Dans son dernier ouvrage, Antony Loewenstein retrace l’expérience de l’occupation israélienne et du contrôle d’une population civile identifiée comme « ennemie », les Palestiniens. En perfectionnant cette architecture de contrôle, Israël a transformé les territoires palestiniens en des terrains d’expérimentation pour l’armement et les technologies de surveillance que Tsahal exporte dans le monde entier.

Opinion Démocratie
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publié le 15/11/2023 Par Thomas Le Bonniec
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Antony Loewenstein est un journaliste d’enquête indépendant, auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs documentaires. Il est également cofondateur de Declassified Australia. Il a écrit pour le New York TimesThe GuardianThe Washington Post, ou encore Al Jazeera, entre autres. Il était basé au Sud-Soudan en 2015, et à Jérusalem-Est entre 2016 et 2020. Cet entretien réalisé début novembre 2023 est centré autour de sa publication la plus récente, The Palestine Laboratory : How Israel Exports The Technology Of Occupation Around The World, non encore traduit en français. Des citations de l’ouvrage parsèment l’entretien afin de l’enrichir.

Une copie numérique en anglais est disponible gratuitement sur le site de son éditeur, qui a décidé de proposer plusieurs ouvrages en libre accès sur le conflit, en solidarité avec la Palestine.

« Israël a développé une industrie de l’armement de classe mondiale, avec des équipements opportunément testés sur les territoires occupés palestiniens, puis commercialisés sous le label “testé au combat”. Tirant profit de la marque “Tsahal”, les entreprises israéliennes de sécurité ont réussi à se placer parmi les mieux réputées au monde. Le laboratoire de la Palestine est alors un argument de vente singulier d’Israël. »

Thomas le Bonniec (Élucid) : Lors des attaques du 7 octobre 2023 par le Hamas, l’un des éléments soulignés par les commentateurs internationaux a été la facilité apparente avec laquelle les assaillants ont réussi à échapper au réseau de surveillance israélien. Il semblerait qu’ils aient aisément réussi à pratiquer des brèches dans le mur qui entoure Gaza, alors que celui-ci est réputé pour sa sophistication et ses dispositifs de haute technologie. Est-ce que cela signifie que les systèmes de surveillance sont inefficaces ?

Antony Loewenstein : L’une des choses qui sont très claires depuis le 7 octobre, c’est, je pense, l’hubris et l’arrogance de l’armée israélienne. Bien sûr, il y a beaucoup de choses que nous ne savons pas encore, et j’imagine que nous en apprendrons davantage dans les mois et les années qui viennent. D’après ce que j’en comprends, en parlant avec plusieurs sources, et après avoir lu des rapports intéressants, il semblerait que plusieurs choses se soient produites. Mais la plus importante pour moi, c’est l’hubris. Je crois qu’elle a aveuglé un bon nombre de membres de l’establishment militaire et politique israélien.

Il y avait cette impression que le Hamas était en quelque sorte satisfait de gouverner les 2,3 millions de Palestiniens à Gaza – qui vivent dans la plus grande prison à ciel ouvert au monde – d’y maintenir son pouvoir et son influence, et qu'il n’envisageait pas quelque chose d’aussi énorme. Parce que s’il le faisait, il s’exposait à des bombardements écrasants.

Il y a quelques autres détails. J’ai lu que pendant le courant de l’année dernière par exemple, Israël a cessé d’écouter les radios et les walkies-talkies du Hamas, en croyant que les membres du Hamas n’y disaient plus rien d’intéressant, et que ça ne valait pas la peine de continuer de les surveiller. On peut attribuer cela à de l’arrogance.

Ensuite, il y a la NSA, qui est le réseau de collecte d’information le plus vaste au monde. Ils écoutent les Israéliens quotidiennement. Ils ont trois ou quatre cents agents qui parlent hébreu et dont le travail principal est d’espionner Israël. C’est leur boulot, et ce n’est pas la même chose qu’aider Israël à déjouer des attentats, disons du Hamas ou du Hezbollah. Et il semblerait que les États-Unis se soient laissés surprendre également. D’après ce que j’en comprends, ils ne surveillaient pas du tout le Hamas. Ils présumaient qu’Israël avait ça sous contrôle.

Et il semble également qu’un certain nombre de membres du Hamas travaillant pour Israël en tant qu’espions aient retourné leur veste. Ils auraient transmis de fausses informations, racontant en somme que le Hamas était satisfait de maintenir ce qu’on pourrait qualifier de « paix inconfortable », une sorte de Guerre froide, et qu’ils n’envisageaient certainement pas de provoquer une escalade dans la confrontation avec Israël.

Enfin, le dernier élément que j’ai à ajouter, et encore une fois, il est difficile de savoir, mais j’ai l’impression que certains dirigeants du Hamas qui ont participé à la planification des attaques ne s’attendaient pas forcément à ce qu’elles soient aussi dévastatrices. J’entends par là que plusieurs dirigeants ont déclaré, depuis le 7 octobre, que leur objectif était d’entrer dans Israël, de prendre des soldats en otage, de les emmener dans Gaza, et de les échanger contre des prisonniers palestiniens.

Je ne suis pas certain d’y croire, en raison du niveau de brutalité des combattants du Hamas dans le sud d’Israël, et du niveau d’organisation, de planification, de connaissance nécessaires, qui ne pointent pas dans la direction d’une petite opération pour enlever quelques soldats et repartir.

Et le Hamas est probablement en train de découvrir ce qui allait de toute façon se produire, qui est la réplique extrêmement brutale d’Israël. Je pense que le Hamas a commis une erreur stratégique catastrophique. En lançant cette attaque, ils ne seront plus maîtres de Gaza à la fin de l’opération israélienne. Et ensuite, il y aura dans les mois et les années qui viennent une campagne globale d’assassinats contre la totalité de ses dirigeants. Et le monde occidental – y compris la France – la soutiendra sans réserve.

Il est difficile de voir ce qu’y gagne le Hamas finalement. Je ne vois tout simplement aucun gain stratégique pour eux. Ce qui me fait penser qu’ils ont soit commis une profonde erreur de calcul, ou qu’ils ont présumé qu’ils entreraient dans une guérilla avec Israël qu’ils pourraient potentiellement gagner. Mais je ne crois pas que ça soit la deuxième option, donc c’est un raté total d'un point de vue stratégique selon moi.

Élucid : On a souvent l’impression que les systèmes de surveillance, en particulier lorsqu’ils sont militarisés à ce point, sont ubiquitaires, omniprésents. Est-ce une fausse impression ?

Antony Loewenstein : Israël, comme les États-Unis – et je présume la France, car tous les pays occidentaux procèdent de la même manière –, a consacré les vingt dernières années à s’appuyer essentiellement sur de la surveillance numérique et des avancées technologiques, et beaucoup moins sur du renseignement humain. Je crois qu’Israël est tombé dans un piège, celui de croire que la vidéosurveillance, l’immense mur séparant Israël et Gaza, et son vaste réseau d’espionnage – à la fois des civils et des représentants du Hamas – suffiraient.

Finalement, je crois que cela montre, quel que soit le degré de sophistication apparent d’un système de surveillance, qu'il est tout de même extrêmement lacunaire. En d’autres termes, Israël promeut dans le monde entier des technologies incroyablement invasives, que ce soient des logiciels de surveillance ou d’autres choses, et elles sont effectivement utiles aux services de renseignement. Par exemple, pour viser un dissident ou un activiste défendant les droits humains en Arabie Saoudite ou en Inde, ou ailleurs.

Il semble également assez clair – car ce gouvernement est le plus à l’extrême droite de toute l’histoire d’Israël – que nombre de ses membres sont très focalisés sur l’annexion de la Cisjordanie. En cherchant à apporter un soutien beaucoup plus important aux colons israéliens fondamentalistes, ils ont pu, à un moment, cesser de prêter attention à Gaza.

Mais c’est beaucoup plus qu’un échec du renseignement. Bien sûr, c’est vrai, c’est juste factuel. Mais c’est en réalité surtout un échec politique profond. Car Israël a continué d’agir sur la prémisse fausse qu’il est possible d’enfermer la population palestinienne pendant des années, indéfiniment, probablement pour toujours, et que  personne ne va jamais résister. C’est juste de la folie. Il n’y a aucun parallèle historique qui démontre que cela puisse fonctionner. L'Irak et l’Afghanistan, le Vietnam dans les années 1960… Les gens vont résister. Et ça sera moche et violent.

Je ne soutiens pas une seule seconde ce qu’a fait le Hamas. Je crois que c’était une catastrophe. Mais c'est l'échelle de l'opération qui m'a surpris, et non le fait qu’il y ait une résistance à l’occupation israélienne. Parce que je connais la réalité de ce qu’il se passe à Gaza. Je n’y vis pas, mais j’y ai passé du temps. Je ne suis pas Palestinien, bien sûr. Mais cette quantité de frustration et de colère des Palestiniens, après avoir été enfermés pendant des années, sans fin, cela finit forcément par exploser un jour ou l'autre.

Que pensez-vous de la réponse militaire israélienne après le 7 octobre dernier ?

Elle est à la fois tristement et incroyablement prévisible. Pendant ces quinze dernières années, Israël a fait le choix, et Netanyahou – il était ministre la plupart du temps – de laisser le Hamas au pouvoir. Il y avait une guerre tous les deux ou trois ans, qui faisait beaucoup de dégâts des deux côtés. Un très grand nombre de Palestiniens était tué, un petit nombre d’Israéliens était tué, et ils retournaient à cette espèce de paix inconfortable.

Après le 7 octobre, ça n’était plus possible. Israël allait faire pleuvoir les bombes sur Gaza. Il y a maintenant au moins 10 000 civils tués, et ce chiffre est sans doute une sous-estimation. Une dévastation absolue, des quartiers entiers rasés, Gaza coupée en deux entre le nord et le sud, environ un tiers des maisons à Gaza détruites…

J’essaie de rester en contact avec mes amis à Gaza, et vous pouvez l’imaginer, la communication est très difficile. Jusqu’à présent et pour ce que j’en sais, ils sont vivants et les messages qu’ils m’envoient sont à briser le cœur. Leurs maisons sont en train d’être détruites, ils n’ont pas assez à manger, ils n’arrivent pas à trouver de l’eau propre, ils sont obligés de boire de l’eau sale… Et la « communauté internationale » – les États-Unis et l’Union européenne pour les nommer – est en train d’apporter son soutien total à Israël. Les dirigeants européens et Joe Biden disent « oui, nous voulons vraiment qu’ils respectent le droit de la guerre », mais ensuite ils envoient des centaines de millions de dollars d’armes pour soutenir Israël. C’est ça qui est important. Pas les mots. Les actes.

Donc je pense que la réponse israélienne est massivement disproportionnée, brutale et illégale, avec un grand nombre de crimes de guerre qui sont en train d’être commis. Et je crois qu’un grand nombre de personnes ayant soutenu Israël – au moins brièvement après le 7 octobre – sont progressivement désabusées avec ce qu’il se produit, parce qu’ils perçoivent, correctement, que c’est une guerre contre les civils palestiniens. Comme si cela pouvait résulter en autre chose qu’encore plus de guerres et de conflits pour les générations à venir de Palestiniens qui voudront, sans surprise, résister aux actions israéliennes.

Lorsque la guerre sera finie, il faudra à ce moment qu’une autorité soit installée à Gaza, pour s’occuper des écoles, des hôpitaux, des infrastructures. Et Israël est déjà en train de lancer l’idée de faire quelque chose de similaire à la Cisjordanie. Que ce soit une gestion par l’Autorité palestinienne, ou une sorte de coalition internationale de pays et de Casques bleus, je ne sais pas, c’est encore en chantier. Mais l'Autorité palestinienne est corrompue et complice ; elle fait le jeu d’Israël. Miser sur elle nous mène tout droit au désastre.

« La nécessité de vivre ensemble et en paix pour les Israéliens et les Palestiniens est évidente depuis longtemps, mais elle est rejetée par ses opposants qui la qualifient d’irréaliste. L’intellectuel palestinien Edward Saïd disait à un journaliste du journal canadien Globe and Mail en 1986 : "Tous les Israéliens savent qu’ils n’ont pas d’option militaire contre nous. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Tuer tout le monde ? Alors certains parmi nous disent, on continue de se battre. Et on continue de dire, nous allons vivre ensemble, avec vous. Que quoi qu’il arrive, nous sommes leur ombre". Pourtant, les positions extrêmes et la perspective d’expulsions massives des populations arabes sont de plus en plus populaires. »

Il semble également que le gouvernement israélien émette l’idée qu’il voudrait lui-même prendre le contrôle de Gaza, et organiser un nouvel exode massif. C’est quelque chose que vous prédisez comme une possibilité en conclusion de votre livre : « Le pire des scénarios, longtemps craint, mais jamais réalisé, serait un nettoyage ethnique des Palestiniens occupés ou des transferts de populations, des expulsions forcées au prétexte de la sécurité nationale […]. Une opération militaire israélienne pourrait alors être lancée pour provoquer un exode massif, rendant encore plus improbable la perspective d’un retour des Palestiniens dans leurs foyers »...

Comme je le dis dans le livre, il y a un désir depuis longtemps dans le système politique israélien, dans les médias, et dans l’opinion publique, d’attendre le bon moment pour expulser autant de Palestiniens que possible. Idéalement de Gaza, mais aussi de Cisjordanie et de Jérusalem. Et maintenant, nous avons un certain nombre de rapports venant du sommet du gouvernement, c’est probablement ce à quoi vous faites référence. Ce ne sont pas toujours des documents officiels, mais ils sont publiés par des groupes proches du gouvernement, qui affirment qu'il s'agit du bon moment pour expulser les Palestiniens vers l’Égypte et le désert du Sinaï.

J’ai lu des rapports et entendu qu’il y a une très grosse pression de la part d’Israël sur l’Égypte, pour lui faire accepter les Palestiniens en tant que réfugiés. L’Égypte a refusé jusqu’ici. J’ai aussi lu récemment que l’Égypte est l’un des pays les plus endettés au monde, et que le pays connaît une crise économique profonde. Israël aurait donc proposé de reprendre à son compte la totalité de cette dette, si l’Égypte accueillait tous ces Palestiniens. Jusqu’ici, l’Égypte a refusé, argumentant avec raison que ce serait un désastre : la proposition de parquer des gens dans des cités faites de tentes dans le désert du Sinaï est tout simplement ridicule, il n’y a aucune infrastructure.

À ce stade, le risque que cela se produise n’est pas très clair, j’espère vraiment que non. Mais il y a déjà un mouvement massif de population du nord vers le sud de Gaza, ce qui est une forme de nettoyage ethnique. J’ai des amis qui me disent « nous sommes désormais des réfugiés sur notre propre territoire, nos maisons sont en train d’être détruites, nous ne pouvons pas retourner là où nous vivons, parce qu’Israël a coupé la bande de Gaza, et il n’y a de toute manière plus de maison dans laquelle retourner ».

Je crois que nous sommes dans un moment assez précaire et inquiétant. Les avocats internationaux disent généralement qu’il est difficile d’apporter la preuve de l’intentionnalité d’un génocide. Alors que dans ce cas, il y a quantité de ministres qui appellent au nettoyage ethnique, ou même il y a quelques jours encore, à envoyer une bombe nucléaire sur Gaza. Cette idée est complètement absurde, ne serait-ce que parce qu’Israël est littéralement à côté de Gaza. D’un point de vue logistique, c’est de la folie pure.

Donc je ne crois pas qu’à l’international, on soit vraiment conscient d’à quel point les élites politiques et médiatiques israéliennes ont désespérément envie d’expulser des Palestiniens. Et je ne sais pas à ce stade avec quelle force l’Égypte va continuer de refuser ce marché.

Voici une autre citation de votre livre : « Le conflit de mai 2021 entre Hamas et Israël, l’opération “Gardien des murs”, donnait l’impression que l’histoire se répétait encore une fois […]. L’écart de puissance militaire entre les deux parties, bien qu’encore clair, commençait à se réduire. Bien que le bilan des morts civils touchait de manière disproportionnée les Palestiniens, l’armement israélien a été incapable de fournir quelque chose qui ressemble à une victoire ». Pensez-vous qu’il n’est pas possible d’utiliser la force brute pour parvenir à ses objectifs ?

Je dirais que les États-Unis et Israël sont pratiquement incapables de gagner des guerres modernes. Si on regarde ces cinquante dernières années, la plupart des grands conflits qu’ils ont menés, le Vietnam, l’Irak, l’Afghanistan pour les États-Unis, le Liban pour Israël, ils ont toujours connu des défaites. Alors bien sûr, ils ont laissé un carnage derrière eux. Mais lorsqu’il y a une campagne de guérilla efficace menée par les taliban, le Vietcong, les insurgés en Irak ou des membres du Hezbollah au Liban, les États-Unis et Israël sont très mal équipés pour les combattre.

Je pense qu’on verra à Gaza une guérilla dans les mois qui viennent. En termes d’armement conventionnel, Israël gagnerait aisément. Les États-Unis ont renversé les talibans en trois semaines en 2001. Ils ont renversé Saddam Hussein en trois semaines également. C’était la partie facile. Personne ne peut battre l’armée américaine au début, ils emploient la doctrine du « shock and awe » (« choc et stupeur »). Israël procède exactement de la même façon : dévaster complètement Gaza, essayer d’oblitérer le paysage.

Mais le défi n’est pas là : le défi, c’est le jour suivant, la guérilla. Les forces israéliennes sont mal équipées pour la combattre. Tout comme les États-Unis en Irak et en Afghanistan, je pense qu’il est très probable que ça devienne une guerre longue, épuisante, de guérilla. Et avec le temps, le soutien israélien à la guerre s’affaiblira.

Lorsque je me référais à la guerre de 2021, je voulais dire que c’était une guerre asymétrique, et encore une fois, les Palestiniens tués sont beaucoup plus nombreux, mais Israël a fait le choix de maintenir le Hamas au pouvoir. Parce que Netanyahou pensait que ça servait ses intérêts de garder le Hamas au pouvoir à Gaza, et que ça serait utile à Israël de compter sur eux pour en faire une sorte d’épouvantail. Pendant plus de quinze ans, ils ont fait le choix conscient de garder le Hamas au pouvoir. Et ce calcul a bien sûr changé le 7 octobre dernier.

Dans votre livre, vous montrez que NSO – l’entreprise qui vend le logiciel espion Pegasus – n’est pas qu’une entreprise financée par l’État, elle est sous son contrôle direct. Au point que lorsqu’un avocat a cherché à faire révoquer sa licence d’exportation, « la présidente de la Cour Suprême de Justice, Esther Hayut, déclara honnêtement à propos de ce qui était en jeu : “Notre économie, de fait, ne repose pas qu’un peu sur cette exportation”. Le ministère de la Défense israélien admit avoir vendu des armes à environ 130 pays en 2021 ». Quel est le poids de l’industrie de la surveillance dans l’économie et la diplomatie israéliennes ?

Le dernier chiffre que nous avons pour l’industrie de l’armement israélienne date de 2022. Celle-ci vaut 12,5 milliards de dollars, son record absolu, et qui a doublé en quelques années à peine. L’industrie de l’armement en général est en pleine croissance. La « cybersécurité » et les logiciels espions ne représentent pas la majeure partie de ses ventes, malgré le fait qu’Israël en vende de grandes quantités à bon nombre de pays.

Pegasus a focalisé l’attention, mais en réalité, il y a de nombreuses entreprises qui font exactement la même chose. Elles n’ont pas la même notoriété, ce qui est bon pour elles. Le groupe NSO continue d’exister, malgré toute la publicité négative. Il a eu beaucoup de problèmes financiers l’année dernière. S’il faisait faillite demain, rien ne changerait.

Mais pour Israël, cela constitue également un aspect très important de sa diplomatie. Pendant les dix dernières années, Netanyahou et le Mossad sont allés de pays en pays en agitant Pegasus comme une carotte pour obtenir qu’ils se comportent amicalement avec Israël. Ils disent qu’ils vous vendront cet outil d’espionnage incroyablement puissant, si par exemple vous votez pour eux aux Nations Unies, ou en échange d’autres bénéfices.

« L’industrie largement dérégulée de la surveillance en Israël est championne mondiale. L’exposition de la Défense israélienne de 2022 à Tel-Aviv, la plus grande foire aux ventes d’armes du pays, a attiré 12 000 membres des forces de police et des armées de 90 pays, y compris le Bahreïn, le Bélarus, les Philippines, l’Ouganda, le Maroc et le Nigeria, tous connus pour leurs violations de droits humains, et les outils de surveillance disposant d’intelligences artificielles étaient le clou du spectacle.

Des membres seniors de l’establishment de la défense israélienne étaient présents. Nombre de produits étaient publicisés sous l’aspect de la praticité pour l’usager, par exemple, passer un checkpoint de manière plus rapide, mais leur objectif réel est d’améliorer leur capacité à surveiller et cibler des populations indésirables. »

C’est une relation transactionnelle. Les logiciels espions font la renommée d’Israël dans de grandes parties du monde désormais. Un grand nombre de pays, des dizaines et des dizaines, utilisent encore à cette heure des logiciels espions israéliens.

Je pense que l’industrie de l’armement est l’ultime assurance pour Israël. Ils pensent, avec raison selon moi, que parce qu’ils vendent tellement d’armes et de logiciels espions à un si grand nombre de pays, ces derniers ne vont probablement pas mettre de pression sérieuse sur Israël.

Une grande partie de la gauche internationale est de plus en plus critique d’Israël, et en revanche, des éléments de la droite dans les pays du « Sud global » se mettent à soutenir Israël. Et l’industrie de l’armement est bien sûr partie prenante de cela. C’est un moyen efficace de se constituer des amitiés transactionnelles. Bien des pays sont dépendants de la technologie de répression israélienne, et il serait improbable qu’ils se mettent à critiquer Israël lorsque c’est important. Et jusqu’à présent, l’histoire suggère qu’Israël a raison.

« Netanyahou visite la Hongrie en juillet 2016 et le Premier ministre Viktor Orbán rend ensuite visite à Israël en juillet 2018. L’utilisation par Orbán des logiciels de NSO a commencé en février 2018, ciblant nombre de ses critiques. […]

Le Premier ministre indien Narendra Modi est venu en Israël en juillet 2017, et Netanyahou réciproque en janvier 2018. L’inde commence à utiliser Pegasus en juillet 2017. Netanyahou se rend au Rwanda en juillet 2016 et le dirigeant Paul Kagame commence à utiliser NSO en 2017. Netanyahou visite l’Azerbaïdjan en décembre 2016 et le président Ilham Aliyev commence à faire usage de Pegasus en 2018. Le service anticorruption de Pologne achète Pegasus après la rencontre de la Première ministre Beata Szydlo avec Netanyahou en 2017. »

Vous vous référez à plusieurs reprises au concept de « Capitalisme de surveillance », que vous empruntez à Shoshanna Zuboff. Voici l’une de ses citations que vous reprenez dans votre livre : « la focale s’est déplacée des machines qui dépassent les limites physiques vers les machines qui modifient le comportement des individus, des groupes et des populations au service des objectifs du marché ». Qu’est-ce que vous tirez de ces notions pour décrire la Palestine en tant que laboratoire expérimental pour ce type de technologies ?

L’une des choses qu’Israël a découvertes très rapidement après 1967 – bien avant l’avènement du numérique, mais encore plus après le 11 septembre 2001 – c’est qu’il fallait construire une infrastructure d’oppression gigantesque pour contrôler les millions de Palestiniens. Et très vite après 1967, un grand nombre de pays a commencé à se rendre en Israël pour apprendre de cette expérience d’occupation, pour apprendre comment réprimer leurs propres cibles.

Israël, par conséquent, a été capable de mettre en avant ses propres intérêts, mais aussi d’en tirer de grands profits financiers : le pays est vu, et se présente, comme le plus grand combattant du terrorisme. Je remets sérieusement en question cette perception, pas seulement à cause du 7 octobre, mais parce que l’occupation indéterminée de la Palestine rend Israël moins sûr, pas plus sûr.

Je fais également mention de l’équivalent de la NSA en Israël dans mon livre, qui est l’unité 8 200. Ses membres sont encouragés à développer des outils de surveillance alors qu’ils sont encore dans l’armée, qu’ils commercialiseront une fois partis. C’est une sorte de pipeline : ces personnes créent des entreprises après avoir quitté l’armée, mais elles en restent très proches, ainsi que du gouvernement. Elles sont souvent mises en valeur pour promouvoir les intérêts d’Israël. Comme je le décris dans mon livre, NSO n’est une entreprise privée que de nom. De fait, c’est un instrument de l’État israélien.

« Tuer ou blesser des Palestiniens devrait être aussi facile que de commander une pizza. C’est la logique derrière une application développée par l’armée israélienne en 2020, qui permet à un commandant sur le terrain d’envoyer des précisions sur une cible depuis un dispositif électronique à des troupes au sol afin de neutraliser rapidement ledit Palestinien. Le colonel travaillant sur ce projet, Oren Matzliach, déclara au site web de la Défense israélienne que ces frappes seraient “comme commander un livre sur Amazon ou une pizza dans une pizzeria en utilisant votre smartphone”. »

C’est similaire, je pense, à Lockheed Martin et Raytheon aux États-Unis. Ce sont des entreprises privées d’une certaine manière, mais ce sont aussi des éléments clés de la politique internationale américaine, que ce soit en Irak, en Afghanistan ou ailleurs.

Donc pour moi, le capitalisme de surveillance a été incroyablement profitable à l’élite militaire et politique israélienne. Ils emploient un grand nombre de personnes, et Israël peut se présenter sous la forme idéologique de la « Start-up Nation ». Ce qui, à mon avis, perpétue le mythe d'un Israël « fort », dont l'occupation d'un peuple depuis des décennies serait une manière « normale et naturelle » d’organiser une société. C’est la publicité que promeut Israël depuis des années maintenant. Et je crains qu’après le 7 octobre – malgré une faute catastrophique en termes de renseignement – ce militarisme radical empire et qu’il soit embrassé et non questionné. C’est ce qui m’inquiète le plus pour la suite.

« L’équipement israélien, quoique loin d’être le seul, est une pièce centrale de la manière dont l’Europe conçoit le futur de sa défense et de sa sécurité. En 2021, il était annoncé qu’Israël recevait l’autorisation de s’unir au programme Horizon Europe, qui finance l’innovation et la recherche à hauteur de 95,5 milliards d’euros pendant sept ans. Israël a déjà reçu des financements considérables par le passé. Parmi les projets financés par Horizon 2020, le programme d’investissement et d’innovation de l’UE entre 2014 et 2019, on trouvait des systèmes israéliens de haute technologie de contrôle et de surveillance des frontières. »

Naftali Bennet, ancien Premier ministre d’Israël et membre du parti d’extrême droite « Nouvelle Droite », a écrit sur son compte Twitter/X le 4 novembre dernier : « Je commence ce soir une tournée de relations publiques à New York et à Washington […]. L’opinion publique mondiale ne penche pas en notre faveur en ce moment. Par exemple, il y a 15 (!) fois plus de vues pour les contenus pro-Palestiniens/Hamas que pour ceux pro-Israël sur TikTok. […] ».

Vous montrez aussi dans votre livre qu’il y a bien un biais contre les points de vue palestiniens intégrés au sein des règles de modération des plus grands réseaux sociaux, qui favorisent également de manière explicite les perspectives israéliennes. Dans ce cas, pourquoi Naftali Bennet a-t-il besoin de partir dans une telle tournée ?

Bennet pense peut-être à son avenir politique. Peut-être qu’il veut redevenir Premier ministre. Il y a cette conscience dans la classe politique israélienne que la carrière politique de Netanyahou ne va pas durer. C’est possiblement fini pour lui. Pas aujourd’hui ou demain, mais dans un futur relativement proche.

Pour moi, il n’y a aucun doute sur le fait qu’au cours de ce dernier mois, il y a eu d’innombrables exemples où Meta – Facebook – a censuré, dépriorisé et dissimulé beaucoup de contenus pro-Palestine. Je ne parle même pas de contenu pro-Hamas, juste de contenus en soutien à la Palestine. Ils affirment que ce sont des bugs, que c’est accidentel et qu’ils ne comprennent pas comment tous ces contenus pro-palestiniens ont soudainement disparu. Et comme je le montre dans mon livre, c’est une excuse qu’ils sortent à chaque fois ; il est donc difficile de les croire.

Et puis il y a TikTok, qui est, je crois, désormais le plus gros réseau social au monde désormais. Il est utilisé par beaucoup de jeunes, et de ce que j’en comprends, il y a beaucoup de contenus bien plus favorables aux Palestiniens. Donc je pense que Bennet et les gens comme lui sont en train de se lancer dans une tournée de propagande pour essayer de parler à la jeunesse. Et je suppose qu’Israël est probablement en train d’essayer de mettre la pression sur TikTok derrière les rideaux, afin de limiter la portée de la voix des Palestiniens, ou de ceux qui les soutiennent. Je ne sais pas à quel point ils auront du succès.

Il me semble que sur Instagram et Facebook, Meta a admis qu’il y avait constamment des erreurs, des suppressions, des omissions, etc. Je suis sceptique quant à ces explications. Mais selon moi, Israël est probablement en train de mettre la pression sur ces entreprises pour qu’elles soient beaucoup plus agressives dans la suppression de contenus pro-Palestine.

Vous montrez également dans votre livre que ces outils de surveillance sont parfois retournés contre des citoyens israéliens, mais que la société civile s’insurge régulièrement en l’apprenant. À quel point est-il possible ou probable que ces outils soient employés en ce moment contre des dissidents et des critiques du gouvernement de Netanyahou ? Visent-ils également les opposants juifs à l’international ? Est-il possible que vous soyez vous-même identifié, et si oui, à quoi vous attendez-vous en termes de surveillance ?

Il est très clair que depuis le 7 octobre, il y a eu une répression massive des critiques de la guerre et de Netanyahou, Palestiniens comme Juifs israéliens. Des manifestations publiques ont été dispersées, et le gouvernement israélien a tenté de censurer ou d’expulser Al-Jazeera, la chaîne d’information qatarie. Je n’ai pas encore de preuves, mais je suis presque certain qu’il y a eu une utilisation massive d’outils de surveillance israéliens sur les critiques en interne. On peut partir du principe que c’est un fait, pour les dissidents juifs et palestiniens.

« Il était inévitable que l’occupation de la Palestine retourne en Israël, et se retourne contre la population juive sous prétexte de gestion de la pandémie. […] En avril 2020 [la communauté de] Bnei Brek a été mise en quarantaine et seules de rares exceptions ont été faites pour permettre des entrées ou des sorties. La compagnie de nouvelles technologies Octopus Services a obtenu un contrat pour fournir des systèmes de commande et de contrôle, des drones, 500 caméras, et des ballons d’observation pour venir en soutien à la mission. »

En termes de surveillance des voix critiques à l’international, je travaille sous la présomption qu’il y a de bonnes chances qu’ils m’aient identifié. Ça fait longtemps que je le pense, depuis bien avant le 7 octobre. Ça ne m’a pas empêché de faire mon travail, et ça ne m’empêchera pas de continuer, je vis avec.

Et qu’en est-il des familles des otages retenus à Gaza ? Certains sont très actifs et critiques de l’opération militaire. Ils disent que leurs familles sont encore plus en danger, et voudraient qu’un accord soit conclu pour revoir leurs proches vivants...

Eh bien, je ne sais pas s’ils sont ciblés par des outils de surveillance. Mais il est certain que ce point de vue, même venant des familles des otages, est extrêmement minoritaire. Ils ont déclaré avoir rencontré Netanyahou il y a quelques semaines, en suggérant un échange de prisonniers : le Hamas libère tous les otages, et Israël renvoie tous les prisonniers palestiniens.

Et Israël ne va bien sûr pas le faire. Ils sont malheureusement très minoritaires, très actifs, mais leur proposition a reçu très peu de soutien. Cependant, même si on n’a pas beaucoup d’information à ce sujet, plus le temps passe et plus il y a de soldats israéliens qui meurent à Gaza, plus il est possible que l’opinion israélienne commence à changer.

Plus généralement, la société israélienne devient de plus en plus intolérante à l’égard de la dissidence. Il y a un état d’esprit de plus en plus partagé dans la classe politique, dans le gouvernement de Netanyahou, chez ses alliés, mais aussi les membres de la Knesset (le parlement israélien), que les critiques ne peuvent être tolérées.

Israël affirme être une démocratie, mais il y a de moins en moins de place pour une critique publique de l’occupation ou même de la guerre à Gaza. Nous voyons dans les médias occidentaux ces familles des otages qui supplient, et on les comprend, de voir leurs proches évacués. Mais malheureusement, la vision dominante en Israël en ce moment, c’est « bombarder Gaza jusqu’à ce qu’ils retournent à l’âge de pierre ». Ça, tristement, c’est le point de vue majoritaire. Et c’est une période terrifiante à vivre.

Propos recueillis par Thomas le Bonniec.

Antony Loewenstein, The Palestine Laboratory - How Israel exports the technology of occupation around the word

Photo d'ouverture : Bombardement israélien de la bande de Gaza, 10 novembre 2023 - Kenzo Tribouillard - @AFP

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