Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, s’interroge sur l’utilité et le sens moral de la torture en situation d’exception. La torture est-elle efficace pour sauver des vies ? Faut-il l’accepter et la légaliser ?

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L'ouvrage (2008) revient sur un certain nombre de réflexions philosophiques, sur quelques expériences scientifiques, ainsi que sur de nombreux témoignages historiques. L’auteur remet en cause à la fois la justification utilitariste de la torture et l’efficacité même de ces pratiques, en termes tant de renseignement que de lutte contre le terrorisme.

Ce qu’il faut retenir :

La torture aux États-Unis est un programme politique d’État et les services de renseignement ont une longue expérience de la pratique. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les plus éminents juristes ont réinterprété le droit afin de couvrir l’administration Bush avant que celle-ci ne décide finalement de légaliser la torture. Les agents américains ont ainsi torturé nombre de civils innocents au Moyen-Orient.

Les défenseurs de la torture justifient la torture à partir de deux théories philosophiques, l’une machiavélienne et l’autre utilitariste. Dans la perspective machiavélienne, seul un homme hautement moral, ou un juge, a le pouvoir de décider d’user ou non de la torture. Selon le raisonnement utilitariste, le recours à la torture est le produit d’un calcul coûts-bénéfices, selon lequel, dans certaines situations, torturer un individu apporte plus de bien que de mal (la torture comme moindre mal).

La torture est de toute façon inefficace pour obtenir des informations fiables, bien davantage sert-elle à accuser faussement un suspect et à terroriser une population.

La torture est nécessairement une institution sociale menant vers une forme de suicide politique et étatique. La prohibition absolue de la torture et le maintien des droits fondamentaux sont alors nécessaires afin d’éviter un climat d’insécurité généralisée.

Biographie de l’auteur

Michel Terestchenko (1956-) est un philosophe français. Il est diplômé de science po Paris, agrégé de philosophie et docteur ès lettres. Il enseigne comme maître de conférences de philosophie à l’Université de Reims et à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Ses travaux de philosophie politique et morale offrent souvent une contestation de l’utilitarisme.

Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

Synthèse de l’ouvrage

Introduction : La question de la torture

La torture, moralement inacceptable, ne semble pas pouvoir faire l’objet d’un débat. Pourtant, la question revient fréquemment dans la discussion publique, notamment après les attentats du 11 septembre et les débuts de la « guerre globale contre la terreur » déclarée par le gouvernement Bush.

Existe-t-il des situations extrêmes dans lesquelles l’unique solution pour sauver des vies est l’usage de la torture ? La torture est-elle moralement acceptable ? Est-elle efficace ? Qui doit prendre la décision d’exercer cette torture ?

Certains affirment que lorsque des millions de vies sont en jeu, la torture d’un seul peut être justifiée. L’« état de nécessité » qui légitimerait une telle action n’est cependant qu’une fable. Ce livre se propose d’expliquer pourquoi, en quatre points. Il s’agira d’abord de faire un bilan critique des arguments des défenseurs de la torture. Ensuite, les difficultés qu’une telle pratique pose dans une société démocratique seront expliquées. Puis, une réfutation de l’argument de la nécessité sera proposée pour, enfin, montrer en quoi l’exercice de la torture relève d’une forme de suicide politique et étatique.

Chapitre 1. La longue histoire de la « torture d’État » aux États-Unis

Les « méthodes d’interrogatoires coercitives » mises en œuvre par les États-Unis ne sont pas le résultat du 11 septembre. Les soldats américains pratiquaient la torture en Irak, à Cuba ou en Afghanistan. Or, ce phénomène n’est pas l’œuvre d’une minorité sadique, mais résulte d’une décision politique, prise par l’État et mise en application par les services de renseignement, la CIA en particulier.

Après des décennies de pratique, la CIA a acquis une certaine expérience en la matière. Avec l’armée américaine, elle a rédigé plusieurs manuels traitant des différentes méthodes de torture psychologique. Si ces méthodes sont a priori moins violentes que la torture physique, elles conduisent en réalité à une destruction de la personnalité bien plus grave. Déjà dans les années 1950, l’agence avait mis en place un programme secret dénommé « mind control » (contrôle de l’esprit) afin de mettre en évidence l’efficacité des techniques de torture psychologique. Mettant en collaboration des médecins, des universitaires et d’autres chercheurs, ce programme comprenait des méthodes telles que « la chirurgie du cerveau, l’électrochoc, l’hypnose et l’usage de drogues ».

À partir de ce genre de recherche scientifique, un manuel d’interrogatoire appelé Kubark fut rédigé en 1963, répertoriant des méthodes comme le maintien du détenu dans une position inconfortable ou la privation de sommeil et des perceptions. L’objectif de l’ouvrage était clair : proposer des méthodes capables de créer dans l’esprit du détenu un « chaos existentiel », réduisant ses facultés mentales au maximum.

Ces méthodes furent ensuite secrètement mises en pratique un peu partout dans le monde, en Asie, en Amérique Centrale, en Amérique du Sud, et depuis 2001, en Afghanistan et en Irak. Elles furent enseignées à l’armée et à la police locale ou aux forces anti-insurrectionnelles de plusieurs pays.

Chapitre 2. Des juristes au service de la torture

En 2004, les actes de tortures de la prison irakienne d’Abou Ghraib sont dévoilés au grand public dans des vidéos diffusées sur la chaîne de télévision CBS. Ces méthodes d’interrogatoires, également pratiquées à Guantánamo Bay et dans certaines prisons afghanes, relèvent pour la plupart d’une politique d’État. Afin de légitimer ces pratiques, l’administration américaine a fait appel aux plus « éminents juristes des ministères de la Justice et de la Défense ». En jouant sur l’interprétation des textes nationaux et internationaux, ces juristes ont considéré que les citoyens d’« États déchus » et les « combattants irréguliers » pouvaient faire l’objet d’interrogatoires « poussés ». Pourtant, selon la convention contre la torture adoptée en 1984 par l’ONU, la torture est constituée par « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales sont intentionnellement infligées à une personne. » Cependant, lorsque le Congrès américain ratifie la convention en 1994, il retient une conception étroite de la torture en excluant les méthodes de torture psychologique. Ainsi, on ne parle pas de « torture », mais de « méthodes d’interrogatoires coercitives ».

Ainsi, ces méthodes furent appliquées aux prisonniers afghans auxquels les États-Unis refusent le bénéfice des protections internationales accordées aux prisonniers de guerre. En effet, les Américains ont considéré que les membres d’Al-Qaida ne répondaient pas aux conditions posées par les conventions internationales puisque, selon les États-Unis, ils ne disposaient pas d’un « signe distinctif fixe et reconnaissable à distance », ne portaient pas « ouvertement les armes » et ne se conformaient pas « aux lois et aux coutumes de la guerre ».

Par ailleurs, l’Afghanistan a été qualifié d’État déchu et, selon l’argumentation américaine, ses membres, dont les talibans, ne pouvaient pas bénéficier des conventions internationales. Pourtant, selon le droit international, l’Afghanistan répondait aux quatre critères qui définissent un État : « l’existence d’une population permanente, établie sur un territoire défini, soumise à un gouvernement et capable d’entrer en relation avec d’autres États. »

Malgré l’invalidation de cette interprétation par la Cour suprême des États-Unis, l’administration Bush fit voter une loi au Congrès (Military commission Act) pour instituer « des tribunaux militaires d’exception pour les personnes suspectées de participation à des actions terroristes ». Ainsi, « dans les régions qui tombent sous le coup de la loi martiale ou dans les territoires occupés », tout individu suspecté d’être « un ennemi combattant illégal » pouvait être mis en détention pour une durée illimitée. Autrement dit, n’importe qui peut être suspecté, emprisonné, et torturé. Les limites morales du droit sautent aux yeux.

Chapitre 3. L’archipel américain de la torture

Depuis le 11 septembre, la torture est devenue la principale méthode de lutte contre le terrorisme. Selon l’historien américain Alfred McCoy « 14 000 prisonniers irakiens furent soumis à des interrogatoires sévères, qui incluaient souvent l’usage de la torture, 1100 prisonniers de ‘haute valeur’ furent interrogés et soumis à une torture systématique […] 26 détenus furent assassinés durant leur interrogatoire, dont 4 par la CIA. »

Le cas de torture le plus frappant fut probablement celui de Mohammed Binyam, un citoyen éthiopien résidant au Royaume-Uni. Alors en voyage au Pakistan, il est arrêté en 2002 par les autorités du pays, mis en détention puis livré aux Américains. Pendant trois mois, il fut battu et subit des agressions sexuelles. Il fut ensuite expédié au Maroc et torturé par des agents marocains pendant dix-huit mois, avant d’être emmené en Afghanistan par des agents américains. « Ils me suspendirent. J’avais le droit à quelques heures de sommeil par jour. […] J’eus l’impression d’être presque mort. » En 2005, il est envoyé à Guantánamo Bay et ce n’est qu’en 2007 que le Royaume-Uni demanda aux États-Unis de relâcher leur résidant. « Selon certains journalistes, ce sont plus d’une centaine de détenus que la CIA aurait ainsi kidnappés. »

La prison d’Abou Ghraib à Bagdad, dans laquelle des méthodes de torture psychologiques étaient appliquées depuis 2003, constitue un autre exemple frappant. Le général Ricardo Sanchez, à qui la prison est confiée, exposera dans un mémoire, ses méthodes parmi lesquelles on compte « la manipulation de l’environnement, des rythmes de nourriture et de sommeil, l’isolement, le bruit assourdissant, les positions pénibles ». Lorsque ces pratiques furent révélées au grand public, plusieurs enquêtes débutèrent, rapportant, en plus des tortures psychologiques, des pratiques comme le viol ou la sodomie. Hommes, femmes, enfants et vieillards partageaient ces murs étroits en compagnie d’un certain nombre de détenus qui étaient, eux, « réellement dangereux ou mentalement dérangés ».

Ces actes, loin d’être exceptionnels ou le fait de quelques sadiques, sont le produit d’une politique décidée au plus haut niveau de l’État. En 2008, Michael Hayden, directeur de la CIA, affirma publiquement que ses agents avaient fait usage de la noyade par simulation, ajoutant que l’emploi de cette méthode nécessitait « le consentement du président des États-Unis et l’accord légal du ministre de la Justice ». Ainsi, « le 7 mars 2008, le président Bush a mis son veto à la loi votée par le Congrès en février, qui avait interdit l’usage des méthodes “poussées” d’interrogatoires. »

Chapitre 4. La parabole de la bombe à retardement

Si la torture est en principe indéfendable, nous acceptons que dans certaines situations, il n’y ait d’autres choix que d’y recourir. L’exemple le plus fameux est sans doute le scénario de « la bombe à retardement » dans lequel la seule solution pour déjouer un attentat imminent est de torturer l’individu qui aurait caché la bombe. Les défenseurs libéraux de la torture considèrent qu’il s’agit d’un « état de nécessité » qui justifie un acte initialement injustifiable. Dans une perspective utilitariste, cet argument veut qu’une action soit morale, seulement lorsqu’elle a pour conséquence de satisfaire le plus grand nombre.

La définition de la torture comme acte immoral est récente. Au Moyen âge, le juge ne pouvait prononcer de peine sans une preuve matérielle de la culpabilité, la plupart du temps un aveu. Or, pour obtenir des aveux de l’accusé, le juge pouvait faire usage de la torture. Selon l’historien américain John H. Langbein, l’abolition de la torture résulterait, non pas d’une influence philosophique ou d’un souci humaniste, mais d’une modification du système juridique : lorsque les sanctions pénales ont pu être prononcées selon une conception probabiliste de la culpabilité, sans la preuve de la culpabilité, la torture a perdu son intérêt.

La torture a pourtant perduré. Aujourd’hui, ce n’est plus la preuve de l’aveu, mais la rationalité qui justifie son utilisation. Les défenseurs modernes de la torture présentent la méthode, non comme un acte de cruauté, mais simplement comme un acte rationnel accompli selon un calcul coûts/bénéfices. Dans des situations dans lesquelles la torture est le seul moyen de sauver des vies, le bénéfice tiré de son usage est censé surpasser son coût.

On peut toutefois se demander « comment conduire des individus à faire le sale boulot sans les transformer en monstres ? » Pour certains, ce n’est pas l’usage de la torture qui est scandaleux, mais sa normalisation. Ainsi, le philosophe Slavoj Zizek écrivait que « dans l’urgence brutale et inévitable du moment, je devrais simplement le faire. Mais cela ne peut devenir une norme acceptable. Je dois conserver intacte la conscience de l’horreur de mon acte. »

Chapitre 5. Le tortionnaire noble

Peut-on envisager la torture en situation exceptionnelle ? Qui peut prendre une telle décision ? Les défenseurs de la torture proposent deux types de solutions : placer toute la responsabilité de la décision sur un seul homme ou légaliser la pratique et placer ainsi la décision entre les mains d’un juge qui fournirait des « mandats de torture ».

Selon le philosophe Michael Walzer, seul un principe de responsabilité individuelle permettrait de ne pas contrevenir aux fondements de nos sociétés démocratiques. Dans une situation d’exception, un homme doit être prêt à “faire le sale boulot” et à en assumer les conséquences juridiques et morales et cet homme doit être doté d’un sens moral particulièrement élevé. Dans cette perspective machiavélienne, il est inutile de légaliser la torture puisque le seul responsable sera cet individu héroïque. Les principes restent ainsi intacts.

Ce raisonnement a l’avantage d’admettre la réalité tragique d’une décision consistant à choisir entre deux maux. En outre, le fait de ne pas inscrire la torture dans le droit permet d’éviter de généraliser un cas particulier, et devrait permettre d’éviter les dérives. S’agissant par exemple de l’euthanasie active, pratique illégale, seuls les médecins héroïques ont le courage d’en user, et seulement dans les cas extrêmes. Les dérives semblent alors beaucoup plus improbables tant les risques pénaux sont importants. Néanmoins, en admettant que la torture ait cours, même dans l’illégalité, ne fait-on pas preuve d’hypocrisie ? Par ailleurs, on peut se demander si suffisamment d’individus seraient prêts à subir les conséquences d’un tel acte.

Selon le juriste Alan Dershowitz, la décision devrait être confiée à un juge. Si la torture est un mal, elle est pourtant appliquée dans nos sociétés. Plutôt que de fermer les yeux face à ces pratiques, il est préférable de les encadrer afin d’éviter les excès. Cependant, dans un État de droit, ce n’est pas à la loi de se soumettre aux pratiques de l’État, mais à l’État de se soumettre au droit. Si la loi suit l’évolution des mœurs sur de nombreux sujets de société, il en est face auxquels elle doit résister. La torture, qui met en jeu des principes fondamentaux, inaliénables et constants, en est un exemple. La loi doit garantir ces principes et non les subvertir en se pliant aux mœurs d’une société.

Selon l’argumentaire utilitariste, l’action peut être légitimée par un calcul des conséquences et chercher la solution qui profite au plus grand nombre. Dans cette perspective, le dilemme moral entre, d’un côté le refus d’avoir recours à des pratiques immorales, et de l’autre, le choix d’y avoir recours au nom du principe de responsabilité, n’existe plus. En effet, aux yeux d’un utilitariste la morale est seulement fonction de l’utilité de l’action. Le calcul des utilités doit néanmoins être effectué de manière neutre et impartiale, de préférence par un juge.

Ainsi, entre la conception de Walzer qui semble impraticable et la conception de Dershowitz qui est par principe inacceptable, aucune solution ne semble exister.

Plutôt que de s’interroger sur la manière d’utiliser la torture, sait-on seulement si elle est efficace pour sauver des vies. Le problème étant qu’il est presque impossible de le prouver puisqu’il s’agit d’apporter « la preuve que cet acte a permis d’éviter un dommage qui, par hypothèse, ne s’est pas réalisé ».

Chapitre 6. Le mal n’est pas un bien

Dans l’hypothèse où la torture serait le seul moyen de sauver des vies, « de quelle manière et à quelles conditions est-elle compatible avec les principes constitutifs de la démocratie » ? Certainement, la pratique devrait être exposée publiquement, conformément au principe de contrôle des institutions, aux fondements du système démocratique. Mais une telle publicité ne serait pas sans conséquence du point de vue de la crédibilité internationale du pays. Une solution serait de mettre en place une publicité limitée. Les gouvernants pourraient par exemple être auditionnés par des commissions parlementaires délibérant à huis clos et engagés par un serment de confidentialité. Mais comment garantir que les gouvernants ne mentent pas à ces commissions ?

La légalisation de la pratique ouvrirait la voie aux abus judiciaires et à la banalisation de la transgression morale. Cette posture utilitariste nie l’ensemble des principes fondamentaux consacrés dans des textes importants comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de l’ONU (1948) ou la Convention Européennes des Droits de l’Homme (1950) et mis au plus haut niveau du droit par les sociétés occidentales. Quelles que soient les circonstances, ces droits sont inaliénables et constants.

La difficulté qui se trouve face à nous est celle d’ajuster la nécessité et la morale. Serait-il donc impossible d’échapper à l’éventualité de la pratique de la torture ? Pour répondre à cette question, il s’agit de vérifier la validité de l’argument de la bombe à retardement, seule occasion qui pourrait justifier la torture.

Chapitre 7. Une fable perverse

La difficulté du débat sur la torture réside dans le mélange entre des arguments de type empirique et des arguments de type moral. Les défenseurs de la torture n’ont que ces derniers à leur disposition, car leur idéologie repose sur une fable qui n’a rien de factuel. En effet, « aucune preuve n’a pu être apportée d’un cas où la torture aurait permis d’éviter un attentat terroriste imminent. »

Un cas de bombe à retardement doit réunir deux conditions : un attentat imminent, et des services de renseignement au courant de l’existence du projet d’attentat. Dans tous les cas réels, l’imminence de l’acte est inconnue ; il n’y a que des suspicions. Par conséquent, torturer un suspect relève du pari : celui de croire que torturer un individu sauvera des vies. Les chances de réussite sont imprédictibles. Or, user d’une telle pratique risque donc d’ouvrir la voie à toutes sortes de dérives. D’autres questions restent en suspens. La torture est-elle efficace ? Si le suspect résiste, combien de temps faut-il le torturer et comment ? L’expérience montre que les terroristes sont généralement entraînés à résister aux méthodes et sont prêts au « martyre ». L’attentat étant imminent, il d’autant plus facile pour eux de mentir pour gagner du temps.

Outre le débat sur l’efficacité, le débat sur la moralité mène nécessairement à une impasse. « Entre l’un qui accepterait que soit pratiquée la coercition, […] et l’autre qui s’y refuserait […], il est parfaitement possible de justifier rationnellement ces deux attitudes. » Ce débat éthique n’a pas de solution. En revanche, le débat empirique peut être clôt : la torture est « totalement irréaliste », car les « conditions préalables [sont] si nombreuses qu’elles n’ont aucune chance, ou plutôt aucun risque, d’être jamais réunies. »

Par ailleurs, ce raisonnement utilitariste ne constitue en rien un argument. En effet, le scénario de la bombe à retardement est une fable, une situation imaginée. Or, on ne peut raisonnablement bâtir une obligation morale sur la base d’un cas particulier, imaginaire qui plus est. Bien au contraire, le principe devrait reposer sur l’examen objectif d’une multiplicité de faits réels.

Même en admettant que ce genre de fable puisse justifier l’adoption du principe utilitariste, il n’en reste pas moins que la torture mènerait inévitablement à la criminalisation de l’État. Légaliser la torture impliquerait la mise en place d’une « culture de la torture » avec des écoles ou des formations pour apprendre à encadrer ces pratiques, avec des tortionnaires professionnels, etc. Sans compter le phénomène de dépersonnalisation des tortionnaires, qui, inévitablement, à force de pratique, deviennent dépourvus de la moindre empathie (comme cela a été le cas pour certains policiers brésiliens lors de la lutte contre la « subversion communiste »). « Telle est la condition que présuppose nécessairement la justification libérale de la torture, mais que ses défenseurs ne présentent jamais. »

Chapitre 8. L’inutilité de la torture ?

La parole d’un individu soumis à une torture physique n’a plus de sens. Ses mots ne servent qu’à faire cesser la douleur. Ainsi, les informations qui peuvent éventuellement être extirpées au détenu sont dénuées de toute fiabilité. Les tortures extrêmes réduisent à néant la personnalité même de l’individu. Il n’y a plus de sujet, seulement un corps. Si bien que l’analyse des paroles est rendue impossible. Certains cas exceptionnels résistent néanmoins, et ceux-là ne diront rien, quelles que soient les méthodes. D’étonnantes recherches ont pu démontrer que le suspect prend la décision de parler (ou pas) avant que l’interrogatoire ne commence – ceux qui parlent sous la torture ne cherchant qu’un prétexte pour leur trahison. Quelle que soit la situation, mensonges et vérités sont mélangés de telle sorte que l’interrogateur sera incapable de démêler le vrai du faux.

Plus encore, la torture sert à faire de fausses accusations. Par exemple, Ali Mohamed Al-Fakheri, dirigeant d’un camp d’entraînement d’Al-Qaida, lorsqu’il fut capturé et torturé, ne dévoila que de fausses informations. Ces informations ont servi à l’administration Bush pour accuser Saddam Hussein de posséder des armes de destruction massive – accusation dont nous savons maintenant qu’elles n’étaient qu’un mensonge servant à justifier l’invasion de l’Irak en 2003.

En réalité, seules les méthodes d’interrogatoire légales sont efficaces en matière de renseignement. L’analyse des paroles est rendue possible, car l’individu n’est pas détruit. Ses dires ont ainsi une crédibilité supérieure à ceux obtenus par la torture. C’est en recoupant les révélations faites par l’individu à la suite de dizaines d’heures de questions-réponses que quelques informations utiles peuvent parfois être obtenues.

Ainsi, tout porte à penser que la torture est inefficace. La CIA a d’ailleurs été « incapable d’apporter la moindre preuve qu’un attentat […] ait été déjoué par [la torture] ». Pourquoi donc en user ? Elle constitue, outre un excellent moyen pour obtenir de fausses accusations, une technique de destruction de la cohésion d’un groupe par la peur. Torturez puis relâchez les détenus et ils travailleront eux-mêmes à terroriser leur propre population. En somme, il s’agit de répondre à la terreur par la terreur, car pour certains théoriciens de la guerre moderne « c’est une nécessité absolue d’employer toutes les armes dont se servent nos adversaires. » Ainsi, si certains défenseurs de la torture ne sont pas préoccupés par le manque d’efficacité en matière de renseignement de cette pratique, c’est peut-être parce que l’objectif n’est pas là.

En réalité, la torture peut avoir une certaine efficacité si elle est utilisée à grande échelle. Mais à quel prix ? « L’idée d’un usage exceptionnel, chirurgical ou “médicinal”, de la torture est un leurre : elle devient toujours une politique d’État. » Or, cette politique d’État, nous l’avons vu, implique tout un système d’organisations professionnelles de la torture. À long terme, les conséquences en matière de politique intérieure sont tout simplement catastrophiques. Et en matière de politique extérieure, la stratégie de la terreur exacerbe les tensions et les extrémismes. Si bien qu’en somme, c’est une pure illusion de croire que la torture puisse apporter plus qu’elle ne prend.

Chapitre 9. S’en tenir à des principes non négociables

Une autre bonne raison de prohiber absolument la torture réside dans ce qu’on pourrait appeler « un processus destructeur ». Lorsqu’une limite est franchie, pourquoi ne pas en franchir une deuxième, puis une troisième ? La limite est éternellement franchie dans un élan destructeur. Par exemple, Tony Lagouranis, interrogateur dans la prison d’Abou Ghraib, admet avoir commencé par torturer les prisonniers en les obligeant à tenir des positions pénibles et finit, une fois la pratique devenue courante, par recourir à des méthodes de plus en plus violentes. Lorsque la limite fut repoussée jusqu’au point où il ordonna de couper les doigts des détenus, il prit conscience d’être coincé dans ce processus destructeur.

Ce témoignage illustre l’importance de fonder et de maintenir des principes fondamentaux inviolables. Du point de vue philosophique, il n’est cependant pas simple de justifier l’inviolabilité d’un principe. Selon Benjamin Constant, il doit exister une réciprocité entre droits et devoirs, c’est-à-dire que seul celui qui accomplit ses devoirs n’a de droits. Constant prenait l’exemple du mensonge : s’il est généralement mal de mentir, il ne l’est pas à l’égard de certaines personnes. Imaginez des assassins « qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison ». Selon Constant, aucun principe ne saurait être inconditionnel.

Selon Kant, faire exception à la morale revient à faire exception à la loi. Or, l’essence de la loi est sa portée générale, son application à tous, sans exception. « Le droit ne doit jamais être adapté à la politique, mais c’est bien plutôt la politique qui doit, toujours, être adaptée au droit. » Cette conception de la morale présente des faiblesses sur le court terme et dans des cas particuliers. En revanche, si bafouer ponctuellement la morale peut permettre de résoudre des problèmes sur l’instant, cela la fragilise sur le long terme.

Certains, comme Carl Schmitt ou le célèbre professeur de droit Günther Jakobs, considèrent que « l’ennemi » perd le bénéfice de ses droits fondamentaux. Le non-respect des devoirs doit-il entraîner la disparition des droits fondamentaux ? Il est évident que la réciprocité n’a pas à s’appliquer aux droits fondamentaux – autrement ils n’auraient rien de fondamental.

Par ailleurs, « la justice ne traite pas le criminel comme il a traité sa victime ». Les citoyens n’ont nullement besoin d’apporter les garanties de leur obéissance à l’ordre juridique pour se voir protéger par des droits fondamentaux, car nos sociétés sont fondées sur un principe de confiance, que la loi et l’État doivent garantir, et non détruire. Ainsi, l’inconditionnalité des droits fondamentaux est la condition nécessaire du maintien d’un ordre social afin d’éviter une dégénérescence vers un climat d’insécurité généralisée.

Chapitre 10. L’État illégitime

Pour penser la torture, il faut la redéfinir. Or, il y a parfois une zone grise dans notre conception de la torture, notamment lorsqu’on aborde les méthodes d’interrogatoire psychologique. En réalité, il est difficile de définir la torture parce qu’elle est fonction d’un jugement subjectif et non objectif. L’utilisation d’un scalpel, par exemple, peut aussi bien servir à sauver une vie, lorsqu’il est placé dans les mains d’un chirurgien, qu’à détruire une vie, lorsqu’il est placé dans celles d’un tortionnaire.

Cinq critères permettent de définir la torture d’État : « la détention de l’individu ; l’intervention d’autorités représentantes de l’État ; la poursuite de fins au service du bien de la société […] ; l’emploi de techniques de coercition ; l’abus de la confiance publique ». Grâce à cette définition, les méthodes psychologiques extrêmes peuvent être qualifiées de tortures. En faisant usage de la torture, l’État se rend lui-même illégitime. S’il possède le monopole légitime de la violence, ce monopole n’est admis qu’en échange d’une protection des libertés publiques fondamentales dont l’inviolabilité du corps en est la première. En usant de la torture, il se nie comme État de droit, de telle sorte qu’il fait régresser la société vers une forme d’état de nature.

Mais n’y a-t-il pas une distinction à faire entre les États pratiquant la torture sur les étrangers et ceux qui la pratiquent sur les nationaux ? Non. En définitive, cela ne change rien, car rien n’empêchera l’État tortionnaire de torturer au sein de ses frontières s’il suspecte des liens avec des réseaux terroristes. « La notion “d’ennemi invisible” inclut potentiellement tout individu, fût-ce le citoyen de l’État [et] cette logique peut conduire à l’abomination absolue, le génocide. »

Il ne faut en aucun cas et d’aucune façon autoriser la torture. C’est une gangrène qui corrompt la société entière. Elle corrompt tout d’abord l’armée dont les tortionnaires s’autonomiseraient de la chaîne de commandement, leur hiérarchie cherchant à éviter de tenir la responsabilité de leurs actes. À travers cette sédition, c’est l’éthique militaire et sa discipline qui sont impactées. La compétence de l’armée se dégrade progressivement, au fur et à mesure qu’augmente le nombre de soldats sadiques, dépressifs et suicidaires. La gangrène se diffuse ensuite au système judiciaire et médical, puis au gouvernement, tenu entre hypocrisie et mensonge. Enfin, l’opinion publique elle-même se corrompt en niant toute responsabilité et se pervertissant par une complicité passive.

Ainsi, légaliser la torture serait une forme de suicide politique. Par conséquent, l’argument selon lequel la torture serait exercée au nom de la sécurité est illusoire. Au contraire, la torture étant toujours une institution sociale, elle introduit partout « une économie de la soumission, de la peur et de l’insécurité, de la paranoïa généralisée en somme ». C’est malheureusement dans cette voie que les États-Unis se sont engouffrés depuis le 11 septembre 2001. Si nous sommes un jour confrontés en Europe à une épreuve similaire, tâchons d’éviter de tomber dans le même écueil.

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