Depuis le début de la pandémie, la souveraineté retrouve ses lettres de noblesse dans les discours politiques à défaut d’application concrète. L’économiste et historien Jacques Sapir, auteur notamment de Souveraineté, démocratie, laïcité (Michalon, 2016) et co-auteur de Souveraineté, Nation et Religion (Le Cerf, 2017) remonte aux origines de ce concept aux multiples déclinaisons afin d’en dévoiler le sens tout en soulignant sa profonde actualité.
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Laurent Ottavi (Élucid) : Le plus souvent, chez les hommes et les femmes politiques qui prétendent la restaurer, la souveraineté est présentée comme le moyen pour un pays d’être maître de son destin. Est-ce d’après vous une bonne manière de la définir ?
Jacques Sapir : La maitrise de son destin est l’essence même de la souveraineté. Mais, de qui s’agit-il ? La Nation est un concept. Seul le peuple incarne l’être qui aspire à être maître de son destin. Les Grecs et les Romains le savaient déjà ; chez les Romains, les comices tributes pouvaient fixer ou modifier l’ordre du jour et modifier le fameux « chemin des honneurs » ou Cursus Honorum qui menait au Consulat. La notion de souveraineté populaire, on le voit, s’enracine dans l’Histoire bien avant la Révolution française.
Alors, on aurait pu aussi bien user de la définition de Jean Bodin : la capacité de faire des lois et, j’ajoute, de les faire librement dans un choix assumé par une même population organisée en peuple. Cela revient un peu au même. Cependant, dire que l’on veut restaurer la souveraineté n’a guère de sens si l’on ne dit pas aussi les moyens que l’on entend employer pour y parvenir.
Il convient de rappeler que le concept de souveraineté se décline dans des souverainetés particulières : économique, énergétique, alimentaire, numérique, mais aussi militaire, voire la construction d’un espace juridique souverain. La décision prise par le gouvernement Guy Mollet — mais surtout portée par le général de Gaulle — de doter la France de l’arme nucléaire — une décision qui doit être présentée dans son contexte de la Guerre froide — mais aussi de la doctrine de la « réponse flexible » américaine, a été une décision centrale pour redonner, un temps, à la France la maîtrise de son destin.
« En un sens, tout le monde est, peu ou prou, souverainiste. Mais, dès qu’il s’agit de préciser les mesures à prendre pour construire et maintenir la souveraineté nationale, le nombre se réduit comme peau de chagrin. »
Si l’on ne dit mot de ces diverses souverainetés particulières dans lesquelles se décline la souveraineté générale, — et j’en oublie certainement — et surtout si l’on ne dit pas comment, à travers quels efforts, quelle politique nationale, quelles décisions, quels accords internationaux aussi, on entend soit les construire soit les préserver, le discours sur la souveraineté à peu de sens, sinon comme gargarisme pour des gorges irritées. Aujourd’hui, vous trouverez très peu de femmes et d’hommes politiques déclarer qu’ils ne sont pas pour la souveraineté. En un sens, tout le monde est peu ou prou souverainiste. Mais, dès qu’il s’agit de préciser les mesures à prendre pour construire et maintenir la souveraineté nationale, le nombre se réduit comme peau de chagrin.
Alors, oui, la maîtrise du destin du peuple et de la Nation est l’essence de la souveraineté. Mais, cela implique des actions concrètes, des politiques de court comme de long terme. Cela implique aussi de préciser l’usage que l’on veut faire de cette souveraineté. Veut-on la déléguer à un petit nombre ? Conçoit-on la souveraineté comme le fait de pouvoir marcher sur les pieds d’autrui ? Autrement dit, a-t-on une vision agressive de son destin ou une vision réaliste ? De ce point de vue, il y a une intéressante comparaison à faire entre l’Allemagne et la France. L’hymne allemand est resté le Deutschland Uber Alles, qui fait référence à une communauté de langue. L’hymne français, la Marseillaise, fait référence à un contenu historique et à une guerre défensive.
Non seulement la souveraineté se décline en moyens, mais elle se décline en usages. Comme concept, elle n’est ni de droite ni de gauche. Mais, la définition des moyens et des usages, elle, renvoie à la division droite/gauche qui structure notre imaginaire et notre vie politique.
Élucid : Le concept de souveraineté a-t-il eu une importance plus particulière dans notre pays, étant donnée sa grande hétérogénéité géographique et culturelle ?
Jacques Sapir : A priori, on pourrait répondre non à votre question. Qu’un peuple soit homogène ou que sa composition soit diverse, que le territoire qu’il occupe soit un espace homogène ou une multiplicité d’espaces, la question de la souveraineté sera toujours posée. Car, elle renvoie à la question de savoir si ce peuple entend avoir la maîtrise de son destin ou vivre sous la férule d’un autre. Cependant, cette vision — qui est vraie en un sens — est aussi fort naïve. L’hétérogénéité du peuple peut être source de sécessions qui fragmentent et mettent en péril la souveraineté.
Cicéron affirmait que toute multitude ne fait pas un peuple, de même que tout oppidum n’est pas une cité (1). Ce sont les institutions qui construisent un peuple. Or, la question de l’hétérogénéité a beaucoup à voir avec les institutions qu’un peuple se donne pour gérer son présent et son futur. La manière dont ces institutions sont établies, sont légitimées par des lois, implique que la construction d’institution ait à voir avec la souveraineté.
François Guizot ne dit pas autre chose dans ses « Leçons » sur la civilisation européenne. Pour lui, chaque compromis donne naissance à une institution et chaque institution élargit la base de la souveraineté de ceux qui sont régis par cette institution (2). Or, le processus de construction des institutions, qui est en même temps celui du peuple et de la Nation, contribue à produire ou à reconstituer des hétérogénéités.
« Les processus historiques de sa constitution tant du peuple que de la Nation ont provoqué de nouveaux facteurs d’hétérogénéité. Dès lors, penser la souveraineté revient à peser aussi les règles qui permettent et permettront, dans le futur, de gérer cette hétérogénéité. »
Dès lors, cette question de l’hétérogénéité en amène une autre : l’hétérogénéité est-elle exogène au processus de construction du peuple et de la Nation ou bien est-elle endogène ? Dis autrement, l’hétérogénéité précède-t-elle la construction du peuple et de la Nation ou découle-t-elle des processus par lesquels cette double construction se déroule ?
Il y a une pensée de la souveraineté qui prétend qu’aux « origines » le peuple était parfaitement homogène et que ce sont des ajouts successifs (dont l’immigration) qui engendreraient l’hétérogénéité. Dans ce raisonnement, il faut revenir à une situation proche de ces fameuses « origines ». Cette pensée repose largement sur un mythe. Elle empêche de penser réellement la souveraineté et substitue une pensée religieuse et essentialiste au raisonnement historique.
Le « peuple », dès sa constitution (dans le cas de la France, quelque chose qui se joue du VIIIe au XIIIe siècle), n’a jamais été homogène. De plus, les processus historiques de sa constitution tant du peuple que de la Nation ont provoqué de nouveaux facteurs d’hétérogénéité. Dès lors, penser la souveraineté revient à peser aussi les règles qui permettent et permettront, dans le futur, de gérer cette hétérogénéité et de faire en sorte qu’elle ne produise pas de facteurs d’éclatement du peuple, car sans peuple il n’est pas de souveraineté.
Cela donne une importance vitale à la lutte contre les différents « séparatismes », que ces derniers s’alimentent dans des différences de classe et de richesse, dans des différences de religion ou dans des différences de territoires. Dire que cette lutte est importante ne revient pas à faire l’apologie de la suppression par la force des causes de ces séparatismes, mais d’abord à bien les identifier et à chercher à les neutraliser le plus possible.
« L’histoire de la France, et en particulier l’épisode des Guerres de Religion, permet de comprendre l’union qui s’est constituée entre la souveraineté et la laïcité dans notre pays. »
En quoi les origines de la souveraineté en France permettent-elles de saisir un autre concept, celui de laïcité ?
Les origines de la laïcité, prise comme séparation des croyances privées par rapport à l’espace public, sont multiples. Rappelons que ce qui confère au concept de laïcité son importance est la présence de religions monothéistes exclusives les unes des autres. On voit bien que la question de la religion touche à la fois à l’intime, ce que l’on appelle la « foi », mais aussi à la sphère publique.
Or, si les choix politiques sont dictés par des appartenances religieuses, chacune exclusive l’une de l’autre (car ce qui motive les parties est leur conception de la « vie éternelle »), la population est alors irrémédiablement divisée et ne peut plus se constituer en peuple capable de décider de son destin. On pense ici au Liban ou l’existence, depuis 1943, d’une forme de « compromis » réservant certaines fonctions à certaines religions a structuré la vie politique et conduit d’abord à la guerre civile puis à l’impasse actuelle.
Ceci étant posé, l’histoire de la France, et en particulier l’épisode des Guerres de Religion, permet de comprendre l’union qui s’est constituée entre la souveraineté et la laïcité dans notre pays. Les Guerres de Religion (1562-1598), qui sont précédées d’une période de forte intolérance religieuse antiprotestante de 1534 (l’affaire des « Placards ») à 1562, sont une période dramatique, marquée par des massacres répétés (Michelade à Nîmes en 1567, Saint Barthélemy à Paris en 1572) et qui mit la Nation française en péril. C’est une période où la souveraineté de la France aurait pu disparaitre, comme on le voit par les interventions permanentes de l’Espagne en soutien aux catholiques et à leur parti, la « Ligue ».
Ce n’est donc pas un hasard si, au sein des intellectuels qui pensaient la souveraineté (que l’on appelle à l’époque les « politiques ») et plus particulièrement chez Jean Bodin (1529-1596), pourtant fort catholique, se déploie l’idée de souveraineté. De fait, les « politiques » sont rapidement convaincus par l’idée de liberté de conscience. Mais, celle-ci ne suffit pas pour ramener la paix. Jean Bodin élabore alors, dans les dernières années de sa vie, un ouvrage dont il interdit la publication pour une période de 50 ans après sa mort — le Colloquium Heptaplomeres (3) — qui fonde les bases de la laïcité.
Il convient de s’arrêter sur le raisonnement de Bodin. Il a établi que la souveraineté devait être totale, absolue, et indivisible. Mais, il a établi aussi que la religion du monarque n’avait que peu d’importance. Sa remarque « il est bon que le Roy soit catholique, mais il n’est pas nécessaire qu’il le soit » montre bien qu’il sépare la foi individuelle de la question politique qu’est la souveraineté. Il ira plus loin dans le Colloquium Heptaplomeres, livre où il fait dialoguer sept représentants de sept religions différentes. Il montre l’impossibilité de convaincre l’autre sur les bases d’un raisonnement et en tire la conclusion qu’il faut sortir le débat religieux de l’espace public, recommander aux prédicateurs la « retenue » (4), comme garantie et de la paix religieuse et de la souveraineté.
On retrouve donc, en germes et peut-être plus, la notion de séparation entre l’espace privé et l’espace public et de cantonnement de la religion dans l’espace privé.
On comprend, alors, que la capacité du peuple d’avoir un débat raisonnable implique que des questions qui ne relèvent pas de la raison soient sorties du débat public et laissées à la seule décision intime.
La souveraineté dont découle la laïcité est, d’après vous, une condition nécessaire de la démocratie, le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », mais elle est une condition non suffisante. Vous alertez notamment sur l’importance d’avoir une conception politique du peuple. Pourquoi et par opposition à quelles autres approches ?
Bien sûr, la souveraineté est nécessaire à la démocratie. Un peuple sous l’emprise d’un autre ne peut être dit libre. Mais, la souveraineté n’est pas suffisante. Il est des Nations souveraines qui ne sont pas démocratiques.
« Toute tentative de ramener le peuple à la population implique de faire fi des institutions qui ont construit ce peuple. »
Ma conception du peuple est politique. Il s’agit du peuple « pour soi » et non du peuple « en soi » pour reprendre une formule de Georges Lukacs. Le peuple est une construction politique. C’est ce qui le différencie des populations. Ces dernières peuvent avoir des constitutions ethniques ou religieuses. Mais, ces populations ne forment pas un peuple. La notion de peuple est fondamentalement politique, comme le montrait Cicéron il y a plus de XX siècles.
Toute tentative de ramener le peuple à la population implique de faire fi des institutions qui ont construit ce peuple. En cela, la démarche essentialiste, que ce soit celle d’un Zemmour ou celle de l’Islam politique, est une démarche régressive qui rend impossible la présence d’une démocratie. La démarche essentialiste est, par ailleurs, une démarche qui ne se conçoit qu’au travers du concept d’épuration, afin de ramener un peuple existant, avec ses contradictions et les conflits qui le traversent, au fantasme de la population initiale. Mais, ces épurations n’ont et n’auront pas de fin. Car, il se trouvera en permanence des personnes pour réclamer que l’on aille toujours plus loin dans la pureté, qu’elle soit ethnique ou qu’elle soit religieuse. La notion de pureté est une notion mortifère et meurtrière.
Vous souteniez dans un livre paru en 2016 que nous vivions un moment souverainiste. Vous évoquiez alors la situation d’urgence créée par les attentats de janvier et de novembre de 2015. Depuis, la pandémie, marquée notamment par les questions de fermer ou non les frontières, du manque de masques et de l’approvisionnement des médicaments, et la perspective d’un défaut d’électricité cet hiver ont remis à l’honneur le concept de souveraineté. Voyez-vous dans cette évolution une prise de conscience, ou surtout de la communication sans intention de passer à l’acte ?
Très clairement, il y a eu un basculement dans le langage avec la crise de la COVID-19. Aujourd’hui, que ce soit le Président Emmanuel Macron ou d’autres personnalités politiques, nombreux sont ceux qui prennent ouvertement position pour la « souveraineté ». La guerre en Ukraine en est une nouvelle démonstration.
La question, comme je l’ai dit au début, c’est comment construire la souveraineté de notre pays. Quand on analyse ces déclarations du point de vue de la souveraineté pharmaceutique, de la souveraineté énergétique, elles sonnent très vite creux. Car, si l’on veut réellement reconstruire la souveraineté de la France, il faut d’abord prendre acte de la perte de souveraineté qui est la nôtre, puis il faut présenter des mesures articulées du court au long terme pour la reconquérir, et ces mesures impliquent des financements naturellement, et enfin il faut dire comment on va protéger la renaissance de l’industrie française en restant et dans le cadre de l’UE et dans celui, plus général, du libre-échange.
Il y a donc à la fois une prise de conscience que l’électorat potentiel est très sensible à la question de la souveraineté et à ses différentes déclinaisons, et une incapacité à prendre position sur le fond.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
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