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Dette, accusations de corruption : l’empire Drahi au bord de l’effondrement ?

En seulement quelques années, Patrick Drahi a bâti un empire des télécoms et des médias, uniquement par l’endettement. Si bien qu’Altice (qui détient notamment SFR) vit depuis 2016 avec une dette de plus de 50 milliards d’euros. Or, avec le retour de l’inflation, et donc des taux élevés, la situation n’est plus tenable. D’autant plus que SFR, son plus gros actif en Europe, perd non seulement des clients, mais aussi de l’argent.

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publié le 15/04/2024 Par Marine Rabreau
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La dette d’Altice est désormais reléguée au rang des « junk bonds ». Les créanciers s’inquiètent très sérieusement, alors que la société est éclaboussée depuis l’été dernier par un vaste scandale de corruption et de blanchiment d’argent par son ex-bras droit et ami Armando Pereira au Portugal. Une enquête est désormais ouverte en France. Habituellement discret, Drahi a dû sortir du bois pour rassurer les investisseurs. Désormais, le milliardaire concède qu’il doit vendre des actifs, et vite. Signe de l’urgence de la situation, Altice a vendu son pôle Médias, dont les chaînes de BFM et RMC. Il envisage même de céder tout ou partie de SFR.

Patrick Drahi avait beau assurer, il y a à peine quelques mois encore, que la dette de son groupe Altice était un « non-sujet », le fait qu’il ait revendu sa branche Médias le 15 mars dernier prouve que l’empire a les deux genoux à terre. Le patron du consortium luxembourgeois a en effet provoqué un coup de tonnerre en annonçant la cession de ses chaînes BFM TV, BFM Business, BFM Régions, BFM Radio, RMC, RMC Story, RMC Découverte, RMC Sport et RMC BFM Play à Rodolphe Saadé, le patron du géant du transport maritime français CMA-CGM.

8e fortune de France, il détient déjà La Provence et La Tribune et cherchait précisément à rejoindre le cercle très restreint des 10 milliardaires détenant 90 % des médias français. Il faut dire que l’offre du redoutable armateur franco-libanais ne pouvait pas se refuser : 1,55 milliard d’euros, soit 14 fois le résultat d’exploitation d’Altice Média en 2023 !

À lire : Qui est CMA-CGM, ce nouveau poids lourd français du monde des affaires ?

Un mur de dettes vertigineux

Cette vente, qui a une valeur symbolique importante – BFM TV étant une chaîne de télévision influente – permet cependant à Altice de ne reprendre qu’une toute petite bouffée d’oxygène, puisque la dette globale du groupe multinational de médias et de télécoms atteint 60 milliards d’euros, dont 25 milliards d’euros aux États-Unis et 24 milliards d’euros en France.

Un mur de dette vertigineux, qui n’est pas du tout nouveau, mais la société est désormais asphyxiée par d'importantes échéances de remboursement à court terme : 1,65 milliard d'euros en 2025, puis 1,33 milliard d'euros en 2026, avant 5,5 milliards d'euros en 2027. Rien que pour Altice France ! Pour les agences de notation, la dette d’Altice est désormais classée dans la catégorie « junk » ou « hautement spéculative ». Autrement dit, le risque de faillite est élevé.

Le milliardaire prévoit un plan de restructuration qui conditionne l’utilisation du produit de ses cessions, notamment celle de BFM TV, à l’effacement d'une partie de cette dette par les créanciers, invités à entériner une perte de 30 %. Ces derniers dénoncent « un chantage » et s’organisent pour faire face aux assauts de l’homme d’affaires.

Mais comment Patrick Drahi, ce discret, brillant et audacieux entrepreneur franco-israélien diplômé de Polytechnique, issu d’un milieu modeste, qui a fait l’objet d’un traitement médiatique dithyrambique – avec des médias fascinés par son ascension fulgurante, sa vision stratégique, et sa capacité à redresser des entreprises en difficulté – et pour qui les investisseurs et les banquiers ont déroulé le tapis rouge pendant des années, en est arrivé là ?

La méthode Drahi se prend les pieds dans le tapis

En réalité, Drahi finit par se prendre à son propre piège. Il a bâti un empire à toute vitesse, à coups d’acquisitions monstres et compulsives, toutes financées par la dette et structurées via des montages financiers ultra-sophistiqués. Il fait partie de ceux connus mondialement pour avoir usé et abusé du fameux «LBO», pour Leverage Buy Out. Explications : une fois qu’il s’est endetté sur les marchés bancaires et/ou obligataires pour racheter une boîte vulnérable à prix cassé, il instaure un management rude et impose une gestion financière hyper-serrée.

Patrick Drahi est d’ailleurs notamment surnommé « Monsieur 30 » : quand il arrive dans une société, il réduit les coûts de 30 % et taille sec dans les effectifs. Finalement, la boîte rachetée devient une véritable machine à cash, qui génère de gros bénéfices, qui eux-mêmes remboursent la dette, génèrent des dividendes voire permettent d’acheter d’autres sociétés.


La boulimie des achats à crédit de Patrick Drahi

Patrick Drahi naît à Casablanca en 1963. Il est le fils de deux professeurs de mathématiques. Brillant élève, il fait ensuite Maths Sup, Maths Spé et l'école Polytechnique (X). Dans les années 1980, il repère le potentiel du marché du câble aux États-Unis et veut importer la technologie en France. Il crée en 1994, son premier câblo-opérateur, Sud Câble Services, qu’il finance par un prêt étudiant de 50 000 francs, et qu’il revend en 1999 au néerlandais UPC contre 5 % du capital, qu’il vendra un an plus tard pour 40 millions d'euros.

Il fonde Altice en 2001 et enchaîne les rachats : Numericable, Noos, TDF Câble, France Telecom Câble, Completel, Outremer Télécom, Virgin Mobile, Portugal Telecom, etc. En 2014, il rachète SFR à l’issue d’un combat acharné contre Bouygues Telecom. Dans la foulée, il se tourne vers les médias. Il investit dans Libération en 2014 (il en sortira en 2020). En 2015, il rachète plusieurs titres de presse, comme la chaîne d’informations israélienne iNews, le groupe israélien de télévision Hot, les titres l’Express et l’Étudiant du groupe belge Roularta, ainsi que le groupe NextRadioTV (BFM TV et RMC). En 2017, la dette d’Altice représentait déjà 50 milliards d’euros, suscitant l’inquiétude générale.


Ce fonctionnement « LBO » marche à merveille tant que la chaîne du crédit est bien huilée. Ce qui a été le cas pendant 20 ans : l’argent a coulé à flots. Les Banques centrales avaient ouvert tous les robinets du crédit et réduit les taux d’intérêt à des niveaux historiquement bas, même proches de zéro (voire parfois négatifs !). Les hommes d’affaires comme Patrick Drahi ont ainsi pu bâtir des empires… à crédit.

Mais depuis le retour de l’inflation fin 2021, les conditions de financements se sont drastiquement resserrées. Désormais, les taux ne sont plus de 0 %, mais de 4 %. Autrement dit, pour rembourser les anciens crédits, il faut en contracter d’autres… beaucoup plus chers. À un tel niveau d’endettement, le risque de défaillance augmente, ce qui alimente encore la hausse des taux bancaires et obligataires ! Pendant des mois, Patrick Drahi a espéré un repli rapide des taux d’intérêt, mais force est de constater que ce ne sera pas le cas.

Opération cessions d’actifs tous azimuts

Résigné, Drahi répète désormais que sa « seule priorité » consiste à « accélérer le processus de désendettement d’Altice ». Habituellement très discret, l’homme d’affaires est ainsi revenu en première ligne pour calmer les marchés. Il est partout, il communique, il réunit les investisseurs, il parle à la presse. Comme en 2017-2018, quand Altice était (déjà) au plus bas, plombé par les mauvais résultats de SFR. À l'époque, il était parvenu à redresser la barre, mais cette fois-ci, le contexte est bien plus complexe.

Pour faire face, le groupe doit absolument vendre des actifs, et vite. Au Portugal, Meo, le premier opérateur local, est en vente. Valorisé entre 7 et 9 milliards d’euros, Xavier Niel aurait fait part de son intérêt. En République dominicaine, Altice Dominicana, racheté en 2013 à Orange, valorisé 2,5 milliards pourrait être cédé. Le spécialiste français de la vidéo publicitaire en ligne Teads, racheté en 2017 pour 302 millions d’euros, serait également dans le viseur.

En France, Altice a vendu en novembre dernier ses 257 data centers au fonds d’infrastructures de la banque américaine Morgan Stanley (1). Somme récupérée : 535 millions d’euros. Autre piste envisagée : la cession de XpFibre, sa filiale qui détient ses infrastructures en fibre optique, une « vache à lait » qui pourrait rapporter 10 milliards d'euros. Mais une telle opération ferait perdre à Drahi une partie de son indépendance en matière de connectivité internet. C’est dire si la situation est grave…

Drahi prêt à vendre tout ou partie de SFR

Dans cette poursuite désespérée du désendettement, Patrick Drahi est désormais même ouvert à la cession d'une partie du capital de SFR, son principal actif en Europe, qu’il avait rachetée en 2014 pour 13,3 milliards d’euros. « Est-ce que quitter la France est une option ? Je suis en Angleterre aujourd’hui, demain aux États-Unis et la semaine prochaine je suis en Israël. Oui », avait répondu Patrick Drahi, domicilié fiscalement en Suisse, lors d’une tournée internationale des investisseurs en septembre 2023.

D’après Challenges, qui cite un bon connaisseur du dossier, « Patrick Drahi lance des ballons-sondes avec le but de vendre tout SFR. C’est justement la spécialité de Vincent Le Stradic de la banque Lazard, auquel il vient de confier un mandat ». Le dossier a en effet été confié à la banque d'affaires Lazard, avec l'appui de BNP Paribas. Il s’agit là de parvenir à convaincre des investisseurs de miser sur un opérateur en nette perte de vitesse : sur les seuls 6 premiers mois de l’année 2023, SFR (numéro 2 en France derrière Orange) a perdu 235 000 abonnés sur le mobile et 41 000 sur l’Internet fixe. Entre un service client jugé déplorable et des offres qui changent à tout-va, les abonnés quittent le navire.

Au troisième trimestre, ses ventes ont encore reculé de 2,8 %, à 2,7 milliards d'euros et son excédent brut d’exploitation a chuté de 6 %, à 983 millions. Son free cash flow était même négatif sur la même période. En clair, SFR, dont la masse salariale a presque été divisée par deux depuis 2014 (environ 8 000 emplois restants), est le seul opérateur français à perdre des clients et de l’argent.

« Les discussions prennent plus de temps que prévu. »

Pour Drahi, il s’agit de vendre vite, certes, mais pas question de brader ses actifs à des rapaces qui profiteraient de la situation fragile de son groupe. Ainsi, il compte sur le soutien de fonds d’investissement comme Morgan Stanley, Carlyle ou Civen, avec lesquels il a tant traité ces 20 dernières années et qui ont beaucoup gagné grâce à lui. Quant à l’option d’une participation venant d’un des trois autres acteurs français des télécoms (Bouygues, Free, Orange), elle pourrait être ravivée par la récente décision de Bruxelles d’autoriser, après 18 mois d’âpres négociations, la fusion entre Orange et MasMOvil en Espagne.

Quoi qu’il en soit, « les discussions pour vendre des actifs prennent plus de temps que prévu », confiait en décembre dernier à La Tribune Gilles Frisch, responsable de la gestion High Yield chez Meeschaert Asset Management. Devant l’urgence de la situation, Altice France a été contraint de s’endetter à nouveau, en parvenant – malgré tout – à lever 350 millions d’euros auprès de Goldman Sachs, avec un remboursement prévu au 1er février 2027.

Objectif : repousser aussi loin que possible le mur de la dette, dans le but de « rassurer les investisseurs sur le risque de liquidité ». Et ce, quitte à en payer le prix fort : le coût total de l’opération est ressorti à 12,5 % ! En octobre dernier, Altice International levait déjà 800 millions d’euros pour repousser à 2027 le remboursement de ses principales échéances. Là encore, au taux de 10 %, soit 4 fois plus cher qu’avant.

Un scandale de corruption et de blanchiment d’argent

Pour couronner le tout, Altice essuie depuis l’été dernier une sombre affaire de corruption et de blanchiment d’argent. Le 13 juillet 2023, la justice portugaise ordonne l’arrestation d’Armando Pereira, l’homme le plus riche du Portugal, associé et bras droit historique de Patrick Drahi. Armando Pereira aurait touché des rétrocommissions en surfacturant à Altice des prestations réalisées par des sociétés qui lui appartenaient. La justice portugaise aurait découvert « une quarantaine d’entreprises offshore, réparties sur quatre continents, qui aurait permis la dissimulation de plus de 650 millionsd'euros ».

Chez Altice, c’est la panique. Car c’est la crédibilité de la signature financière de Drahi qui est en jeu. L’homme de 60 ans a aussitôt réagi, parlant de « choc » et de « déception ». « Je me sens trahi et trompé. Si les suspicions du fisc se révèlent vraies, cela voudrait dire qu’un petit groupe d’individus a caché ses actions et profité de certaines de nos acquisitions au détriment d’Altice et de ma réputation », a-t-il abondé, assurant que Pereira n’avait jamais été actionnaire d’Altice.

Du jour au lendemain, il a mis fin aux relations avec les neuf fournisseurs incriminés dans l’affaire et viré de hauts cadres dirigeants. Il aura tout tenté pour rassurer la planète finance et éviter que le scandale ne fasse des petits dans d’autres pays. Raté, le 8 mars dernier, le Parquet national financier a communiqué sur l’existence d’une enquête préliminaire en France.

DrahiLeaks : des informations incroyables sur Patrick Drahi

Il faut dire que les doutes sont permis quant au fait que Drahi et son entourage proche ne pouvaient pas ne pas savoir… Dans une vaste enquête baptisée « DrahiLeaks » publiée depuis fin 2022 par trois médias indépendants, Street Press, Blast et Reflets – et reprise dans aucun média mainstream –, cinq journalistes épluchent (malgré les pressions exercées par Drahi) des centaines de milliers de documents piratés à Altice par le groupe de hackers russes Hive. En avril 2023, ils ont publié une nouvelle salve d’articles révélant notamment que Pereira a mené toutes les opérations de LBO avec Drahi, depuis la création d’Altice. Au sein d’Altice, « 11 personnes à peine, dont Armando Pereira, contrôlent toutes les entités et prennent toutes les décisions importantes. Rien ne leur échappe », lit-on.

Les deux hommes sont en réalité des amis intimes. Ils partagent le même jet. « Armando Pereira a acheté la propriété voisine de celle de Patrick Drahi sur l’île caribéenne de Nevis ». C’est aussi le family office de Patrick Drahi « qui s’est occupé des documents permettant à Armando Pereira et à sa femme d’obtenir la nationalité de ce petit paradis fiscal », tout comme il l’avait fait pour lui. En septembre 2023, le consortium de journalistes précise que Pereira avait une créance de 1,3 milliard d’euros sur le groupe Altice, via une sorte de « management package ».

Parmi les multiples autres révélations des DrahiLeaks, figure la fausse séparation de Drahi avec sa femme pour fuir l’impôt. Pour ce fait, le fisc suisse lui réclame 7,5 milliards d’euros d’arriérés et pénalités ! Surtout, on apprend comment Drahi a siphonné 5,8 milliards d’euros à SFR entre 2015 et 2021. Par ailleurs :

« Quelque deux milliards d’euros ont été ponctionnés sur les comptes de Ypso France, l’entreprise du groupe qui historiquement détenait notamment Numericable et gère toujours, au moins en partie, les réseaux câblés du groupe. Et enfin, 600 millions d’euros sont venus des caisses de SFR Presse. SFR Presse dont le kiosque à journaux numérique n’a plus aucune activité depuis que, comme l’ont révélé nos confrères de Capital, le fisc a découvert qu’il servait surtout à payer moins de TVA – un tour de passe-passe qui a valu à Patrick Drahi un redressement fiscal de 420 millions d’euros. »

Du côté des syndicats, on se doutait qu’il sortait de l’argent, « mais pas dans de telles proportions ».

En 2016, Patrick Drahi déclarait : « Je dors mieux avec mes 50 milliards de dettes qu'avec les 50 000 que j'avais à mes débuts ». Il faut dire que Monsieur peut dormir tranquille : à titre personnel, Patrick Drahi présente une fortune chiffrée à plus de 10 milliards d’euros. Et puis, si Altice devait faire faillite, avec de tels engagements financiers, les créanciers préféreront mettre la main à la pâte plutôt que de tout perdre. C’est un peu comme le principe du « too big to fail » du système bancaire : Altice est systémique.

Photo d'ouverture : Patrick Drahi, président du groupe français de télécommunications Altice, arrive pour s'adresser aux étudiants après l'inauguration du "Drahi-X Novation Center", dédié à l'entrepreneuriat et à l'innovation, à l’École Polytechnique de Palaiseau, le 19 avril 2016. (Photo ERIC PIERMONT / AFP) - Lemonsoup14 - @Shutterstock

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