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Volontiers enclins à dénoncer comme « liberticides » les régulations du marché par l'État, les libéraux semblent curieusement ne pas voir le caractère liberticide des technologies, cela à l'encontre même de principes libéraux historiques.

Article Démocratie
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publié le 01/05/2024 Par Mikaël Faujour
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S'il est un domaine dans lequel maints libéraux révèlent l'innocuité de leur foi dans une liberté qui impliquerait le « moins d'État », c'est peut-être celui du numérique. Une recherche sur le sujet sur le site libéral Contrepoints conduit à un texte intitulé « La vaine lutte contre l’addiction aux réseaux sociaux » dans lequel on peut lire l'affirmation suivante : « Nul doute que notre rapport aux ordinateurs, aux smartphones, aux tablettes, aux applications, aux réseaux sociaux est parfois excessif. Mais ce n’est pas une raison pour créer une nouvelle loi liberticide ».

La défiance traditionnelle des libéraux à l'égard de l'État est pourtant saine et parfois justifiée – l'ensemble d'aberrations étatiques dans la gestion de la crise du Covid en témoigne assez. Mais sous l'espèce de dogmatisme niais qui pose l'équation « régulation = liberticide », le risque est de ne pas (vouloir) voir que l'État n'a pas le monopole du liberticide et que le technocapitalisme est sans doute bien plus dangereux. Les réseaux dits « sociaux » et plus largement le manque d'interaction et l'isolement (souvent des plus jeunes) via l'addiction aux écrans, qui ont pénétré la vie quotidienne et l'intimité des individus à l'échelle du monde, en sont une très bonne illustration.

Pour John Locke (1632-1704), l'un des penseurs au fondement du libéralisme, « chaque homme est propriétaire de sa propre personne » ; il s'ensuit que « chacun a, par la nature, le pouvoir […] de conserver ses biens propres, c'est-à-dire sa vie, sa liberté et ses richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats des autres ».

On sait depuis déjà longtemps que la publicité travaille sur l'inconscient et qu'elle tend à fabriquer des désirs. Elle promeut comme une libération, comme un accomplissement de soi, la soumission à ses propres pulsions via l'acte de consommation. Elle infantilise, encourage à « succomber », à « céder à la tentation » – donc à ne pas se contrôler, se réfréner, à ne pas savoir dire non. La tromperie est d'autant plus patente que sous « l'accomplissement », on trouve l'addiction – comme celles, dûment documentées, au tabac, au sucre ou au glutamate monosodique entre autres – c'est-à-dire la privation de cette souveraineté sur soi qu'implique, selon Locke, la propriété de sa propre personne.

Mais le technocapitalisme du XXIe siècle va bien plus loin : l'addiction des usagers est vitale à sa croissance. Des GAFAM à TikTok, de Netflix à Twitter, de l'industrie pornographique aux microtransactions ou aux dérives « casino » de certains jeux vidéos, l'objectif est de déposséder l'individu de la maîtrise de ses pulsions, en optimisant les algorithmes pour causer une dépendance neurochimique.

En d'autres termes : la raison d'être du technocapitalisme, c'est l'aliénation. D'où une débauche d'argent, d'intelligence, d'ingénierie et de recherche en neurosciences pour piéger les consommateurs, notamment avec le nouveau métier d'« economic designer », dont le travail est autant de vous rendre accroc que de vous faire sortir au plus vite votre carte bancaire.

« La liberté suppose une part de stoïcisme. Créer un espace intérieur, se soumettre à une discipline personnelle, tenir le monde à distance », explique l'essayiste libéral Gaspard Kœnig, s'inquiétant de « l'aliénation inhérente aux modèles économiques de Facebook et Twitter »… Mais il finissait par répéter le mantra du marché qui s'autorégule :

« […] certains acteurs numériques commencent à proposer des services d'aide à la déconnexion. On ne compte plus les offres de séjours “hors réseau”. La régulation risquerait de mettre en danger ce processus vertueux […]. »

Par un renversement caractéristique du génie révolutionnaire du capitalisme, le terme « addictif » s'est même chargé en ce début de siècle d'une valeur positive : la publicité, le journaliste ou l'ami qui recommandent tel ou tel produit de l'industrie culturelle n'emploient-ils pas ce même mot ?

Dans Qu'est-ce que le libéralisme ? Éthique, politique et société, la philosophe Catherine Audard, également professeure à la London School of Economics, évoquant John Locke, écrit que : « la souveraineté absolue de l'individu veut dire qu'il n'appartient à personne. La propriété de soi signifie un droit de contrôle absolu sur son esprit, sa conscience, mais aussi sur son corps et sa vie ».

Elle poursuit : « La propriété privée est donc inséparable, pour Locke, de l'espace personnel et privé de la conscience, du moi […]. Protéger la propriété privée, c'est garantir l'inviolabilité de l'espace privé qui fonde à la fois la sécurité physique et le salut de l'âme ». C'est peu dire que le principe d'inviolabilité de l'espace privé s'est totalement dissous à l'heure des réseaux antisociaux et du Big Data.

Le numérique viole un autre principe libéral : celui de non-nuisance. Les effets néfastes de certaines utilisations des écrans ne sont pas qu'une affaire individuelle, celle du mal que quelqu'un s'infligerait librement à soi-même. Outre que la dépendance questionne la notion de libre arbitre, il y a surtout que le technocapitalisme révolutionne les rapports sociaux – comme le signalaient déjà Karl Marx et Friedrich Engels dans le Manifeste du Parti communiste – et produit à terme des nuisances.

Laissons de côté la question des effets écologiques du numérique (analysés en détail dans cet article) et listons seulement des effets cognitifs et sociaux eux aussi largement documentés : recul des facultés de concentration et de mémorisation ; altération, surtout chez les petits exposés très tôt et/ou beaucoup trop aux écrans, du langage, de la préhension, du jeu, de l'imagination, mais aussi de l'acceptation des limites.

Les effets délétères et fragilisants sur la santé et la psyché se révèlent peu à peu, avec des degrés variables selon l'intensité de l'usage : troubles du sommeil, anxiété et dépression, narcissisme, intolérance à l'échec et à la frustration, diminution de la vie sociale réelle, faible estime de soi, surpoids, harcèlement en ligne, exposition précoce à des images violentes ou pornographiques, etc...

Nous commençons à peine à voir devenir adulte la génération qui, au cœur de cette révolution numérique, a grandi avec un « smartphone » en main. Quelle conception de l'intérêt commun par-delà le « ressenti », quelle capacité à se projeter dans le long terme d'une transformation politique porteront ceux dont les facultés cognitives ont largement été modelées par le totalitarisme technologique, les actes compulsifs et l'instantanéisme qu'il forge ? Pour qui écoute les constats des professionnels de l'éducation de tout niveau et tout milieu, il y a lieu de s'alarmer.

Par-delà les réflexes antiétatiques, les libéraux gagneraient à se demander si la non-régulation ne serait, in fine, pas plus liberticide que l'État – lequel, du reste, accompagne la propagation de la numérisation généralisée du monde. De leur côté, les seigneurs du technocapitalisme, eux, ne sont pas dupes : tandis qu'ils répandent le cancer numérique, ils en protègent leurs propres enfants et les placent dans des écoles sans écran.

Photo d'ouverture : @Midjourney

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