Une récente étude indique qu'environ 1 000 milliards de dollars de profits des multinationales mondiales ont été transférés vers des paradis fiscaux en 2019, soit 60 % de plus qu’en 2015. Cet évitement fiscal alimente à l'échelle mondiale une course à la réduction des impôts sur les sociétés, dont la diminution de moitié en 30 ans n'a pourtant pas jugulé le phénomène, signe de l’échec total de cette stratégie.

Dans le cas de la France, ce sont au minimum 13 milliards d’euros de recettes fiscales qui s’évaporent annuellement. Une somme qui correspond à la construction de 10 hôpitaux par an, ou qui comblerait le déficit à venir de 10 milliards d’euros brandi par le gouvernement pour justifier son projet injuste de réforme des retraites. Si l'on ajoute la fraude des entreprises à la TVA et aux cotisations sociales, la facture grimpe à près de 60 milliards d’euros par an.
Pour compenser ce manque à gagner, les États (dont la France) préfèrent reporter l’effort sur les ménages. Il est ainsi courant de voir mise en avant dans le débat public la question des fraudes aux prestations sociales… dont le montant total est pourtant quinze fois plus faible.
L’évitement fiscal des multinationales alimente la course mondiale à la baisse des impôts sur les sociétés
Une multinationale est une entreprise qui dispose d’un siège social dans un pays et de filiales à l’étranger. S’installer au plus près de nouveaux marchés à conquérir ou délocaliser sa production vers des pays où le coût de la main-d'œuvre est moins élevé, sont les raisons courantes d’un déploiement à l’international.
Une fois dotées de ramifications multiples dans différents pays, les multinationales sont susceptibles d'enregistrer leurs bénéfices dans d’autres pays que celui où est situé leur siège social. Certaines en profitent pour organiser le transfert d’une part de leurs profits imposables vers les États appliquant des régimes fiscaux qui leur sont plus favorables.
Le point de départ de l’étude de Ludvig Wier et Gabriel Zucman est le montant vertigineux des bénéfices que les grandes entreprises prétendent réaliser dans quelques petites îles ou enclaves peu peuplées. Ainsi, Shell, dans sa déclaration fiscale 2021, affiche aux Bahamas un chiffre d'affaires gigantesque de plus de 21 milliards de dollars et un profit conséquent de 570 millions de dollars pour seulement 35 employés. Son montant d'impôt versé est quant à lui de… zéro dollar :


Pour la Commission européenne, « l’évasion fiscale » ou « planification fiscale agressive » ou encore « optimisation fiscale » permet de tirer parti des failles d’un système fiscal et des incohérences ou asymétries entre plusieurs systèmes fiscaux afin de réduire l’impôt à payer. Contrairement à la fraude fiscale qui est illégale, l’optimisation fiscale s’inscrit généralement dans les limites fixées par la loi.
Et si la Commission européenne reconnaît que les frontières entre évasion et optimisation sont parfois floues, les conséquences de ces pratiques sont quant à elles assez nettes. Les pays et leur fiscalité sont mis en concurrence, engendrant une course à la baisse des taux d’imposition des sociétés et donc des manques à gagner pour les États.
Les taux d’imposition des sociétés ont ainsi été divisés par presque 2 dans le monde entre la fin des années 1980 et 2022.


Les transferts des profits des multinationales vers des paradis fiscaux ne cessent d’augmenter
À la fin des années 1970, 2 % des bénéfices des multinationales dans le monde étaient orientés vers des paradis fiscaux ; en 2019 c’était près de 40 %. Une proportion qui a doublé entre 2010 et 2015, période qui coïncide avec l'explosion des profits des GAFAM souvent domiciliés fiscalement en Irlande.
Et si, depuis 2015, la part des profits transférés reste relativement stable, le montant a lui explosé, car dans le même temps, les bénéfices des multinationales ont augmenté de plus de 50 %. Ainsi, entre 2015 et 2019, les bénéfices déplacés vers les paradis fiscaux sont passés de 600 milliards de dollars à près de 1 000 milliards de dollars.
La conséquence de ces transferts est une aggravation constante des pertes de recettes fiscales au rythme de 10 % par an depuis 1995. En 2019, le manque à gagner correspond à un dixième du total mondial des impôts sur les sociétés :


Encore récemment, les États-Unis ont démontré l'inefficacité des initiatives individuelles de réductions d’impôts sur l’évasion fiscale des multinationales. Selon Wier et Zucman, le US Tax Cuts and Jobs Act de 2017, qui a réduit le taux d’imposition des sociétés de 35 % à 21 %, n’a pas eu d’effet sur l’évasion fiscale. Au contraire, entre 2016 et 2019, le manque à gagner a augmenté de près de 15 %.


En plus des effets délétères de l’évitement fiscal sur les finances des pays, il faut ajouter celui sur la distorsion de leurs indicateurs économiques comme la perte apparente de produit intérieur brut (PIB). Elle est estimée à 1,5 % en Union européenne avec, comme conséquence directe, une baisse tout aussi apparente de l’indicateur de productivité.
En parallèle, le phénomène opposé est observé dans les paradis fiscaux qui voient leur produit intérieur brut exploser. L’Irlande a ainsi vu le sien augmenter d’un tiers en 2015 suite au changement de statut de la filiale locale d’Apple.
Des initiatives communes qui peinent à convaincre
Les initiatives locales de baisse d’impôts ne peuvent être suffisantes pour décourager l’évitement fiscal. Seule la coopération entre pays permet de lutter contre ce phénomène, surtout quand les entreprises qui pratiquent l’évitement fiscal profitent de dispositions qui permettent de payer encore moins que le taux officiel affiché. Apple, par exemple, payait en Irlande 2 % d’impôts en 2013 au lieu du taux officiel de 12,5 %.
Si les mesures mises en place depuis 2015 sous l’impulsion de l’OCDE et du G20 (1) ont permis de stabiliser le taux de transfert de profits, elles n’ont pas réussi à stopper l’hémorragie de perte de revenus fiscaux des pays.
En 2021, pour aller plus loin, 136 États qui représentent plus de 90 % de l’économie mondiale se sont accordés pour fixer un taux d’imposition minimum de 15 % sur les profits des multinationales (l’application est prévue pour 2023). Les recettes fiscales mondiales espérées sont d’environ 150 milliards de dollars par an. Bruno Le Maire s’en est rapidement félicité… mais cette initiative vertueuse sur le papier demande à être un peu nuancée.

D’une part, le taux de 15 % ne concerne officiellement aucun membre du G7 et seulement trois membres de l’OCDE. D’autre part, si le taux d’imposition sur les sociétés a été réduit partout dans le monde depuis 20 ans, la plupart des pays restent au-dessus des 15 %.


En attendant, les efforts pour compenser les pertes d’impôts pèsent sur les ménages
En France, ce sont 42 milliards d’euros de bénéfices des entreprises qui n’ont pas été imposés en 2019 pour une perte d’impôts de plus de 20 %, soit environ 13 milliards d’euros.
Si on y ajoute les estimations de l’INSEE de fraude à la TVA de l’ordre de 20 à 26 milliards d’euros par an, les évaluations de l’Urssaf de la fraude aux cotisations sociales du secteur privé entre 6 et 7 milliards d’euros par an, la facture grimpe à 40 voire 45 milliards d’euros par an au minimum. En 2014, la Cour des comptes évaluait pour sa part les fraudes aux cotisations sociales des entreprises à plus de 20 milliards d’euros en 2012 rien que sur le travail dissimulé, ce qui porterait le total des fraudes des entreprises à 55 à 60 milliards d’euros par an !
Ce montant, déjà coquet, prend toute son envergure une fois comparé aux estimations de fraudes aux prestations sociales des ménages, éternellement mises en avant pour justifier de nombreuses réformes. Or, selon la Cour des comptes, en 2019, le montant des fraudes aux prestations sociales détectées et attribuables aux particuliers était d’un peu moins de… 650 millions d’euros.
Au-delà de ce chiffre, le dernier rapport de l’Assemblée nationale confirme qu’il n’existe pas d’estimation de référence de l’ensemble de la fraude sociale qui serait élaborée par les organismes d’État. Les évaluations de la Cour des comptes permettent une estimation de la fraude totale attribuable aux particuliers de l’ordre de 4 à 5 milliards d’euros… une somme qui fait pâle figure face aux 55 à 60 milliards des entreprises.
Selon la Cour des comptes, en 2019, le montant des fraudes détectées à l’assurance maladie était de moins de 300 millions d'euros dont seulement 20 % relevaient des particuliers, le reste étant le fait des professionnels de santé ou des établissements de santé et médico-sociaux. La Cour estimait par ailleurs au minimum à plus de 1,5 milliard d’euros le montant total de la fraude liée uniquement à l’activité des infirmiers libéraux, masseurs-kinésithérapeutes et médecins généralistes. L’assurance maladie et la Cour des comptes ne faisant pas d’évaluation de la fraude totale liée aux particuliers, l’application des mêmes ratios aux fraudes détectées des particuliers aboutit à une estimation de 375 millions d’euros de la fraude totale liée aux particuliers.
Pour la branche famille (CAF, etc.), la Cour rapportait un montant de fraudes détectées d’un peu plus de 300 millions d’euros pour une estimation de la fraude totale de 2,3 milliards d’euros.
L’assurance vieillesse n’affichait quant à elle qu’un peu moins de 70 millions d’euros de fraudes détectées sans disposer d’évaluation de la fraude totale. Tout au plus une tentative d’estimation en 2010-2011 conduisait à 0,4 % de fraude sur un échantillon représentatif. En 2020, cela représenterait 1,3 milliard d’euros.
Enfin, 120 millions d’euros ont été récupérés et 80 millions d’euros de pertes ont été évités du fait des fraudes aux allocations chômage (qui concernaient 0,3 % des chômeurs). La dernière évaluation de Pôle emploi sur l’ampleur de la fraude remonte à 2012 ; à l’époque les sommes récupérées étaient de 40 millions d’euros et la fraude totale estimée à 180 millions d’euros. Avec 120 millions d’euros récupérés en 2019, le même ratio correspondrait à 540 millions d’euros de fraude totale estimée.
Pour faire bonne mesure, on pourrait rajouter le récent bilan de la DREES avec 4 milliards d’euros de non-recours aux prestations du minimum vieillesse et du RSA, ainsi que les 30 % de chômeurs ne faisant pas valoir leurs droits : de quoi ébranler le mythe du chômeur fainéant profitant d’un système généreux qui le maintiendrait en inactivité.
Or, pour réduire les dépenses et déficits publics, les réformes (retraites, chômage) pèsent essentiellement sur les ménages avec le risque d’encore dégrader leur situation, notamment pour les plus modestes… dans le prolongement du premier quinquennat.
Photo d'ouverture : Elnur - @Shutterstock