La mondialisation, qui n’a rien de naturel ou d’inéluctable, a neutralisé l’écologie. La démondialisation constitue dès lors un enjeu aussi bien économique et écologique que démocratique.
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L’essayiste Aurélien Bernier est collaborateur régulier du Monde diplomatique ainsi qu’un ancien membre du conseil d’administration d’Attac et du M’Pep. Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels La gauche radicale et ses tabous (2014, Seuil), Les voleurs d’énergie (Utopia, 2018) et L’illusion localiste (Utopia, 2020). Son dernier livre, paru le 12 novembre chez Utopia, s’intitule L’Urgence de relocaliser.
Dans cet entretien, il explique comment la mondialisation, qui n’a rien de naturel ou d’inéluctable, a neutralisé l’écologie. Il appelle de ses vœux une démondialisation bien différente de celle d’une certaine droite, teintée de nationalisme économique. Il y voit un enjeu aussi bien économique et écologique que démocratique.
Laurent Ottavi (Élucid) - Pouvez-vous, dans un premier temps, expliquer de quoi procède la mondialisation ?
Aurélien Bernier : Elle nous est présentée comme un phénomène quasi naturel par les médias et les hommes politiques : elle serait moderne et inéluctable. Si elle est en partie produite par des évolutions technologiques, elle provient pourtant essentiellement de décisions politiques visant à organiser l’économie et le commerce à des échelles supranationales, soit dans le cadre de grands espaces régionaux (l’Union européenne par exemple) soit au niveau mondial (OMC, OMS, etc.).
La mondialisation met ainsi en concurrence des normes sociales et environnementales nationales, poussant les États au moins-disant social pour attirer les capitaux. Les accords de libre-échange sont le support de cette mondialisation. Ils permettent à des entreprises de faire circuler des marchandises et les capitaux avec un minimum d’obstacle.
Élucid : Comment ce libre-échange a-t-il progressivement gravi les échelles ?
Aurélien Bernier : Les grandes entreprises américaines ont tout d’abord délocalisé au sein de leur pays, des États aux coûts les plus élevés vers les États aux coûts les plus faibles. À partir des années 1960, elles ont ensuite délocalisé dans des zones franches sur la frontière mexicaine. Des accords leur permettaient en effet de faire circuler les marchandises librement sans réglementation contraignante et avec un minimum de droits de douane.
Le développement des technologies de communication et le perfectionnement de la stratégie des entreprises pour isoler des segments de production et les transférer à l’étranger ont ensuite permis de délocaliser davantage. Les usines n’étaient plus, alors, déplacées dans des pays limitrophes, mais dans des régions bien plus lointaines.
C’est la division internationale du travail, qu’on renommera plus tard « mondialisation » : produire dans des pays à la main-d’œuvre peu coûteuse et à faible protection environnementale en gardant un maximum de valeur ajoutée dans les pays riches. Parler de mondialisation est presque un piège, car on confond ainsi des aspects positifs comme la circulation des connaissances avec la division internationale du travail.
« La liste des victimes de la mondialisation n’en finit pas de croître à partir du moment où la concurrence qu’elle génère ampute les budgets des États. Elle touche ainsi les retraites, la santé publique ou encore l’école. »
À qui la division internationale du travail (ou mondialisation) a-t-elle surtout profité ?
Aux très grandes entreprises, devenues des firmes multinationales, et à certains gouvernements. Les multinationales ont pu baisser leurs coûts de production en délocalisant tout en gardant des prix de vente suffisamment élevés pour générer un maximum de rendement versé aux actionnaires. L’obsolescence programmée des produits assure de son côté un renouvellement de la consommation.
Les États les plus puissants et les plus libéraux sont les autres grands gagnants de la mondialisation. En particulier les États-Unis et l’Allemagne qui suivent une logique mercantiliste qui consiste à soutenir à tout prix leurs entreprises privées dans la compétition internationale, quitte à écraser les autres économies nationales.
Les vainqueurs de la mondialisation sont également les classes les plus favorisées. Sont-elles aussi gagnantes qu’il y a dix ans ?
Les grands vainqueurs sont d’abord les actionnaires d’entreprises ou les grandes fortunes qui investissent à l’étranger. Les classes moyennes supérieures, dans une moindre mesure, ont aussi profité de la mondialisation. On y trouve les professions intellectuelles, du marketing, de l’innovation, qui fournissent cette valeur ajoutée maintenue dans les pays riches. Cependant, la liste des victimes de la mondialisation n’en finit pas de croître à partir du moment où la concurrence qu’elle génère ampute les budgets des États. Elle touche ainsi les retraites, la santé publique ou encore l’école.
« La sphère de la production est coupée de l’espace de régulation politique. »
Vous êtes l’auteur d’un livre qui s’intitule Comment la mondialisation a tué l’écologie (2012, Éditions mille et une nuits). En quoi cette division internationale du travail qui donne le pouvoir aux firmes multinationales est-elle profondément néfaste pour l’écologie ?
Le libre-échange est fondamentalement productiviste. Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, il a répondu au besoin des États-Unis de trouver de nouveaux débouchés à leurs excédents de production. L’incapacité à y parvenir avait déjà été l’une des causes du krach de 1929 et de la Grande dépression. Le lien entre libre-échange et productivisme n’a cessé depuis de se renforcer puisque des coûts de production très bas permettent de produire en masse des objets de mauvaise qualité à la faible durée de vie.
La mondialisation a aussi eu une autre conséquence majeure sur le plan écologique. En vertu des critères de l’OMC et des accords de libre-échange, nous n’avons plus de droit de regard sur les conditions de production. Autrement dit, nous importons des produits sans savoir si les entreprises qui les fabriquent polluent l’eau ou émettent des rejets toxiques : la sphère de la production est coupée de l’espace de régulation politique.
Est-il possible aujourd’hui de verdir cette mondialisation ?
Si le capitalisme mondialisé estime que l’écologie est indispensable à sa survie, il se « verdira », mais à condition que ce soit rentable et avec des effets pervers. Par exemple, on peut imaginer réduire les gaz à effet de serre en concentrant encore davantage les élevages pour créer de gigantesques unités de méthanisation. Ou encore, développer la viande artificielle par culture cellulaire. Ces fausses solutions seraient un désastre pour l’agriculture de proximité et les territoires ruraux.
« L’État doit s’affranchir du droit supranational qui entrave aujourd’hui l’action, à commencer par le droit européen. »
Quelle serait, donc, l’alternative ?
Il nous faut imaginer un nouvel ordre économique international qui vise la décroissance de la consommation, un juste partage des richesses et un contrôle démocratique de la production. Le terme de « démondialisation » me paraît très adapté pour décrire cette perspective. L’État est appelé à y jouer un plus grand rôle qu’actuellement à condition de se transformer pour ne plus être au service du libéralisme.
Les pouvoirs publics et les citoyens décideraient quoi importer ou exporter et sous quelles conditions (normes sociales et environnementales, droits de douane). Ils planifieraient la relocalisation de l’économie, afin de définir ce que nous produisons et de quelles façons, et de redistribuer les richesses. L’État s’affranchirait pour ce faire du droit supranational qui entrave aujourd’hui l’action, à commencer par le droit européen.
En quoi la nationalisation peut-elle être une arme efficace de cet État ?
Avant même de réguler les activités privées, nous devons réfléchir aux périmètres respectifs de la sphère privée et de la sphère publique. Certains secteurs doivent être placés à l’abri des logiques marchandes. C’est le cas de la santé, de l’éducation, de l’énergie notamment.
Il ne s’agit pas d’effectuer des nationalisations temporaires pour redresser un secteur avant de le revendre au privé. Il s’agit de protéger les productions et les services essentiels et d’en faire des biens communs. Il faut par exemple stopper et annuler la privatisation de l’énergie, qui revient à confier les leviers de la transition énergétique aux actionnaires de TotalEnergies ou d’autres groupes du même genre.
« Le “trumpisme” a contaminé la classe politique française. Marine Le Pen l’a pris pour modèle, mais les Républicains s’en inspirent également. La mise en concurrence des peuples par la mondialisation a produit cette forme de nationalisme. »
La mondialisation est l’objet aujourd’hui de beaucoup de critiques et la démondialisation est un concept qui s’est répandu à droite. Y a-t-il là de quoi se réjouir ?
Tout le monde voit désormais les limites de l’ordre économique productiviste et libre-échangiste. Cette prise de conscience remonte à la crise de 2007-2008, mais a été considérablement renforcée par la pandémie de 2020. Malheureusement, ce sont pour l’instant les forces réactionnaires qui en bénéficient. L’arrivée de Trump au pouvoir marque un tournant politique vers un nationalisme économique assumé.
Il ne s’agit pourtant pas de rompre avec le libre-échange, au contraire, mais d’ajouter des protections unilatérales pour mieux s’en sortir dans la compétition internationale, ce qui ne peut conduire à aucun changement de l’ordre écologique et social ni des rapports nord-sud. Le « trumpisme » a contaminé la classe politique française. Marine Le Pen l’a pris pour modèle, mais les Républicains s’en inspirent également. La mise en concurrence des peuples par la mondialisation a produit cette forme de nationalisme.
Votre démondialisation implique-t-elle, à l’inverse de celle d’une certaine droite, la refondation d’un système international plus égalitaire et plus respectueux des souverainetés ?
C’est effectivement la thèse que je défends depuis La démondialisation ou le chaos (2016, Utopia). Telle que je la conçois, la démondialisation doit permettre de sortir du libre-échange et de cette logique de concurrence. Il ne suffit pas de nous protéger de la concurrence internationale, il faut aussi renoncer à jouer ce jeu et donc arrêter de vouloir conquérir des marchés à tout prix, de nous approprier les ressources d’autres États, de spéculer.
Si nous sortons de cette logique mortifère, il est parfaitement possible de nouer d’autres relations commerciales plus équilibrées, d’acheter par exemple des matières premières à des prix décents en échange d’engagements d’approvisionnement à long terme. Il est aussi possible de coopérer dans des secteurs non marchands, dans le développement de services essentiels comme la santé, l’accès à l’eau ou à l’énergie.
La gauche a souvent un discours abstrait sur l’internationalisme et j’essaie de donner des perspectives plus concrètes. La démondialisation est un enjeu de justice écologique et sociale, à la fois dans les rapports entre États et au sein des États.
Propos recueillis par Laurent Ottavi
Photo d'ouverture - Lightspring - @Shutterstock
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