Vu par le PDG de Palantir, le monde devrait être mis en ordre : un ordre militaire et autocratique sous la domination des États-Unis. C’est un nouveau codex de la Pax Americana que propose Alex Karp, sous le patronage de Peter Thiel et de l’union entre fascistes politiques et « tech bros ». Palantir se propose donc de remodeler un modèle capitaliste autoritaire, qui ne sera plus limité par la démocratie ou par la concurrence.
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Avec la victoire de Donald Trump, on peut désormais en observer les effets outre-Atlantique, mais également en Europe, où l’idéologie de la surveillance est hégémonique. Palantir, de Peter Thiel à Alex Karp, est devenue bien plus qu’une entreprise : c’est un réseau d’influence qui cherche à dynamiter les États, à créer un ordre brutal, et qui s’étend même jusqu’au Parti socialiste français – de sorte qu’il constitue la tête de pont d’un technofascisme cherchant à s’implanter en Europe et dans le monde.
Bavard comme un Karp
« La première condition du réalisme magique, comme son nom l’indique, est qu’il doit partir d’un fait rigoureusement réel qui, cependant, semble fantastique ». Comment ne pas penser à ces mots de Gabriel García Marquez en lisant les propos du PDG de Palantir ?
Alex Karp parle beaucoup, n’importe comment même, par exemple dans une interview qu’il donne à Axios. Il faut dire que M. Karp parle un peu à la manière de Donald Trump. Il ne finit pas ses phrases, radote et divague dans un style parataxique (1) difficile à suivre. « On dirait que les rouages dans son cerveau tournent plus vite que sa bouche ne réussit à prononcer les mots », commente le média Gizmodo.
Ce n’est pas un hasard. Alex Karp invente des « dizaines de milliers » (2) de réunions auxquelles il aurait participé avec des militaires afin de comprendre leurs besoins (et leur vendre ses logiciels). Il explique, plus ou moins clairement, que « soit les États-Unis resteront l’acteur dominant, soit la Chine nous remplacera » et, semblant s’adresser à la nation américaine entière, il ajoute : « Vous aurez bien moins de droits si l’Amérique n’est pas en tête ». Ailleurs, il décrit cette « part séduisante, violente de la guerre » (3), pour laquelle, comme pour les questions de logistique, Palantir offrirait des avantages décisifs à ses clients – en particulier l’armée américaine.
Son discours est construit sur l’exceptionnalisme américain, sur la domination militaire (« Je crois que la question qui devrait nous préoccuper est celle-ci : comment faire pour que nos ennemis aient si peur de nous qu’ils ne voudront pas se battre contre nous ? ») et sur la marchandisation de la guerre.
C’est exactement la même rhétorique que Donald Trump, suivie d’effets depuis sa réélection. Le journaliste Sam Biddle expliquait pour The Verge en novembre 2024 que le syncrétisme entre l’univers suprémaciste blanc et chrétien du mouvement MAGA (Make America Great Again) et le secteur de la tech était en train de se produire. Cette hybridation prend selon lui la forme du « technomilitarisme », qui tourne définitivement la page de l’aversion des Big tech face à l’industrie de l’armement. Voici ce qu’il en disait, quelques semaines avant la passation de pouvoir entre Joe Biden et Donald Trump :
« Le succès de Palantir a eu un effet boule de neige qui a contribué à populariser la “defense tech” et à consolider son alliance avec la droite américaine. […]
La vision du monde de ce secteur de l'industrie technologique se manifeste bruyamment, même si elle n'est pas toujours cohérente. L’interventionnisme militaire est néfaste, mais les États-Unis doivent être constamment sur le pied de guerre en raison de la menace chinoise. La Chine elle-même est dangereuse en partie parce qu'elle militarise rapidement l'IA, une tendance qui menace la stabilité mondiale. Les États-Unis devraient donc en faire de même, voire plus, sans ingérence réglementaire.
Cette rhétorique colle au style que Trump cultive depuis longtemps : ambitieuse et hypermasculine, chauvine et décomplexée, et atterrée de voir une Amérique dont la capacité à dominer la planète entière est mise en péril par des étrangers qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas et des collègues “woke” donneurs de leçons. »
Cette fusion politique produit des effets désormais visibles dans la reconstitution, ou plutôt le dynamitage de l’État fédéral américain, explique l’économiste Francesca Bria, coautrice du site « The Authoritarian Stack » qui cartographie les acteurs de ce dépouillement au profit des entrepreneurs privés. On y voit Palantir et Alex Karp s’illustrer en tant que « faiseurs de rois », ayant propulsé J.D. Vance à la vice-présidence des États-Unis.
Palantir fournit aussi du personnel de haut niveau à l’administration Trump. Deux de ses anciens employés, Gregory Barbaccia et Clark Minor, sont désormais « Chief Information Officers », l’un pour toute l’administration fédérale américaine et l’autre pour le département de la santé et des ressources humaines. Autrement dit, ils contrôlent les systèmes d’information du gouvernement fédéral.
Enfin, le « Chief Technology Officer » (directeur technique) de Palantir, est l’un des quatre à avoir été nommés lieutenants-colonels de l’armée américaine le 13 juin 2025, les trois autres étant des salariés de Meta, OpenAI, et Thinking Machines.
La somme de ces effets, ainsi que la centralité de Palantir dans ces réseaux entremêlant hommes d’affaires, commandement militaire, responsables politiques réactionnaires et « tech bros » est rendue visible dans ce que Francesca Bria qualifie de « coup d’État de la tech autoritaire » dans Le Monde diplomatique en novembre 2025 :
« Tout commence par la prise en main de l’architecture logicielle. Le contrat à 10 milliards conclu fin juillet [entre Palantir et le Pentagone] confirme ce que les initiés savaient déjà : Palantir – cette société dont M. Stephen Miller, chef de cabinet adjoint de la Maison-Blanche, détiendrait pour quelque 250 000 dollars d’actions – tient désormais lieu de système d’exploitation par défaut du gouvernement américain.
Dans le domaine militaire, il intervient sur le champ de bataille, la chaîne logistique, la gestion du personnel et le renseignement. Sa plate-forme Foundry, initialement développée pour la contre-insurrection en Irak, a fait le bonheur du département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) en automatisant, via des algorithmes politiquement orientés, l’élaboration du budget, l’éligibilité aux aides sociales, les remboursements médicaux et les pensions d’anciens combattants.
Un autre outil de Palantir, ImmigrationOS, permet à la police de localiser les étrangers en situation irrégulière et de gérer les flux d’arrestations et d’expulsions. »

De sorte que Palantir est à la croisée des réseaux qui dirigent l’action de l’administration américaine : c’est une entreprise qui se situe à la confluence des activités financières, politiques et techniques en cherchant à les orienter dans une direction idéologique qui va bien au-delà d’une politique « pro-business ».
On a l’habitude des chefs d’entreprise qui font de l’interventionnisme politique pour défendre leur position sociale (par exemple par Bernard Arnault qui s’en prend à la taxe Zucman). C’est une politique de classe habituelle et, pourrait-on dire, de bonne guerre. Ici, c’est différent : Palantir incarne une volonté brutale de changer la manière dont les sociétés contemporaines sont gouvernées, en faveur d’une organisation autoritaire, voire dictatoriale de l’État et du secteur privé.
Palantir : dans l’État, contre l’État
La figure la plus connue de Palantir est son ancien PDG, Peter Thiel. Connu pour avoir cofondé PayPal avec Elon Musk puis fait fortune en revendant l’entreprise à eBay. Autant qu’une entreprise de services de paiement et de transferts d’argent en ligne, c’est aussi le lieu de rencontre de la « PayPal Mafia », une clique d’entrepreneurs que l’on retrouve dans nombre d’entreprises et de postes du gouvernement.
Reid Hoffman par exemple, fondateur de LinkedIn et membre du conseil d’administration de Microsoft, ou David Sacks, désormais « tsar » des cryptomonnaies et de l’IA à la Maison-Blanche, en sont membres. Et Peter Thiel y occupe une place centrale. Du point de vue de leur investissement politique mais aussi de leur logiciel idéologique, les membres de la PayPal Mafia sont désormais alignés sur ses propos, pourtant particulièrement extrêmes. Le journaliste Olivier Tesquet disait de lui dans À la trace, un livre publié en 2021 :
« Peter Thiel incarne mieux que quiconque ce virage quasi mystique vers ce qu’il convient d’appeler une technocratie autoritaire. […] Mais avant d’être un millénariste paranoïaque ou un collapsologue prévoyant, Peter Thiel s’est démarqué depuis 2016 en étant le seul argentier de la Silicon Valley à soutenir publiquement Donald Trump.
[…] Dans les premières lignes d’un texte publié en 2009 sur le site du Cato Institute, le très libertarien think tank des frères Koch, il confesse ainsi avoir “radicalement changé d’avis” quant à la meilleure manière de matérialiser ses idéaux de jeunesse : l’opposition “aux taxes confiscatoires, aux collectifs totalitaires et à l’inévitabilité de la mort”. Ne ménageant pas le suspense plus longtemps, Thiel assure qu’il “ne croit plus que la liberté et la démocratie soient compatibles”.
En 2004, grâce à un coup de pouce d’In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA, il cofonde Palantir, une start-up qui emprunte son nom au Seigneur des Anneaux. Chez Tolkien, c’est le nom d’une pierre elfique qui permet de voir partout, tout le temps. Pour Thiel, c’est une entreprise valorisée à 20 milliards de dollars, spécialisée dans l’analyse de données, qu’elle compacte et croise à des fins prédictives. »
Peter Thiel se dit à l’origine libertarien : il veut la minimisation ou la destruction des États au profit d’une privatisation et d’une concurrence totales. C’est ce glissement qui l’amène à conclure que la démocratie est un problème, fondamentalement parce que l’égalitarisme est un obstacle à la liberté absolue telle qu’il se la représente. L’évolution du rôle de Thiel est développée par Olivier Tesquet et Nastasia Hadjadji dans Apocalypse nerds, publié fin 2025. Ils y expliquent :
« Longtemps cantonné au rôle de milliardaire libertarien fantasque par une presse peu encline à le prendre au sérieux […], Peter Thiel s’est progressivement imposé comme le centre de gravité d’une nouvelle droite technologique. Qui veut, au choix, dévorer la politique ou s’en emparer. […]
Il y a quelques années, interrogé avec malice par un internaute qui souhaite savoir si ‘‘Palantir est une façade pour la CIA”, Thiel lui répond que “non, la CIA est une façade pour Palantir”, trahissant par là même une aspiration entrevue chez PayPal : se substituer à l’État. »
Peter Thiel va bien au-delà du rôle traditionnel d’un entrepreneur financier. Hadjadji et Tesquet expliquent qu’il possède un fonds d’investissement destiné à se créer « une légion de disciples prêts à mettre en pratique sa philosophie politique », détaillée dans un livre, From zero to one, coécrit avec un de ses apprentis, Blake Masters. Peter Thiel y défend un idéal monopolistique des entreprises (et opposé à toute idée de concurrence économique), fondamentalement inégalitaire, autoritaire et hiérarchisé – au point de flirter ouvertement avec des théories eugénistes, racistes, ou relevant du darwinisme social.
Une authentique stratégie de conquête du pouvoir et de l’État est déployée par Thiel, dont l’évolution idéologique illustre ce glissement vers le fascisme contemporain aux États-Unis, que Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet qualifient de technofascisme.
Palantir occupe une place centrale dans ce dispositif, en grignotant le pouvoir public de l’intérieur par endroits, et en le supplantant ailleurs. L’un des aspects les plus spectaculaires et visibles de ce parasitisme est la contribution de Palantir aux arrestations arbitraires menées par l’ICE (Immigration and Customs Enforcement, agence des douanes et de l’immigration), l’agence fédérale devenue mondialement connue depuis le début du second mandat de Donald Trump.
Chargée officiellement de mener une traque aux migrants sans-papiers, l’ICE a fait appel à Palantir pour créer des listes de personnes considérées comme « bonnes à déporter », comme le révélait le média 404 en avril 2025, à partir de documents internes ayant fuité. Il y apparaît que Palantir fournit des logiciels et un support technique à l’ICE afin d’identifier des sans-papiers à déporter en créant des bases de données de dizaines de millions de personnes, puis de les géolocaliser :
« "Cette modification ajoute des licences, des configurations et des services d’ingénierie pour le système de gestion des enquêtes afin de lui permettre d’installer de nouveaux moyens de Ciblage et d’Opérations Prioritaires, de Suivi des Auto-Déportations et du Cycle de Gestion de l’Immigration", explique une note dans un contrat entre l’ICE et Palantir, datant du 11 avril, pour 29 898 236 dollars. Une autre, du 14 mars, dit que ce contrat est attribué pour "modifier les data analytics pour permettre une analyse complète des cibles parmi les populations connues et créer des solutions de pistage de pointe". »
Malgré cette toute-puissance numérique apparente, les méthodes de déportation de l’ICE provoquent parfois des ratés spectaculaires, comme l’illustre le cas de Kilmer Abrego García, un Salvadorien de 30 ans déporté et emprisonné sans jugement dans une « méga-prison » au Salvador. M. Abrego García dispose pourtant de l’équivalent d’un permis de séjour en raison de la violence des gangs qu’il avait fuie en s’installant aux États-Unis, quatorze ans plus tôt. L’administration Trump, face au scandale de cette affaire qui fait les gros titres pendant plusieurs semaines, est contrainte de le libérer, mais décide de le persécuter en tentant de le faire passer pour un gangster puis en l’accusant de « traite d’êtres humains ». L’affaire est toujours en cours, et malgré un premier retour au Maryland auprès de sa famille, M. Abrego García est toujours menacé de déportation.
Ce n’est qu’un cas parmi d’autres : la campagne massive d’arrestations et de déportations de l’ICE est clairement fondée sur des préjugés raciaux et des biais politiques, allant jusqu’à arrêter et tenter de déporter des citoyens américains. Cette imbrication entre Palantir et l’ICE illustre deux choses : d’abord la violence fasciste de l’administration de Donald Trump qui ignore l’État de droit, et ensuite le fait qu’elle est rendue possible par des entreprises technologiques qui y contribuent par conviction et par adhésion idéologique.
La guerre comme zone d’expérimentation
Palantir n’agit pas que sur la politique intérieure aux États-Unis ; on retrouve l’entreprise notamment en Ukraine, comme nous le disions dans un précédent article intitulé « IA militaire : les guerres et les conflits internationaux marquent le début d'un âge d'or », dans lequel nous citions déjà Alex Karp, qui comparait « le pouvoir des systèmes algorithmiques » à « des armes nucléaires tactiques ».
On sait assez bien désormais que le rôle de Palantir en Ukraine est central, ses logiciels étant utilisés à la fois par l’armée ukrainienne pour du renseignement militaire et par d’autres ministères pour des opérations civiles. Ces services, fournis gratuitement (au moins dans un premier temps), ont permis à Palantir de proclamer auprès du magazine Time que ses logiciels ont aidé les services ukrainiens dans des entreprises de déminage ou à retrouver des enfants ukrainiens volés à leurs familles par l’armée russe.
Il ne faudra pas s’étonner alors de retrouver Palantir en Palestine qui collabore avec le ministère israélien de la Défense, comme le révèle Bloomberg en janvier 2024, afin de fournir des logiciels et du support technique à Tsahal. Une position revendiquée par Alex Karp dans une interview pour Wired publiée en novembre 2025 :
« Israël est un pays dont le PIB est inférieur à celui de la Suisse et il fait l’objet d’attaques massives. Certaines critiques sont légitimes, mais d’autres s’en prennent à Israël de manière agressive. Ma réaction c’est : bon, alors je vais les défendre. Quand les gens seront justes avec Israël et traiteront cette nation comme n’importe quelle autre, et je ne pense pas que ça soit le cas, je serai bien plus disposé à dire publiquement les choses que je dis aux Israéliens en privé. »
Dans un rapport intitulé « De l’économie de l’occupation à l’économie du génocide », Franceska Albanese, rapporteure spéciale de l’ONU pour la Palestine et les territoires occupés, explique :
« Il y a des indices permettant de penser raisonnablement que Palantir a fourni des technologies de prédiction à des fins policières, des infrastructures critiques de défense pour une construction et un déploiement rapide de logiciels militaires à une échelle industrielle, et sa plate-forme d’Intelligence artificielle, qui permet de collecter des données sur le terrain en temps réel pour des prises de décision automatisées.
En janvier 2024, Palantir annonçait un nouveau partenariat stratégique avec Israël et organisait un conseil d’administration à Tel-Aviv “par solidarité” ; en avril 2025, le PDG de Palantir répondait à une personne accusant Palantir d’avoir tué des Palestiniens à Gaza en disant ‘‘surtout des terroristes, c’est vrai”. Ces deux événements indiquent que les hauts dirigeants ont conscience de l’utilisation illégale de la force par Israël et y participent intentionnellement, renonçant à empêcher ces actes ou à refuser de s’y associer. »
Palantir se trouve donc dans des zones d’apartheid et de génocide, que le journaliste Antony Loewenstein qualifiait de « laboratoire de la surveillance », bien avant le 7 octobre 2023. Pour l’Ukraine comme pour la Palestine, la guerre sert à Palantir pour développer et tester de nouveaux outils militaires, qui sont ainsi mis en valeur. Le cours de l’action Palantir est étroitement lié à ces contrats, eux-mêmes fortement conditionnés à la politique internationale des États-Unis.
Alex Karp ne dit d’ailleurs pas autre chose : « Nous voulons des gens qui sont du côté de l’Occident » et de ses « valeurs » ce qui veut dire souscrire à la politique étrangère américaine, de soutien militaire au gouvernement israélien et, jusqu’à la réélection de Donald Trump, à l’Ukraine. « Vous pouvez ne pas être d’accord. Que Dieu vous bénisse. Ne venez pas travailler chez nous ».
Palantir en Europe, un danger connu, mais ignoré
Palantir s’infiltre également en Europe. Au Royaume-Uni, le site Authoritarian Substack identifie un contrat avec la NHS (National Health Service, équivalent de la Sécurité sociale), pour gérer les données de 50 millions de patients. Un accord est également annoncé par le ministère de la Défense britannique, signé en septembre pour 1,5 milliard de livres – un accord qui semble inspirer son homologue italien, en discussion avec Palantir.
En France et en Allemagne, les services de renseignement extérieur sont acheteurs du système « Gotham ». Le journaliste de France Culture, François Saltiel, expliquait dans une chronique diffusée le 27 août 2025 :
« Cela a commencé en 2016, suite aux attentats de novembre 2015. La DGSI, forcée de réagir rapidement, se met en quête d'un système et en l'absence d'alternatives qui soient soit françaises, donc souveraines, soit européennes, la DGSI n’a d’autre choix que de se tourner vers le système de Palantir.
En l'occurrence Gotham, sa version militaire, en signant un contrat de 10 millions d'euros en 2016, qui est renouvelé en 2019 et qui aujourd'hui est un petit peu en suspens, puisqu’en 2022-2023, avant les JO de Paris 2024, il y a eu un effort, notamment de la DGSI, pour créer une alternative qui soit souveraine et française.
Ce qu'il faut savoir, c'est que non seulement Palantir est présent sur le marché des agences de renseignements et au sein des entreprises, mais aussi depuis la pandémie de Covid-19, il s'est aussi positionné sur le secteur de la santé. »
Il s’avère que cela n’inquiète pas tout le monde. Curieusement, le Parti socialiste français avait offert ce commentaire de l’une de ses porte-parole à la Revue XXI, en septembre 2025 : « Même la DGSI est chez Palantir, alors où est le problème ? Au contraire, je suis fière que l’on ait pu aider à déjouer des attentats terroristes sur le sol français ». Cette porte-parole, c’est Julie Martinez (4). Elle dirige également France Positive, un institut d’influence fondé par Jacques Attali. Et surtout, elle occupait, jusqu’à il y a peu, le rôle de « déléguée à la protection des données » chez Palantir.
Mme Martinez incarne en quelque sorte cette insouciance de la classe politique française, que Palantir n’effraie pas, « au contraire ». Par adhésion à cet imaginaire commun de « l’Occident » et de la politique étrangère américaine, on constate que le PS est compatible avec Palantir, l’un des représentants les plus avancés du technofascisme. Ce en quoi ils ne sont pas uniques : c’est une conception hégémonique dans le « bloc bourgeois », qui associe surveillance de masse et sécurité, et qui repose sur l’idée inébranlable que les intérêts américains et européens sont liés.
Palantir est selon Alex Karp « la plus importante entreprise de logiciels des États-Unis et par conséquent du monde » et se consacrerait à défendre l’Occident de ses ennemis en s’assurant une domination totale. Un de ses biographes, Michael Steinberger, explique dans un article du Guardian en novembre 2025 que son affect principal est « la peur […], il a créé Palantir pour assurer sa sécurité, et celle des gens comme lui ». Il ajoute :
« À en juger par ses propres mots […], il ne voit pas la démocratie pluraliste, multiculturelle (5) comme la chose qui doit être défendue en Occident. Il le voit beaucoup plus comme un ensemble de pays unis par un héritage judéo-chrétien partagé et, à des degrés divers, par un attachement à la liberté d’entreprendre. C’est à peu près là où je le vois, je pense. Et ça peut vous faire prendre des chemins plutôt sombres. »
Soumission européenne ou souveraineté non alignée
Paradoxalement, le désengagement de l’administration Trump en Europe et en Ukraine a donné lieu à une plus grande dépendance de l’Union européenne à l’égard des États-Unis. C’est le fait d’une politique délibérée. La présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, avait notamment rendu visite à Donald Trump dans son terrain de golf en Écosse en juillet 2025.
Penaude, elle avait annoncé qu’un accord avait été trouvé pour limiter la hausse des droits de douane américains : elle promettait notamment d’acheter pour 750 milliards de dollars d’hydrocarbures sur trois ans, et des armes américaines pour un montant inconnu. Le journaliste économique Romaric Godin qualifie cet accord de « capitulation » dans Mediapart, le 28 juillet 2025 :
« En résumé, cet accord trahit bien le fait que l’UE n’a aucune volonté réelle d’apparaître comme une “puissance” indépendante. Elle cherche à rester avant tout ce qu’elle est : une machine à exporter sous la protection militaire et politique des États-Unis. C’est un nain politique qui, pour continuer à vendre des machines-outils et des automobiles à l’étranger, est prêt à ignorer autant ses problèmes sociaux que la crise écologique ou la pratique autoritaire du pouvoir par Donald Trump. Le soulagement de ce dimanche soir des dirigeants européens avait quelque chose de lâche. »
Désormais, Mme Von der Leyen s’est également engagée sur la voie de la « dérégulation » exigée par Donald Trump pour tout ce qui concerne le numérique. Se compromettant totalement, elle a décidé de saborder la réglementation européenne sur le numérique, dont notamment le Règlement général sur la protection des données personnelles (RPGD) dans un nouveau projet de loi dit « Omnibus ».
En s’alliant avec l’extrême-droite au Parlement européen pour faire passer ses directives de dérégulation, la Commission européenne se met entre les mains des alliés de Donald Trump en UE. Ce qui révèle un autre paradoxe : les « patriotes » européens sont aussi les mieux disposés à la capitulation face à Donald Trump et à Alex Karp.
Cette esquisse de Palantir nous amène à la question de la « souveraineté » européenne et française. Nous y avions consacré un article en avril 2025, intitulé « Souveraineté numérique : l’Union européenne est mise sous tutelle américaine », et portant sur la dégradation des relations entre l’Union européenne et États-Unis. Le journaliste Marc Endeweld parle désormais de « protectorat numérique américain », constatant que « 90 % des données critiques de l’Europe – données médicales, judiciaires, énergétiques, militaires – sont hébergées sur des infrastructures américaines ».
Pour illustrer le degré de contrôle que cela représente, on peut penser par exemple au sort des magistrats de la Cour Pénale Internationale, dont le français Nicolas Guillou, soumis à des sanctions américaines depuis le mois d’août qui expliquait dans Le Monde en novembre 2025 :
« Tous mes comptes auprès d’entreprises américaines, comme Amazon, Airbnb, PayPal, etc., sont fermés. […]
En pratique, vous êtes interdit bancaire sur une bonne partie de la planète. À cela s’ajoute que tous les systèmes de paiement sont américains, American Express, Visa, Mastercard. Du jour au lendemain, on se retrouve sans carte bancaire, et ces entreprises ont un quasi-monopole, en tout cas en Europe. […]
L’Europe a besoin d’une plus grande souveraineté, notamment en matière numérique et en matière bancaire. C’est la seule façon de réduire l’impact des sanctions et donc, indirectement, de protéger les victimes de crimes internationaux. Aujourd’hui, il n’y a plus de place pour la naïveté. Sans souveraineté – militaire, sanitaire, bancaire et numérique –, on ne peut plus garantir l’État de droit. »
Toute discussion un tant soit peu sérieuse sur une idée de souveraineté, quelle qu’elle soit, nécessite donc comme prémisse un découplage européen des grandes multinationales américaines – surtout en ce qui concerne les affaires régaliennes et militaire.
De son côté, Mme Martinez, dont la nomination en tant que porte-parole du PS a fait polémique, a depuis démissionné de son poste chez Palantir après presque quatre années de bons et loyaux services, avant d’annoncer dans Le Point sa candidature à la mairie de Clichy. Elle explique dans cet entretien qu’« on a sorti les Français des usines ; maintenant, il faut les sortir de la domination de l'algorithme ». Alors que la DGSI a renouvelé son contrat avec Palantir pour trois ans le 12 décembre 2025, il semble que les services de renseignement français ne parviennent pas, eux non plus, à y échapper.
Concluons donc sur ces propos de l’économiste Cédric Durand, auteur du livre Technoféodalisme, et plus récemment de Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ?, avec l’Institut La Boétie (6). Dans un texte pour la revue Contretemps publié en février 2025, il expliquait :
« Pour échapper au processus de colonisation numérique, [l’] agenda [de la gauche] devrait-être celui d’une politique numérique non alignée avec pour objectif de créer un espace économique pour que les différentes couches constitutives alternatives aux Big Tech puissent se développer. Cette stratégie de souveraineté implique simultanément une forme de protectionnisme numérique – ou de démantèlement si l’on se situe aux États-Unis, et un nouvel internationalisme technologique fondé sur des coopérations à géométrie variable qui permettent d’opérer à des échelles suffisamment vastes. […]
Sous les coups de boutoir des prouesses numériques chinoises, le vernis des prétentions suprématistes des géants de la côte ouest s’écaille, instillant le doute sur leur invincibilité. Le technoféodalisme étasunien est un Léviathan de pacotille. Mais la nature de la coalition qui va l’abattre reste incertaine. Si la gauche est à sa tête, alors, vraiment, il faudra comme le général Stumm parler de grand événement. »
Notes
(1) Construction syntaxique juxtaposant des propositions, des phrases, sans mot de liaison exprimant une coordination ou une subordination. “Il pleut, je reste à la maison” est un exemple de parataxe.
(2) « J'ai participé à des milliers de réunions jusqu'à présent, et quand je rencontre quelqu'un qui se montre sceptique à l'égard de Palantir, je me dis : ''C'est cette personne qui va acheter le produit'', car elle se pose des questions légitimes, comme : ''Ce produit va-t-il me priver de mon droit d'aller manger un hot-dog avec une collègue avec laquelle je flirte alors que je suis marié ?'' »
(3) « Il y a le côté sexy et violent de la guerre, qui dans ce cas précis signifie clairement pour ce commandant que vous aurez une longueur d'avance sur votre adversaire, que vous serez capable de prédire ses actions. »
(4) Par souci de transparence, l’auteur de ces lignes doit préciser avoir également publié une tribune dans Le nouvel Observateur, intitulée : « Peut-on être salariée de Palantir et porte-parole du PS ? La réponse devrait être non ».
(6) Dirigé par La France Insoumise
Photo d'ouverture : Logo de la société américaine Palantir Technologies, spécialisée dans les logiciels d'analyse de mégadonnées, lors de la réunion annuelle du Forum économique mondial (WEF) à Davos, le 23 janvier 2025. (Photo de Fabrice COFFRINI / AFP)
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