annonce n’est pas nouveau. En France, le Nouvel Obs rapportait déjà qu’en 2012 « 1,125 million d’euros d’aides publiques lui [ont été] attribués par le Conseil régional de Bourgogne » pour l’installation d’un entrepôt à Sevrey.
La logique des subventions par les pouvoirs publics est mondiale : dans un rapport publié en 2022 par l’ONG Good Jobs First et le groupement de syndicats UNI Global Union, au moins 4,7 milliards de dollars ont été versés par diverses structures publiques à Amazon depuis 2012 dans plus d’une vingtaine de pays, dont l’immense majorité aux États-Unis. Le rapport précise qu’un grand nombre de centres logistiques sont soupçonnés d’avoir obtenu des subventions publiques, sans que leur montant soit connu, au Chili, en Argentine, ou dans plusieurs pays d’Europe par exemple.
C’est l’un des piliers de la doctrine néolibérale. Romaric Godin, commentant la feuille de route du gouvernement Attal, en proposait la définition suivante en janvier dernier :
« Le néolibéralisme est avant tout un mouvement de soutien à la rentabilité du secteur privé dans lequel l’État joue un rôle clé. […] Il n’est donc pas réellement question de remettre en cause les quelque 160 milliards d’euros au minimum (selon une étude de l’Institut de recherches économiques et sociales publiée en octobre 2022) d’argent public qui sont transférés vers le secteur privé.
Plus précisément, une partie de ce coût du capital est pris en charge (sous la pression du capital financier qui, avec la hausse des taux, exerce à nouveau une pression sur les États) par une baisse des droits sociaux qui permet, par ailleurs, de renforcer la pression sur le monde du travail pour qu’il accepte le "prix" désiré par le capital. »
Pris dans les filets de cette doctrine hégémonique, États et régions se retrouvent en compétition, et doivent se démarquer pour devenir « attractifs » aux yeux d’Amazon. Ce qui veut également dire qu’ils se montrent souvent (très) peu regardants sur les conditions de travail et la rémunération de la main-d’œuvre.
Le syndicalisme d’Amazon aux États-Unis
Il existe des conditions structurelles plus spécifiques aux États-Unis, qui créent un climat hostile aux syndicats, malgré des poches de résistance, comme les fédérations des travailleurs de l’automobile ou la corporation des scénaristes et des acteurs à Hollywood. Même l’avènement de Joe Biden, autoproclamé « le plus pro-syndicat des présidents » ne change pas la donne. Le Washington Post rapportait par exemple que le taux de travailleurs représentés par des syndicats était passé de 23 à 12 % entre 1983 et 2020 aux États-Unis, soit une division par deux en quarante ans, trajectoire à peu près similaire à celle que décrit la Dares (Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques) pour la France : de 19,9 % en 1975 à 10,1 % en 2019 (1).
Aux États-Unis, l’État fédéral délègue une grande partie du droit du travail à chaque État local. 27 sur 50 d’entre eux ont donc recours à des lois nommées « Right-to-work ». Il s’agit sur le papier d’affirmer que les salariés n’ont pas l’obligation d’adhérer à un syndicat ou une union collective pour être embauchés dans une entreprise. Elles s’accompagnent souvent de lois dites « at-will employment », présentes dans la plupart des États, qui permettent de licencier des salariés sans justification, à quelques exceptions près – par exemple si une discrimination ethnique ou de genre a pu être prouvée par le salarié.
Ces lois ont pour objectifs de favoriser très fortement l’employeur et de rendre plus difficile la négociation entre syndicats et directions. Elles servent de point d’appui à toute la rhétorique antisyndicale en vogue aux États-Unis : ils coûteraient soit disant cher en frais d’adhésion sans aucun bénéfice en retour ; ils se mettraient en travers des « bons rapports » en entreprise, et ils empêcheraient les travailleurs d’agir « librement » en raison de leurs choix collectifs et non individuels.
Cela se traduit par des pratiques d’intimidation qui seraient interdites en France : licenciement des représentants d’un mouvement, refus de recevoir des délégations et propagande antisyndicale sont de grands classiques revisités régulièrement par Amazon. Les exemples de cette répression sont nombreux et documentés depuis plusieurs années.
Genèse d’un syndicat
Le plus connu d’entre eux concerne Chris Smalls, travailleur dans un entrepôt Amazon de l’état de New York. Après avoir alerté sur les conditions sanitaires des travailleurs pendant la pandémie de Covid, il organise un débrayage en mars 2020 : il sera licencié dans la foulée pour avoir « manqué aux règles de sécurité et d’hygiène ». Car la pandémie a marqué un tournant dans l’organisation des travailleurs de « première ligne » aux États-Unis. Smalls devient l’un des principaux promoteurs de l’Amazon Labor Union, syndicat lancé en avril 2021. Il en est actuellement le président.
Cette lutte se concentre d’abord autour de l’entrepôt de Staten Island où, en avril 2022, doit se tenir un vote décisif. Soit la majorité des 8 000 travailleurs vote en faveur de la création du syndicat « maison », soit elle se prononce contre et le projet est tué dans l’œuf. Amazon ne lésine pas sur les moyens pour empêcher la tenue du vote, obtenir une défaite du mouvement, puis contester la légalité du scrutin. Dans un article du 29 mars 2022, la BBC rapporte :
« Pour combattre ces campagnes, l’entreprise a inondé le personnel de SMS, de brochures et d’autres documents, et organisé des réunions de formation obligatoires à ce propos, dans lesquels elle met en doute la capacité des syndicats à assurer des améliorations pour leurs membres.
"Nos salariés ont le choix de devenir membres d’un syndicat ou non", répond Kelly Nantel, porte-parole d’Amazon. "En tant qu’entreprise, nous ne pensons pas que les syndicats soient la meilleure option pour nos employés. Nous préférons travailler directement avec notre équipe pour continuer de faire d’Amazon un excellent lieu de travail". »
L’élection va retenir l’attention nationale : la procureure de l’État de New York lance une procédure contre Amazon pour le licenciement abusif de Chris Smalls (toujours en cours), la représentante démocrate Alexandria Ocasio-Cortez lui manifeste son soutien, et Joe Biden reçoit une délégation syndicale à la Maison-Blanche en mai 2022. Cette campagne s’achève le 1er avril 2022 sur une victoire de l’ALU qui devient, à 55 % des voix, l’organisation représentative des travailleurs de l’entrepôt de Staten Island, avec le droit de négocier avec l’employeur en leur nom. Mais un vote qui se tient au même moment en Alabama se conclut par une défaite.
L’exploitation selon Amazon
Si le patronat est plutôt hostile aux syndicats, à la régulation du travail, et à tout ce qui se rapporte à une autre répartition des bénéfices des activités productives, Amazon et le secteur du numérique y sont particulièrement réfractaires. Cela s’explique notamment en raison des conditions de travail qui y sont imposées. Le modèle économique des plateformes (Uber, AirBnB, Deliveroo) est même explicitement fondé sur la dégradation des conditions de travail : elles ne peuvent dégager de profits sans faire disparaître le statut salarial et les droits qui y sont associés.
Amazon emploie des méthodes similaires pour les travailleurs externalisés. Ce sont par exemple les tâcherons de Mechanical Turk, payés à la pièce, ou le programme « partenaire » pour les livraisons, sous-traitées à des auto-entrepreneurs sans le moindre filet de sécurité et pressés par le temps. C’est le cas de Ricky Turner, le personnage principal du film de Ken Loach, Sorry We Missed You.
L’entreprise s’emploie également à corroder les conditions de ses travailleurs salariés, et ce dans le monde entier. La liste est (très) longue, mais un tour d’horizon reste nécessaire pour se faire une idée du monde du travail selon Amazon, dont les traits saillants sont les cadences intensives et une surveillance de tous les instants.
L’une des affaires les plus retentissantes en termes de mauvaise presse concerne sans doute les livreurs obligés d’uriner dans des bouteilles pour tenir les rythmes qui leur sont imposés. En 2021, le compte Twitter d’Amazon publie le message suivant, après qu’une personne ait affirmé avoir trouvé une bouteille dans un van :
« Vous ne croyez pas vraiment à cette histoire d’uriner dans des bouteilles n’est-ce pas ? Si c’était vrai, personne ne travaillerait pour nous. La vérité, c’est que nous avons plus d’un million d’employés incroyables dans le monde entier qui sont fiers de ce qu’ils font, avec d’excellents salaires et une couverture médicale dès le premier jour. »
Amazon nie, puis un rapport fuite : l’entreprise est au courant que les contraintes imposées aux livreurs sont telles qu’ils ne trouvent pas le temps d’aller aux toilettes. Le message a depuis été supprimé. L’évènement met en lumière la gestion algorithmique du travail par Amazon, c’est-à-dire une rationalisation du temps par des outils numériques qui exclut de tenir compte des besoins humains. Cette approche qui voit dans le travailleur un élément « mécanique » est omniprésente.
Depuis 2021, les livreurs dans les vans Amazon sont surveillés par quatre caméras détectant les comportements « dangereux » grâce à un système « d’apprentissage machine ». Ce système de surveillance conduit à des situations absurdes, qu’une livreuse partage dans une vidéo TikTok en février 2023. Plusieurs sites d’information reprennent son témoignage, qui montre un système abscons de décompte d’infractions. Les caméras scrutent le moindre geste, comptent le nombre de clics de la ceinture de sécurité, et envoient des « messages sonores d’avertissement » aux conducteurs.
Car la vidéosurveillance est une religion chez Amazon. Le Journal de Montréal a envoyé une journaliste à couvert pour travailler dans un entrepôt d’Amazon en 2021 au Québec. Elle partage ses impressions :
« Depuis 7h30 du matin, je vois défiler à un rythme effréné des petits robots transportant des étagères remplies de produits de toute sorte, allant de l’interrupteur intelligent à la caisse de papier d’imprimante. Ma mission est d’y puiser toutes les 12 secondes un article, de le scanner et de le mettre dans un bac pour l’envoyer à l’emballage. […] Je profite d’un rare moment de répit pour m’asseoir sur le petit escabeau qui me sert à atteindre le haut des étagères.
Mais presque aussitôt, un collègue m’interpelle : "Ne t’assois pas !", me dit-il en pointant les nombreuses caméras de surveillance suspendues au plafond. "Ils nous ont dit que c’était interdit de s’asseoir". […] Même en y mettant toute mon ardeur, je peine à me maintenir sous la barre des 12 secondes pendant plus d’une heure. Mes supérieurs ne viennent pas me pousser dans le dos. Par contre, j’ai vu un de mes collègues se faire avertir sur son rendement après sa première semaine. »
C’est dans les entrepôts que les récits des salariés mettent en évidence des situations intenables au travail, objets de marronniers macabres dans la presse. Qu’il s’agisse d’épisodes d’extrême chaleur à San Bernardino en Californie (juillet 2023), ou de blessures à répétition répertoriées dans tout le pays par le régulateur états-unien (OSHA), le travail en entrepôt devient une activité dangereuse, voire mortelle. Le Washington Post rapporte en novembre 2023 qu’un jeune homme, Caes Gruebeck, est mort le 9 mai dans l’entrepôt de Fort Wayne, dans l’Indiana, suite à un accident avec une courroie transporteuse. Le Guardian écrit : « après l’incident, Amazon a renvoyé les travailleurs chez eux sans suspendre leur salaire, et annulé le travail avant de rouvrir l’entrepôt le 12 mai ».
On peut imaginer que la couverture peu flatteuse des articles de presse racontant la mort de Rick Jacobs suite à un arrêt cardiaque, le 27 décembre 2022, dans le Colorado, a pu motiver cette décision compatissante. Car les collègues de M. Jacobs décrivent une « barrière improvisée autour du travailleur décédé, avec de grands bacs en carton pour bloquer la zone […]. Les travailleurs qui arrivaient sur le site pour commencer leur journée n’ont pas été prévenus, et ont poursuivi leur activité comme à leur habitude, tandis que leur collègue décédé restait sur place et les services d’urgence attendaient l’arrivée du légiste ».
Et si les collègues de M. Gruebeck ont quant à eux eu trois jours de répit, l’un d’eux affirme que : « la direction a menacé les travailleurs qui parleraient aux médias. Ils disent que quiconque parlera perdra son travail ».
En 2021, six travailleurs bloqués sur un site d’Amazon en Illinois meurent tués par l’effondrement de l’entrepôt. La direction leur avait interdit de quitter les lieux malgré l'arrivée d'une gigantesque tornade. Six morts au travail ont été dénombrés chez Amazon entre novembre 2018 et avril 2019, et quatre de plus lors d’un épisode de fortes chaleurs en août 2022. Enfin, un rapport publié en 2018 par une ONG de défense des travailleurs aux États-Unis faisait état de sept morts au travail dans les cinq années antérieures.
Il est difficile d’avoir une idée réelle de la surmortalité dans les entrepôts d’Amazon. Mais il est certain que les travailleurs s’y blessent davantage que dans d’autres entreprises du secteur, et les décès se produisent avec une régularité morbide, sans que cela change fondamentalement la manière dont le travail y est organisé. Le 14 janvier dernier, un travailleur est mort dans un entrepôt de l’Ontario, au Canada, une heure après le déclenchement d’une alarme incendie ayant poussé à l’évacuation du site dans le grand froid.
Une aliénation qui s’exporte mondialement
En Europe, y compris dans les pays où le droit du travail devrait être plus protecteur, la méthode Amazon produit les mêmes effets. Le 18 janvier 2022, Ali Benbezza, intérimaire pour Amazon, meurt d’une crise cardiaque dans les entrepôts de Brétigny-sur-Orge. Un rapport d'octobre 2023 réalisé pour le compte du CSE est édifiant : « le nombre d’accidents du travail avec arrêt a plus que doublé en 2022, soit 1 132 incidents contre 482 l’année précédente. L’étude porte sur les huit entrepôts et le siège ».
Cette intensification du travail passe également par l’augmentation des moyens dédiés à la surveillance dans le but de comprimer encore davantage le temps salarié. En France, la démesure de ces pratiques a été jugée illégale par la CNIL. L’autorité de protection des données, suite aux plaintes de plusieurs salariés, a prononcé une amende publique de 32 millions d’euros en janvier dernier :
« La CNIL a estimé que le système de suivi de l’activité et des performances des salariés était excessif, notamment pour les raisons suivantes :
- Des indicateurs mesurant les temps d’inactivité des scanners des salariés étaient mis en place. La CNIL a jugé illégale la mise en place d’un système mesurant aussi précisément les interruptions d’activité et conduisant le salarié à devoir potentiellement justifier de chaque pause ou interruption ;
- La CNIL a jugé que le système de mesure de la vitesse d’utilisation du scanner lors du rangement des articles était excessif. En effet, partant du principe que des articles scannés très vite augmentaient le risque d’erreur, un indicateur mesurait si un objet avait été scanné en moins de 1,25 seconde après le précédent ;
- De façon plus générale, la CNIL a estimé excessif de conserver toutes les données recueillies par le dispositif ainsi que les indicateurs statistiques en découlant, pour tous les salariés et intérimaires, en les conservant durant 31 jours.
De tels systèmes maintenaient les salariés sous une surveillance étroite pour toutes les tâches effectuées avec des scanners, et faisaient ainsi peser sur eux une pression continue. Elle a également pris en compte le nombre important de personnes concernées (plusieurs milliers) et a considéré que les contraintes imposées aux salariés via ce suivi informatique participaient directement aux gains économiques de la société et lui permettait de bénéficier d’un avantage concurrentiel sur les autres entreprises du secteur de la vente en ligne. »
Chercheuse en sciences politiques à l’université de Tubingen, Sarrah Kacem explique dans son livre Work and Alienation in the Platform Economy, comment les travailleurs sont « gérés par la technologie » :
« Les cas extrêmes sont illustrés par des documents obtenus par The Verge montrant que "le système d’Amazon retrace le taux de productivité de chacun des associés et génère automatiquement les avertissements ou les cessations de contrat relatifs à la qualité ou à la productivité sans apport des superviseurs" – bien qu’Amazon affirme que cette décision peut être contredite (Lecher, 2019).
Si Amazon n’est pas la seule entreprise à mettre en œuvre un management algorithmique, elle représente le Taylorisme numérique (Barthel, 2019). L’aliénation des travailleurs est magnifiée par la machine, les travailleurs devant œuvrer comme des machines en étant simultanément gérés par elles. »
Le taylorisme et les morts au travail ne sont pas les seuls revenants du XIXe siècle invoqués par Amazon. En Europe, la répression syndicale passe par une firme historique de « casseurs de grèves » : Pinkerton. La radio nationale américaine, NPR, y consacrait une chronique en novembre 2020, racontant comment « il y a plus d’un siècle, les titans de l’industrie engageaient des détectives privés dans les aciéries et les usines des États-Unis. On les appelait les détectives de Pinkerton. Désormais, le géant d’une nouvelle industrie emploie la même approche ».
Au même moment, les méthodes de surveillance de barbouzes d'Amazon en Europe étaient révélées. Un département nommé Amazon Global Security Operations a délégué Pinkerton en 2019 pour infiltrer les actions syndicales et environnementales visant Amazon en Europe. Plusieurs extraits sont consacrés spécifiquement à la France :
« Dans un rapport d’octobre 2019, un entrepôt d’Amazon dans la périphérie de Paris, identifié sous le code DIF4, était considéré comme un risque "modéré" dans la catégorie "environnement opérationnel". Bien qu’aucun syndicat n’était présent dans les entrepôts logistiques en France, des "groupes anarcho-syndicalistes", incluant la Confédération Générale du Travail Unitaire (CGTU), […] "avaient tenté de rallier le soutien d’associés [d’Amazon Logistics] basés à Paris par le passé". Le rapport notait que "ces efforts restaient épars, limités dans leur portée, et finalement avaient échoué". […]
Un e-mail obtenu par Motherboard contenait la description d’un incident survenu le 10 mars 2020. "Deux membres de la CGT" qui étaient également travailleurs à l’entrepôt "ont distribué des tracts devant les tourniquets" dans un centre de préparation de commandes à Amiens. L’e-mail inclut à la fois le moment exact de la distribution de tracts, le moment du rapport à Amazon et le nom d’un responsable qui avait signalé l’incident en premier. "La distribution de tracts s’est terminée et les activistes ont quitté les lieux sans affecter les opérations", était-il écrit dans le mail. »
Amazon à l’avant-garde du capitalisme sauvage
« La précarité s’inscrit dans un mode de domination d’un type nouveau, fondé sur l’institution d’un état généralisé et permanent d’insécurité visant à contraindre les travailleurs à la soumission, à l’acceptation de l’exploitation. Pour caractériser ce mode de domination qui, bien que dans ses effets – il ressemble de très près au capitalisme sauvage des origines – est tout à fait sans précédent, quelqu’un a proposé ici le concept à la fois très pertinent et très expressif de flexploitation. » – Pierre Bourdieu, Contre-feux, Raisons d’agir, 1998
En France, le rapport de force classique et les négociations avec les syndicats représentatifs continuent d’exister, y compris chez Amazon. Les syndicats y négocient régulièrement des hausses de salaire, comme le faisait savoir Force Ouvrière en mai 2022 :
« Amazon s’est longtemps targué de payer ses 15 500 salariés français au-dessus du SMIC : un employé commence sa carrière dans l’entreprise à 10,88 euros brut de l’heure. Or, avec les récentes revalorisations automatiques du SMIC, le salaire minimum est aujourd’hui fixé à 10,85 euros brut. Le salaire de base chez Amazon a peu à peu été rattrapé par le minimum légal. À noter que face à cette situation de salaires pour le moins faibles, en 2021, le géant international Amazon a réalisé 33 milliards de dollars de bénéfices… »
En avril 2020, les entrepôts avaient dû fermer pendant un mois suite à une décision du tribunal de Nanterre, faisant suite à une plainte déposée par Sud Commerce, « qui estim[ait] que l’entreprise met[tait] en danger ses salariés. Selon le syndicat, la part de ces produits essentiels ne représenterait que 10 % des marchandises actuellement livrées par Amazon ».
Garants de la sécurité des travailleurs, les syndicats en France sont concrètement un obstacle à l’aboutissement de ces méthodes brutales d’aliénation. C’est l’une des différences fondamentales de la domination économique par Amazon en Europe par comparaison aux États-Unis : l’action collective des travailleurs dans un cadre institutionnel plus favorable. Cela veut dire, concrètement, moins de morts, moins d’accidents du travail, moins de surveillance, de meilleures conditions de travail et la possibilité de négocier collectivement de meilleurs salaires. Et ce, même lorsque les augmentations sont insuffisantes pour compenser l’inflation des prix, et que seul un syndicat accepte les résultats des négociations.
C’est dans ce contexte que la résurgence de l’action syndicale aux États-Unis prend tout son sens. Dans un cadre institutionnel extrêmement défavorable et subissant des conditions d’exploitation d’une violence toute particulière, les travailleurs d’Amazon ne voient d’autre solution que de s’unir pour modifier le rapport de force. Le mot de la fin revient à Sarrah Kacem, qui conclut dans Work and Alienation in the Platform Economy :
« Lorsque le capital dans l’économie de plateforme aliène, fragmente et entrave les organisations de travailleurs au large des plateformes, les travailleurs revendiquent encore et encore leur agentivité lorsque les régulations ont échoué à les protéger de ces mêmes conditions de travail. Le panorama de leurs actions et mobilisations au travail devient de plus en plus dynamique et vivant, créant possiblement les conditions pour un mouvement de travailleurs fondé sur la solidarité au sein des plateformes et entre elles.
Tout comme le capital évolue, notre analyse elle aussi doit tenir compte des manières dont évolue le travail, non en termes de corrélation et de déterminisme dictés par ledit capital, mais en termes dialectiques et dynamiques qui forment ces mêmes rapports de classe. »
Photo d'ouverture : Sergei Elagin - @Shutterstock
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