Un an après les révélations des « Uber Files », le gouvernement français assume désormais explicitement son alignement avec la start-up américaine au niveau européen. Tous deux veulent couler un projet de directive européenne cherchant à obtenir que les travailleurs de plateformes soient reconnus par défaut en tant que salariés. Constat général : la politique gouvernementale de casse du salariat et des travailleurs passe aussi par une collaboration active avec les entreprises qui cherchent à ubériser le marché du travail.
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Dans un article du 6 juin dernier, Politico, citant le PDG d’Uber Dara Khosrowshahi, expliquait :
« Si Bruxelles venait à forcer Uber à reconnaître certains de ses chauffeurs comme salariés à part entière, "nous serions obligés de réduire de manière conséquente le nombre de chauffeurs et/ou de livreurs sur la route", prévient-il.
L’Union Européenne est proche de l’adoption de nouvelles règles qui pourraient aboutir à la reclassification de 4,1 millions de travailleurs autonomes en salariés, ce qui leur assurerait des avantages tels qu’un salaire minimum et des congés payés, et aurait un effet sur les finances de compagnies comme Uber. […]
Uber ne s’avoue pas encore vaincu dans son combat pour modifier la proposition telle qu’elle existe, Khosrowshahi explique : "La meilleure issue pour nous serait une directive sur le travail de plateforme avec des règles claires au regard de la nature du travail et de l’emploi. Nous ne pensons pas que [la version actuelle] soit la bonne réponse". »
L’objectif d’Uber est clair : il faut à tout prix éviter la requalification des travailleurs précaires. Car la reconnaissance du statut de salarié aura des effets à deux niveaux. D’abord, les plaintes contre Uber pour travail dissimulé s’accumulent côté salariés et livreurs. Si elles aboutissent, Uber devra leur verser leurs congés payés – entre autres –, ainsi que les dommages et intérêts que les prud’hommes jugeront raisonnables pour travail salarié dissimulé, cela sans parler des montants non perçus par les caisses maladie, chômage, vieillesse, etc.
Il s’agit là de montants substantiels. Pour exemple, lorsque la Cour de cassation avait requalifié la relation d’un ancien chauffeur d’Uber en contrat de travail en 2020, Me Fabien Masson – l’avocat qui avait plaidé l’affaire – estimait que « en moyenne, [...] un chauffeur peut récupérer 30 000 et 40 000 euros. Mais ceux qui font beaucoup d’heures peuvent espérer bien plus encore ». Il expliquait dans la même interview que « si l’on suit la Cour de cassation, les 20 000 chauffeurs que prétend "employer" Uber sont juridiquement tous des salariés ».
Puis il y a le deuxième niveau, qui menace l’existence du modèle économique d’Uber en droit (et des plateformes suivant son modèle). S’il y a reconnaissance salariale, il faut un contrat de travail : les livreurs et chauffeurs ne peuvent plus être éjectés du jour au lendemain en étant déconnectés de la plateforme. Ils ont droit à des instances représentatives du personnel, des négociations peuvent et doivent s’ouvrir pour déterminer leur rémunération, leur temps de pause, leurs besoins en termes de médecine du travail, etc. C’est sur ce point que tentent de jouer le gouvernement français et la plateforme, en tentant de nommer des (faux) représentants des travailleurs. Nous y reviendrons.
Enfin, il s’agit là d’un élément déterminant pour les travailleurs sans-papiers employés par UberEats. Jérôme Pimot, du Collectif des Livreurs Autonomes à Paris, expliquait dans une interview à Élucid, à quel point les plateformes pouvaient « exploiter cette main-d’œuvre vulnérable ». S’il y avait requalification, alors les travailleurs migrants pourraient exiger des fiches de paie, qu’ils pourraient faire valoir auprès des préfectures et faciliter leur régularisation.
Ces manquements indiquent en creux ce qu’est l’ubérisation : une liquidation en bonne et due forme des responsabilités patronales qui fondent en grande partie sa légitimité à subordonner et organiser le travail. Autrement dit, c’est la fin du salariat en tant que régime protecteur des travailleurs.
La France contre l’Europe sur le champ de bataille législatif
Tout ceci représente un enjeu crucial pour Uber, qui voudrait éviter que la « Ley Rider » en Espagne soit transposée en Europe, voire que d’autres législations encore plus contraignantes soient adoptées. Après s’être installée en Europe et avoir créé une armée de réserve de travailleurs précaires, elle cherche désormais à faire échouer les efforts de régulation qui plomberaient son modèle économique.
Or, si le Parlement européen dans sa très grande majorité s’est prononcé en faveur du projet de directive européenne sur les travailleurs des plateformes, Uber peut encore compter sur un allié de taille : la France d’Emmanuel Macron. C’est par l’intermédiaire de son ministre du travail, Olivier Dussopt, que celle-ci a décidé de tenir explicitement les mêmes positions qu’Uber lors de son audition par la commission d’enquête parlementaire sur les « Uber Files », le 25 mai dernier. La députée LFI Danièle Simonnet écrivait ainsi sur Twitter :
« O. Dussopt désavoue le choix des eurodéputés Renaissance qui ont voté en faveur de la directive de présomption de salariat dans sa version la plus ambitieuse ! Contre les syndicats, contre la justice, et contre son propre camp, le gouvernement est isolé ! »
Si en effet, le vote du 31 mai au Parlement européen est frontalement remis en question par le ministre du travail français, ce dernier a réussi à imposer ses vues au Conseil de l’UE, qui réunit les ministres des pays membres. Députée européenne LFI et rapporteure de la directive sur les plateformes, Leïla Chaibi réagissait dans un communiqué le 12 juin dernier :
« Les ministres du Travail de l’Union Européenne, réunis en conseil EPSCO, ont adopté ce matin une approche générale pro-Uber concernant la proposition de directive européenne sur les travailleurs de plateformes. Il s’agit d’une tentative de sabotage en règle du principe de présomption de salariat telle que la Commission européenne l’avait proposée dans sa proposition de directive initiale. […]
Jusqu’aux dernières minutes avant l’adoption par le Conseil de son approche générale, le gouvernement français, par la voix d’Olivier Dussopt, a manœuvré pour rendre la présomption réfragable de salariat aussi difficile que possible à déclencher en augmentant le nombre de critères à remplir et en multipliant les motifs d’exemption.
Il a prétexté pour ce faire la protection d’un soi-disant "modèle français" basé sur un cadre de dialogue social bidon formaté pour répondre aux desiderata des lobbys des plateformes et largement dénoncé par les organisations de travailleurs de plateformes. »
À l’échelle nationale ,ce que Leïla Chaibi décrit comme un « dialogue social bidon », ce sont les élections professionnelles, qui ont abouti en avril 2021 à la création de l’ARPE, l’Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi. Le 9 juin 2023, dans une tribune, des parlementaires de la gauche française et européenne précisaient :
« Nous rappelons ici le très faible taux de participation à ces élections professionnelles (1,83 % pour les livreurs et 3,91 % pour les chauffeurs VTC), et surtout la place prédominante laissée à la plateforme Uber dans ce cadre de dialogue social. Autant d’éléments qui questionnent la représentativité réelle du dispositif. »
Peu importe pour le ministre du Travail, qui le reconnaît immédiatement comme interlocuteur valable. Son but initial était de pousser au maximum les travailleurs des plateformes à accepter le compromis souhaité par Uber : la création d’un « tiers statut » bâtard, entre les indépendants et les salariés, qui aurait eu pour conséquence de tirer l’entreprise de ce très mauvais pas, et de pérenniser la situation de précarité des travailleurs des plateformes. Les accords trouvés par Uber et cette (pseudo) instance de représentation permettent donc de saper immédiatement toutes les contraintes liées au salariat.
Dans un article du 7 juin 2023, les principaux syndicats de livreurs et de chauffeurs en France expliquent que les « revenus minimaux horaires » n’en sont pas (puisqu’ils ne comptent pas le temps de travail effectif, seulement celui de la course), les (faux) recours à la déconnexion existaient déjà et ne changent rien, et la proposition d’un revenu minimal par course fait baisser les tarifs moyens. En somme, disent-ils, « ce cadre de faux dialogue social a pour unique objectif d’éviter à Uber, à Deliveroo et aux plateformes de travail, de payer des cotisations sociales et d’avoir à respecter le Code du travail ».
Il existe un enjeu encore plus important pour Uber, qui est dissimulé derrière ces rapports de force autour d’enjeux « classiques » liés aux conditions de travail, et plus précisément à l’emploi. Comme nous le rappelions dans notre précédent article, Uber est d’abord une entreprise de collecte de données, ensuite de services tertiaires à la personne.
Ces données font également l’objet d’une âpre dispute – quoique moins remarquée – entre Uber et ses travailleurs. L’agence néerlandaise de protection des données est au centre de ce rapport de force ; ses décisions, ainsi que le temps qu’elle mettra à les publier, auront de sérieuses conséquences sur l’application du RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données).
Le degré de complaisance du gouvernement néerlandais s’avère déterminant, puisqu’il permet à Uber de jouer la montre contre les chauffeurs de VTC cherchant à exercer leur droit d’accès aux données qu’ils ont produites. Ces informations sont loin d’être anodines : elles montrent le management algorithmique à l’œuvre, classant les chauffeurs, contrôlant leur accès aux courses qui les rémunèrent plus ou moins bien, voire les punissant à tout moment en les déconnectant sans justification.
Uber Files, an II : toute honte bue
Les conséquences des Uber Files sont bien là : Danièle Simonnet, dans un montage publié sur son compte Twitter le 5 juin dernier, mettait en parallèle les discours de Dara Khosrowshahi et de la Première ministre, Élisabeth Borne.
Le premier dit : « La proposition qui est la nôtre, reflète les souhaits des travailleurs sur la plateforme d’être votre propre patron, mais avec toujours une protection sociale, un dialogue social, par exemple en France ». Et la seconde, en écho : « Je me suis fixé trois principes : permettre à ceux qui souhaitaient être indépendants de l’être réellement, doter les travailleurs des plateformes de réels droits sociaux, et bien sûr faire confiance au dialogue social ».
La proximité idéologique entre les deux est désormais explicite. Le fait que le gouvernement français soit l’allié d’Uber dit tout de sa position néolibérale extrêmement agressive. Il s’agit, encore et toujours de s’aligner sur une entreprise qui se situe « dans l’illégalité totale et permanente en France par rapport à la loi sur les transports, à la fiscalité, à l’Urssaf, et à la DGCCRF [...] », pour reprendre la citation de Marc McGann, ancien lobbyiste ayant révélé les Uber Files.
Emmanuel Macron avait annoncé vouloir être à la tête d’une « start-up nation », reprenant indirectement à son compte la devise de Facebook, abandonnée en 2014 : « aller vite et casser des trucs » (move fast and break things). Le gouvernement français consacre en effet un effort considérable à l’échelle nationale, mais aussi européenne à la destruction du salariat au prétexte d’assurer l’autonomie des travailleurs.
La vision du patron de la start-up France a pas mal de retard sur le secteur du numérique. Comme lorsque son secrétaire d’État au numérique annonce, en octobre 2022, que des fonds publics seront dédiés au financement des NFT (Non Fungible Tokens), ces titres de propriété d’images numériques. On sait qu’il s’agit d’un repaire à arnaques depuis plusieurs années déjà, dont l’une rendue publique en avril 2023 impliquait des acteurs français plutôt connus, dont Kev Adams.
Ce choix s’accommode parfaitement des monopoles de fait dans le numérique : si une partie de l’Europe, incarnée par Margrethe Verstagher, est férocement « anti-trust », ce n’est pas la vision d’Emmanuel Macron. Pour lui, l’hyper-concentration d’une poignée d’entreprises est une bonne chose. Leur position dominante mériterait donc à ses yeux d’être renforcée et défendue contre les intérêts des travailleurs.
Chef de l’État contre l’État, Chantre de l’Europe contre l’UE
Le chef de l’exécutif français préfère saper l’autorité de l’État, voire jouer contre lui et en faveur des grandes plateformes qui « innovent » dans le domaine du droit du travail et des obligations patronales. Il n’est pas le seul : tout le marché de la surveillance numérique procède de manière similaire, avec l’assentiment des pouvoirs publics.
On pourrait même penser que ce positionnement est encore plus parlant que les réformes attaquant les bénéficiaires de l’assurance-chômage et du RSA. En somme, au vu des choix formulés ces derniers mois dans la politique numérique du gouvernement français, les contours d’une stratégie se laissent deviner. Elle tourne autour de la dérégulation : comme avec Uber, les entreprises privées prennent l’initiative au mépris de la loi, pour ensuite faire acter par l’État que les règles ont changé.
Reste que son obstination fédère de plus en plus des oppositions différentes : la majorité du Parlement européen a voté contre lui. Emmanuel Macron serait-il trop libéral, même pour l’Europe ?
Photo d'ouverture : Rokas Tenys - @Shutterstock
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