Les temps semblent difficiles pour les complexes balnéaires thaïlandais, les gratte-ciel de luxe de Bangkok et Kuala Lumpur et les cabanes laotiennes en bambou au bord desquelles viennent mourir les eaux du Mékong. La crise sanitaire est passée par là, réduisant à néant le tourbillonnant défilé des touristes en Asie du Sud-Est.
Frontières fermées, aéroports vides, hôtels sans réservations, une nature qui reprend ses droits ; pour la première fois depuis des années, les habitants des îles de Koh Phi Phi, Bali, Penang, Phú Quốc et autres s’émerveillent devant les requins à pointe noire, les tortues et les oiseaux colorés, venant, comme d’un passé brumeux et oublié, repeupler un environnement si durement atteint par le tourisme de masse.
Mais la crise économique entrainée par le Covid-19 a permis, pour certains pays, de franchir le pas d’une nouvelle politique de préservation des ressources environnementales. Les bénéfices économiques du tourisme ne peuvent plus justifier la destruction d’un écosystème qui en est le fondement, et constitue l’identité profonde d’une région du monde qui comporte une biodiversité parmi les plus riches de la planète.
Après le développement du tourisme de masse européen et américain dans les années 1970, ce sont les pays émergents et en particulier la Chine et la Russie dont les populations constituent, ces vingt dernières années, les premiers touristes en nombre dans le monde.
Engagés depuis la fin du XXe siècle dans un processus d’ouverture et de libéralisation, ils connaissent une croissance rapide. Les nouvelles classes moyennes chinoises et russes perçoivent le voyage comme une marque d’intégration à la mondialisation et d’accomplissement économique. Au total, le nombre de touristes internationaux passe, entre 1950 et 2015, de 25 millions à 1,1 milliard (Organisation mondiale du tourisme).
Les conséquences de ce tourisme en Asie du Sud-Est ne sont pas anodines, particulièrement en ce qui concerne les impacts environnementaux. Artificialisation des sols pour la construction d’infrastructures hôtelières, de casinos, de bars, de restaurants, forte érosion du littoral, rejets toxiques de l’industrie touristique dans les rivières et océans (eaux usées, fioul utilisé pour les bateaux), surexploitation des ressources en eau potable, déchets plastiques et métalliques par milliers dans les océans, les forêts, les rizières…
Juste avant que la pandémie ne paralyse le monde, la petite île de Koh Tonsay, au Cambodge, paradis immaculé il y a encore une quinzaine d’années, constituait l’un des tristes témoins d’une nature à bout de souffle, on y déplorait la turbidité de l’eau, l’amas de déchets sur la plage. Les croisières dans les baies d’Ha Long et de Cat Bâ, au Nord du Vietnam, ressemblaient à un sinueux périple à travers le plastique qui a remplacé les tortues et les poissons perroquets.

Baie d'Halong, Vietnam. Patrimoine mondial de l'Unesco - The South Wind - @Shutterstock
Sur la plage de Maya Bay, sur l’île de Koh Phi Phi, fameux décor du film La plage, on déplorait un turn-over incessant de touristes, que des centaines de bateaux à moteur déversaient, parfois seulement pour quelques minutes, le temps d’une photo Instagram, de la marque éphémère d’un souvenir. Le comportement des touristes est une des causes de ce constat : il n’est pas rare d’apercevoir une canette de soda nonchalamment jetée sur la plage, les coraux sont piétinés, l’eau est trop abondamment utilisée, le plastique est partout. Sans parler des émissions de CO2 émises par les avions, la climatisation des hôtels, les transports routiers et maritimes.
Depuis la crise sanitaire les autorités remettent ce modèle en question. Elles doivent cependant faire face au mécontentement des professionnels du tourisme, et d’un grand nombre de travailleurs locaux, pour lesquels cette industrie représente une question de survie économique. Comment faire face à l’urgence climatique tout en préservant l’activité touristique ?
Il est très délicat, pour les pouvoirs publics, de s’attaquer au tourisme de masse dans la mesure où il est un pilier de l’économie de la plupart des États de l’ASEAN. En 2019, l’industrie touristique représente près de 19,7% du PIB de la Thaïlande. Le pays a rapidement fermé ses frontières en 2020, n’autorisant la reprise des voyages qu’au compte-gouttes, et selon des conditions extrêmement contraignantes et sélectives. Cela a fait chuter de façon vertigineuse la fréquentation touristique et, par conséquent, les bénéfices associés pour les travailleurs et l’économie nationale.
La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) estime dans son rapport publié le 1er juillet 2020, que le Covid-19 coûterait environ 47 milliards de dollars à l’industrie touristique thaïlandaise. Depuis la timide réouverture du pays aux touristes étrangers en 2021, le gouvernement entend bien relancer la croissance tout en préservant le pays des désastres sanitaires et environnementaux liés à un nouvel afflux touristique.
Le gouvernement thaï avait pris les devants depuis déjà un an avant la crise sanitaire en fermant Maya Bay Beach. Des mesures drastiques sont mises en place pour favoriser la protection des espaces naturels. « Les parcs nationaux et la faune thaïlandaise ont eu le temps de se remettre des effets néfastes du tourisme tels que les déchets au cours des six derniers mois » déclare, en octobre 2020, Charinya Kiatlapnachai, directrice de l’autorité du tourisme de Thaïlande.
De son côté, le ministre de l’Environnement, Jatuporn Buraspat conclut, le 7 aout 2020 : "C'est comme si Mère Nature frappait à notre porte. Nous avons joué avec sa maison, depuis des décennies, depuis des générations. Nous avons perturbé l'équilibre de la nature". Afin de concrétiser ces paroles, de nouvelles mesures entrent en vigueur en Thaïlande ; parmi ces dernières, à partir de 2021, les parcs naturels fermeront aux touristes plusieurs mois par an.
La Malaisie avait quant à elle déjà initié, avant le Covid-19, un plan de redéfinition de la politique touristique, Visit Malysia 2020, promouvant l’écotourisme et les initiatives durables. Le ministre de l’Environnement lance début 2021, dans le cadre de la pandémie, un vaste plan d’action écologique comprenant un encadrement plus strict des pratiques touristiques.

Bali, Indonésie. Plage de Seminyak, 9 janvier 2014 - AsiaTravel - @Shutterstock
Toutefois, les pays d’Asie du Sud-Est ne réagissent pas de la même manière. Le Cambodge se montre le plus réfractaire à considérer le tourisme comme une pratique néfaste. Fervent défenseur de la croissance économique et du développement rapide du tourisme chinois dans le pays, le Premier ministre Hun Sen bouleverse la structure du territoire.
Mis en cause par les écologistes et les associations culturelles, et critiqué par les observateurs internationaux, il est contraint de faire marche arrière en 2021 sur un gigantesque projet de parc d’attractions autour des temples d’Angkor. Parallèlement, la petite station balnéaire de Sihanoukville a connu sous son impulsion, entre 2017 et 2021, une transformation radicale, voyant apparaître complexes hôteliers et casinos, et chassant progressivement la population au profit de la diaspora chinoise.
La Banque asiatique de développement (ADB) est également mobilisée, à l’échelle régionale, pour la réduction de la pollution (plastique, gaz à effets de serre), notamment à travers l’Action Plan for Healthy Oceans and Sustainable Blue Economies initié en 2019.
À l’échelle mondiale, un renversement de valeurs relatives à la façon d’être touriste s’opère depuis quelques années : pour un certain nombre d’entre eux, l’important n’est plus de consommer le territoire mais d’être en symbiose avec lui. Cela rejoint le triptyque du géographe Georges Bertrand, dont les trois stades -source, ressource, ressourcement- illustrent la façon dont les sociétés contemporaines, après s’être développées autour d’une logique de progrès, tentent de revenir à l’essentiel.
De nouveaux tourismes apparaissent : l’écotourisme et le « tourisme lent » sont des initiatives qui permettent de conjuguer le principe même du tourisme avec les impératifs de préservation du patrimoine naturel et culturel. Le Laos, encore préservé, tente de promouvoir un tourisme d’aventure et de contact avec le milieu local à travers des sites web dédiés à l’écotourisme.
L’Asie du Sud-Est, territoire de prédilection des routards et des touristes 2.0, commence à voir ce type de pratiques s’accumuler dans la région.Les populations ne sont pas privées des bénéfices économiques du tourisme mais, par ces nouvelles initiatives, elles pourront au fil du temps profiter d’un tourisme respectueux de leur terre et de leur culture, qui puisse avoir une chance de perdurer.
L’industrie touristique a connu une crise historique dans le monde, et a été profondément ébranlée par le Covid-19. Malgré tous les efforts des gouvernements et acteurs de cette industrie pour relancer l’activité, tourisme de masse et préservation de l’environnement restent deux éléments difficilement conciliables car ils ne permettent pas de s’inscrire dans une démarche durable.
Le tourisme écoresponsable, encore timidement déployé dans le monde avant la crise, semble maintenant considéré comme incontournable. Finalement, en Asie du Sud-Est comme ailleurs, la pandémie aura sans doute participé à fixer de premières limites à un tourisme qui se noyait dans ses propres excès.
Photo d'ouverture : Bali, Seminyak Beach - AsiaTravel - @Shutterstock