La relation historique entre les États-Unis et l’Union européenne est en train de se déliter à très grande vitesse depuis l’arrivée au pouvoir de la nouvelle administration à Washington. Après le revirement total qu’a opéré Trump sur le soutien à l’Ukraine, les pays de l’Union européenne semblent prendre tout à coup conscience de leur dépendance totale à l’égard des États-Unis. Si l’enjeu de la « souveraineté » revient sur le devant de la scène, le travail à faire reste colossal. Car l’une de ses dimensions essentielles est la dépendance numérique dans laquelle se trouve l’Union européenne à l’égard des États-Unis.

Le 24 février au soir, peu après l’annonce des résultats aux élections fédérales allemandes, le dirigeant de la CDU – parti conservateur arrivé premier – Friedrich Merz annonce : « Ma priorité absolue sera de renforcer l’Europe le plus rapidement possible de manière à ce que nous obtenions peu à peu une véritable indépendance vis-à-vis des États-Unis. […] Il est devenu clair que les Américains, ou en tout cas cette partie des Américains, ce gouvernement, sont largement indifférents au sort de l’Europe ».
Friedrich Merz est pourtant considéré comme « le plus pro-américain des politiques en Allemagne », selon le correspondant de Die Zeit, Jörg Lau.
L’ingérence étrangère du gouvernement Trump-Musk
Au cours des trois derniers mois, Elon Musk s’est immiscé dans les élections parlementaires allemandes, mettant Twitter au service de l’AfD, parti d’extrême droite, et cela commence à inquiéter sérieusement les dirigeants européens. François Bayrou le disait lui aussi dans son discours de politique générale du 15 janvier dernier :
« L'offensive monétaire, la captation de la recherche mondiale, la poursuite de l'application extraterritoriale de leurs droits, la domination technologique par des entreprises de taille planétaire et le pouvoir que tout cela donne d'intervenir dans la vie démocratique d'autres États. Ce nouvel ordre mondial, ou plutôt ce nouveau désordre mondial qui menace tous les équilibres et toutes les règles de la décence, il y a un certain nombre de figures qui l'incarnent sans complexe, comme celle de Monsieur Elon Musk. »
Cette fracture est incarnée dans le renversement du soutien à l’Ukraine. La séquence s’ouvre avec le discours du vice-président américain, J. D. Vance, à la conférence de sécurité de Munich du 14 février dernier. Celui-ci annonce un changement fondamental des relations entre États-Unis et Union européenne : « Tout ce qui va de la politique vis-à-vis de l’Ukraine à la censure numérique est présenté comme une défense de la démocratie, mais quand on voit les cours européennes annuler des élections et des responsables haut placés menacer d’en annuler d’autres, nous devrions nous demander si nous nous imposons des exigences suffisamment élevées ».
J. D. Vance s’attaque alors à l’absence de « liberté d’expression » au sein de l’UE, citant indirectement l’annulation des élections présidentielles en Roumaine par la Cour Constitutionnelle, en décembre 2024. Cette décision fait suite à des accusations d’ingérence étrangère – russe – via TikTok, favorisant un candidat d’extrême droite jusque-là presque inconnu, Calin Georgescu. Vance fait donc savoir que le régime de régulation des réseaux sociaux en Union européenne ne lui convient pas. Il fait ensuite part de son soutien explicite à l’AfD en recevant sa dirigeante, Alice Weidel, après son discours, snobant ainsi le chancelier allemand, Olaf Scholz, et son probable successeur, Merz.
Le 10 janvier, Elon Musk avait interviewé Weidel sur Twitter en lui apportant son soutien. C’était aussi l’occasion pour eux de proférer une contre-vérité historique, affirmant qu’Hitler était communiste. Musk opinait alors du chef, puis réalisait plusieurs saluts fascistes lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump, dix jours plus tard. Les représentants de Reconquête Sarah Knafo et Éric Zemmour en sont des invités officiels. Représentants de la même ligne d’extrême droite, encore plus poussée que le RN, ils sont alignés sur l’AfD.
Désormais, les attaques frontales contre les réglementations européennes sur le numérique de la part des dirigeants d’entreprise se mêlent à celles du gouvernement américain. Cette coalition ne cache plus son désir d’ingérence dans les affaires européennes, entremêlant enjeux politiques et économiques, relations internationales publiques et privées.
Lobbying privé et complicité de la Commission européenne
Quelques jours avant l’élection de Donald Trump, Mark Zuckerberg était le premier à formuler explicitement un appel à une intervention des États-Unis pour mettre à bas la régulation européenne du numérique. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les propos de J. D. Vance à Munich : dans Le Monde du 5 mars, un article intitulé « Numérique : le feu roulant des États-Unis contre la régulation européenne » constatait que « Les États-Unis font graduellement monter la pression contre toute mesure pouvant viser leurs grandes multinationales du numérique, de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) à Google, en passant par Amazon, Microsoft, Apple, OpenAI ou X, le réseau social de son conseiller Elon Musk ».
En ligne de mire, c’est toute la régulation européenne qui est visée. Dans un long entretien accordé au Grand Continent début février, la juriste Anu Bradford – autrice de The Brussels Effect et Digital Empires – explique :
« Avec Trump, les Big Tech étendent désormais leur pouvoir aux institutions démocratiques et aux processus politiques […].
Mark Zuckerberg a qualifié les amendes européennes dans les contentieux contre Meta de « tarifs ». J. D. Vance avait déclaré pendant la campagne que les États-Unis pourraient demander aux Européens d’abandonner certaines de ces enquêtes – notamment contre X (ex-Twitter) – s’ils voulaient voir Washington continuer à soutenir l’Ukraine […].
Avec Trump et Musk au pouvoir à Washington, les Big Tech s’affirment de plus en plus dans leurs efforts pour subvertir l’administration afin de politiser et de repousser l’application de la législation européenne à leur égard. »
La domination américaine dans le secteur des nouvelles technologies est clairement identifiée comme un enjeu majeur pour la coalition d’intérêts politiques et économiques portée par Donald Trump. Les grandes entreprises américaines mènent de grandes opérations de lobbying à Bruxelles, y consacrant chaque année plusieurs millions d’euros.
Contre le règlement sur l’IA, le PDG d’OpenAI, Sam Altman, avait entrepris une tournée dans les capitales européennes en juin 2023. La revue Time révélait alors qu’il avait apparemment réussi : « La version finale du règlement approuvé par le législateur européen ne contenait plus les mots présents dans des versions antérieures suggérant que les systèmes d’IA à finalités générales devaient par défaut être considérés à haut risque ».
Uber, dont le scandale des Uber Files avait révélé la proximité avec Emmanuel Macron, a tenté pendant des années d’enterrer la directive européenne sur les travailleurs des plateformes. Ce ne sont là que deux parmi de nombreux exemples : Google, Facebook, Apple et Microsoft ont pendant longtemps essayé de modifier les réglementations visant à imposer un plus grand contrôle et une plus grande transparence de la part des très grandes plateformes numériques, en particulier le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA). Le New York Times rapportait que ces entreprises déclaraient consacrer 19 millions d’euros dans le lobbying à Bruxelles dans les six premiers mois de l’année 2020.
Cinq ans plus tard, ces projets anti-régulation sont désormais pilotés depuis Washington, avec des menaces explicites de la part de la Présidence : « Les réglementations qui dictent comment les entreprises américaines interagissent avec les consommateurs de l’UE, comme le DMA et le DSA, seront scrutées par l’Administration ». La complaisance de Bruxelles avec ces entreprises a laissé des traces.
Incurie de l’Union européenne
Deux exemples en particulier sont remarquables. Le premier concerne l’ancien Commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton. Détesté d’Ursula Von Der Leyen, il finit par démissionner avec fracas. Au moment de son départ, en septembre 2024, France24 annonce : « La directrice générale de la plateforme américaine [Twitter], Linda Yaccarino, a d'ailleurs réagi à la démission du commissaire européen au Marché intérieur. Elle a estimé, dans un message posté sur X, que le départ inattendu du responsable français marquait “une belle journée pour la liberté d'expression”. »
Thierry Breton, dénonciateur d’une « gouvernance douteuse », se retrouve soudainement du côté de l’opposition. Voilà cet ancien PDG de France Télécom, ancien ministre de l’Économie sous Jacques Chirac, en position d’être l’invité de David Cormand, eurodéputé Les Verts, au « Contre-sommet de l’IA ». Et le 7 février, il se pose en défenseur de la régulation européenne, quelques jours avant la grande rencontre officielle orchestrée par Emmanuel Macron.
Tenant d’une ligne selon laquelle cette régulation européenne est favorable à l’innovation – il affirme : « Il est hors de question, parce que ça ne plairait pas à la Chine, à la Russie ou aux États-Unis qu’on commence à détricoter nos lois ». À la Commission européenne, Thierry Breton est désormais remplacé par Stéphane Séjourné, ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement Attal, bien plus aligné sur les positions d’Emmanuel Macron.
La démission de Thierry Breton était le produit de la préférence de la Commission européenne pour les tractations menées en sous-main. Ce qu’illustre également notre deuxième exemple. En juillet 2023, le troisième accord successif de transfert de données UE-US avait été signé avec le gouvernement de Joe Biden. Sous le nom de Data Protection Framework (DPF), celui-ci devait remplacer ses prédécesseurs Safe Harbour et le Privacy Shield, annulés par la Cour de justice de l’UE en raison de l’absence de protection des données des citoyens européens. Or sans cet accord, une proportion considérable des activités économiques menées par des entreprises américaines en Europe devient immédiatement illégale – et notamment pour tout le secteur du numérique et de la publicité ciblée.
Ce nouvel accord de juillet 2023 avait surtout pour intérêt d’offrir une dérogation au droit européen sur la protection des données. Sans véritables garanties supplémentaires à l’égard des Européens, la Commission européenne avait tout de même souhaité le promulguer afin d’assurer la continuité des transferts de données essentiels au fonctionnement des secteurs privés américain et européen. Il était conditionné à quelques garanties minimales, dont l’existence d’un organe de supervision américain présumé indépendant, le Privacy and Civil Liberties Oversight Board (PCLOB), chargé d’assurer un niveau de protection équivalent au RGPD pour les données des citoyens européens.
Supervisé par cinq membres, le PCLOB est désormais acéphale ; Donald Trump a limogé trois d’entre eux huit jours après sa prise de fonctions, en raison de leur appartenance politique. La grande purge qui est menée dans l’administration fédérale des États-Unis est donc le probable élément qui provoquera la chute de ce troisième accord. Cela aura des conséquences très importantes. Économiques d’abord, en générant un degré d’incertitude très élevé pour le secteur privé.
Politiques ensuite, car la Commission européenne aura de la sorte connu un échec cuisant. La chute de l’accord confirmerait qu’en accordant toute la priorité aux échanges économiques entre deux partenaires qui sont désormais à couteaux tirés, Ursula von der Leyen a marchandé les droits fondamentaux des Européens. Et la pression ne fait que s’accentuer. Euractiv rapporte ainsi que :
« Le 5 février, 19 parlementaires européens de tous bords politiques ont appelé la Commission à répondre à la question de la viabilité du Data Protection Framework (DPF). La Commission a jusqu’au 19 mars pour répondre par écrit. Le 6 février, le président de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures a écrit au commissaire McGrath pour lui demander si le DPF répond toujours aux exigences de la Cour de justice européenne. »
L’ennemi de l’intérieur
Toute l’Europe est désormais en train de se convertir au slogan de la souveraineté et de l’autonomie vis-à-vis des États-Unis. Lorsque l’accord de transferts de données tombera, il faudra bien que la Commission européenne prenne une décision.
En attendant les futures négociations entre les États-Unis et l’UE, qui s’annoncent tendues, le Parlement européen a entamé une réflexion sur « la souveraineté technologique ». Un projet de rapport sur le sujet vient d’être publié fin février. Le premier jet explique que l’« UE est dépendante de technologies étrangères » (notamment américaines), et mentionne explicitement le stockage de données réalisé hors de ses frontières.
Ce rapport est pourtant piloté par… Sarah Knafo, députée d’extrême droite, dernier membre de Reconquête au Parlement européen, et invitée de Donald Trump à son inauguration. Interrogée par Euractiv, elle affirmait n’avoir « jamais eu aucune raison de se plaindre du cordon sanitaire » visant à isoler les partis d’extrême droite depuis son arrivée au Parlement européen en 2024. Ironiquement, Knafo est plutôt bien disposée à l’égard du gouvernement Trump et de ses alliés. Le 20 janvier, invitée par BFMTV, elle explique dans un tweet :
« Ce n’est pas Elon Musk qui doit nous faire peur, si l’on n’a peur ni de la liberté ni du peuple. Le danger, c’est plutôt Thierry Breton, qui fait annuler des élections et hurle à l’ingérence américaine, tout en négociant son pantouflage dans une banque américaine. »
De manière paradoxale, ce sont donc des « souverainistes » d’extrême droite qui ouvrent les portes du continent européen à la domination américaine. Rappelons qu’Elon Musk, à la tête d’un « département » fantoche, a commencé à s’approprier les données personnelles de dizaines de millions de citoyens américains en s’immisçant dans le système du Trésor américain. Le New York Mag écrivait le 3 février : « L’homme le plus riche du monde pourrait désormais avoir accès aux données confidentielles de tous les contribuables aux États-Unis ».
Les pays européens sont prêts à engager des centaines de milliards d’euros en dépenses militaires, mais semblent toujours pétrifiés par la domination numérique américaine. Un bras de fer colossal s’annonce dans les prochaines années. En cas de victoire des États-Unis et d’abandon de la régulation européenne (comme le prônent Sarah Knafo et la nouvelle majorité conservatrice au Parlement européen), ce ne sera plus seulement une domination économique et un régime de surveillance de masse, mais une mise sous tutelle politique qui se produira dans l'Union européenne.
Photo d'ouverture : Bendix M - @Shutterstock