La flexibilisation du travail n'est qu'une précarisation de l'emploi

Une étude parue récemment dans la Socio-Economic Review bat en brèche l’idéologie selon laquelle des emplois précaires avec des horaires et/ou des salaires variables amélioreraient les chances ultérieures de trouver un emploi stable. Réalisée au Royaume-Uni, pionnier en matière de flexibilisation du travail, elle répertorie également les effets délétères de ces mesures sur la santé et les finances des ménages qui les subissent.

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publié le 02/02/2023 Par Alexandra Buste, Xavier Lalbin
La flexibilisation du travail n'est qu'une précarisation de l'emploi
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Le 9 novembre dernier, sénateurs et députés français ont trouvé un accord sur le projet de loi en vue de la réforme de l’assurance-chômage. Au programme, précarisation accrue des chômeurs et salariés pour toujours plus de flexibilité pour les employeurs.

À la transformation de l’abandon de poste en démission (donc sans droits aux allocations chômage) s’ajoute la prolongation des règles de l’assurance-chômage (réforme de 2018 et diminution du salaire de référence), la modulation des indemnisations avec la conjoncture économique et la fin d’indemnisation des salariés qui refuseraient trois propositions de CDI en fin de CDD.

L’argumentaire justifiant cette réforme prend racine dans la baisse du chômage en trompe-l’œil observée dans l’hexagone durant le premier mandat d’Emmanuel Macron (de 9,4 % à 7,4 % fin 2021).

Cette « grande victoire française », selon Bruno Le Maire, repose sur une augmentation des emplois d'autoentrepreneurs aux statuts et revenus fragiles (521 €/mois en moyenne en 2021 selon l’Urssaf – voir graphique ci-dessous) qui contamine le marché du travail en le précarisant massivement à l’image des Uber, Glovo et autres.

Enfin, la soumission du versement du RSA à un quota d’heures de travail hebdomadaire plantera les derniers clous dans le cercueil de la protection sociale. Un écho au conte de fées du job précaire qui serait un tremplin vers un emploi stable et déjà claironné par Bruno Le Maire en 2016 :

« Je crois à la réinsertion par l'emploi ! [...] Je propose donc des emplois rebonds qui donneront une chance à celles et ceux qui sont dépendants du RSA de se réinsérer en trouvant un emploi. Ce dispositif permettrait à tout titulaire du RSA socle de plus de 25 ans de travailler au maximum 20 heures par semaine à un taux horaire inférieur au SMIC. Il serait limité à 1 an afin d’en faire un vrai outil de réinsertion. Ce contrat resterait flexible à la semaine ou au mois selon les besoins de l’employeur. »

Ce discours, certes bien rodé, fait fi des retours d’expérience empiriques du Royaume-Uni qui mettent régulièrement à mal la dérégulation de son marché du travail.

Et les conclusions d’une récente étude sont claires : la part des emplois précaires dans le marché du travail local n'a aucun effet sur la probabilité de transition du chômage vers l'emploi ou la création d'emplois stables pour les personnes à faible employabilité (chômeurs de longue durée et personnes peu instruites).

Pire, ces types d’emplois, moins bien rémunérés et occupés par les populations les plus fragiles, sont les premiers à disparaître en cas de crise comme en 2008 ou en 2016 suite au Brexit.

Sans compter qu’ils installent une instabilité en termes d’horaires et de revenus, source de tensions familiales qui dégradent la gestion des finances et la santé des ménages.

Les emplois précaires n’aident pas au retour à l’emploi stable

Au cours des années 1980, le Royaume-Uni a connu une forte augmentation des inégalités salariales. En cause, la dérégulation du marché du travail, l'affaiblissement des syndicats et la désindustrialisation.

Pour contrer le phénomène, le pays s’est doté d’un salaire minimum en 1999. Cette mesure s’est toutefois accompagnée de contournements de la part des employeurs et de nouvelles formes d'emplois de plus en plus flexibles sont apparues.

En plus du développement du travail indépendant, du travail intérimaire et du temps partiel, on note l’émergence et la multiplication des contrats « zéro heure ». Leur caractéristique est de permettre aux employeurs de ne mentionner dans le contrat aucune indication d'horaires ni de durée minimum de travail. Le salarié perçoit une rémunération uniquement pour les heures travaillées et doit se rendre disponible à tout moment dans la journée.

Ces emplois aux horaires et revenus imprévisibles ne garantissent pas un niveau minimum de revenus. Ils sont majoritairement justifiés par les employeurs comme nécessaires pour disposer de flexibilité afin de gérer les fluctuations de la demande ou couvrir des absences.

Une autre raison invoquée du côté des politiques (et reprise en France pour justifier toujours plus de flexibilité) est de fournir un accès au marché du travail et potentiellement un tremplin vers un emploi stable et mieux rémunéré aux groupes à faible employabilité.

Pourtant, près de la moitié des employeurs britanniques déclarent considérer les contrats zéro heure comme une mesure de long terme dans leur stratégie de recrutement… ce qui laisse peu d’espoir à l’idée d’une transition vers plus de stabilité.

Pour enfoncer le clou, on observe que plus la part d’emplois précaires sur un marché du travail est élevée, plus les durées de chômage sont longues (avec cependant un maximum atteint au bout de quatre années d’inactivité).

Ce n’est donc pas en augmentant la part d’emplois précaires sur un marché du travail qu’on réduit la durée du chômage ou qu’on améliore l’employabilité des inactifs… preuve de l'inefficacité de cette mesure sur ces deux aspects.

Les emplois précaires sont les premiers à disparaître en cas de crise

En plus de leur inutilité pour offrir une transition vers un emploi stable, ces jobs précaires présentent une sensibilité accrue aux cycles économiques.

De près de 19 % à la fin 2009, leur proportion sur le marché du travail britannique a baissé à 16 % en 2012, notamment en raison de l’effet destructeur de la crise économique sur ce type d’emplois (-860 000 emplois en deux ans et demi pendant que le nombre de chômeurs augmentait de près de 10 % selon l’ONS).

Il aura fallu deux années pour que la tendance reprenne ponctuellement pour finalement se stabiliser autour de 17 %. Les niveaux pré 2009 n’ont jamais été retrouvés, le Brexit signant la fin de la hausse et le retour vers des niveaux aujourd’hui inférieurs à 15 %, avec comme conséquence la destruction de 930 000 emplois.

Avec, en comparaison sur le graphique ci-dessous, des tendances de l’évolution de la proportion d'emplois peu rémunérés (un salaire horaire inférieur aux 2/3 de la médiane) qui, après s'être maintenus autour de 22 % entre 2008 et 2014, ont depuis entamé une baisse pour se situer aujourd’hui autour de 19 %.

Les dynamiques observées amènent ainsi l’auteur de l’étude à suggérer que les emplois précaires sont plus facilement détruits pendant les récessions.

Moins bien rémunérés, les emplois précaires sont occupés par les populations les plus fragiles

Il a déjà été mis en évidence que les travailleurs cherchent à éviter la variabilité des heures et des revenus qui les dépossèdent du contrôle de leur avenir. Néanmoins, les plus fragiles sont obligés de les accepter s'ils ont peu d'alternatives.

Parmi eux se retrouvent les plus faiblement rémunérés, tenus de travailler plus pour améliorer leurs revenus et se prémunir contre de futurs chocs économiques négatifs.

Disposant de peu ou pas d'économies ainsi que de moins d'opportunités par manque de diplômes et/ou qualifications, ils ne peuvent assumer de longues et coûteuses recherches d'emploi.

Déjà en situation de précarité, les travailleurs qui occupent ces emplois ont de plus des revenus hebdomadaires entre 20 % et 30 % plus bas que ceux qui occupent des postes stables, ce qui accroît leur fragilité.

Ce n’est pas le nombre d’heures travaillées qui explique cet écart : il n’est que de deux heures hebdomadaires (34,5 heures dans un emploi précaire contre 36,3 heures dans un emploi stable). Cette différence est principalement due à un salaire horaire en moyenne 20 à 25 % plus faible que celui des emplois stables.

L’étude indique que les travailleurs qui occupent ces emplois précaires sont plus susceptibles d’être célibataires, plus âgés, moins éduqués et d’avoir moins d'enfants à charge, sans différences notables entre les sexes.

Les sanctions, via la limitation de l'éligibilité aux aides sociales, accroissent la pression sur les plus démunis. Ils doivent alors se tourner vers ces emplois instables qui ne leur garantissent aucun tremplin vers plus de stabilité ni une meilleure rémunération - avec le risque d'entrer dans un cercle vicieux de précarité/pauvreté dont il est très compliqué de s’extraire… Sans compter les effets désastreux sur les finances et la santé qui creusent encore plus les inégalités. 

Les emplois précaires dégradent santé et gestion des finances des ménages

Une rémunération faible et instable engendre une insécurité financière et un endettement entamant toute possibilité de planification, d'organisation et généralement de contrôle de sa vie.

Sans surprise, les travailleurs précaires déclarent que l’imprévisibilité en termes d’horaires et de ressources crée des tensions familiales qui accentuent la dégradation de la gestion des finances du ménage. 

De plus, pour compenser des revenus volatiles, ils comptent sur des crédits à la consommation aux taux d’intérêt très élevés. Tous ces éléments ne font qu’aggraver une situation déjà fragile.

Côté santé, la liste des effets négatifs dus à la flexibilisation du marché du travail est longue… et préoccupante : mauvaise santé physique et mentale, stress, anxiété, problèmes de sommeil, insécurité alimentaire ou encore un manque d’exercice.

Malgré les preuves de non-efficacité de la flexibilité du travail pour la transition vers un emploi stable et ses effets négatifs et durables sur la santé et les finances des familles, la pensée économique des décideurs politiques britanniques et européens pousse à la déréglementation du marché du travail… 

Et la France, avec sa réforme du travail et celle des retraites à venir, manifeste un réel entêtement à s’engager dans cette impasse.

Peut-être, comme pour les enjeux climatiques, qu’une formation minimale des politiques à l'économie et aux affaires sociales leur permettrait d’éviter de jouer aux apprentis sorciers, et de se reconnecter au réel. Mais les aléas de la vie politique peuvent parfois s’en charger pour eux. Au chômage depuis les dernières élections législatives, un ancien député Renaissance et ex-membre de la Commission des Affaires sociales, est aujourd’hui contraint de l’admettre : « Je n'imaginais pas ça aussi difficile de trouver un travail. Et c'est vrai que je vois les choses un peu différemment maintenant ».

Un comble pour celui qui a contribué à élaborer et voter la dernière réforme de l’assurance-chômage…

Photo d’ouverture : Un homme quitte un centre Pole Emploi à Nantes, le 15 janvier 2018 - Loïc Venance - @AFP

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