Le mode de production industriel qui s’est installé durablement dans nos sociétés nous promettait la fin de l’esclavage de l’homme par l’homme. Sa promesse a-t-elle été tenue ?

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Dans La Convivialité (1973), Ivan Illich, observant les dérives de la croissance, de la surproduction, de la consommation excessive et du règne des experts, considère que l’outil a asservi l’homme plus qu’il ne l’a libéré. Pour atteindre une autonomie véritable, Illich défend l’instauration d’une société post-industrielle fondée sur la « convivialité ».

Ce qu’il faut retenir :

Avec le développement du mode de production industriel, le rapport à l’outil s’est dégradé en dépassant deux seuils de mutation : dans un premier temps, la pratique évolue et se développe une tendance à quantifier son efficacité ; dans un second temps, cette efficacité diminue et l’utilité marginale décroît. Autrement dit, l’outil est devenu contre-productif.

Cette contreproductivité a conduit l’homme à devenir l’esclave de l’outil. Pour arrêter ce mouvement, nous devons inverser notre rapport à l’outil, c’est-à-dire favoriser les outils conviviaux, qui respectent les limites naturelles de la vie et nous permettent de garder le contrôle de l’outil sans dégrader l’autonomie personnelle.

Seule une société conviviale, fondée sur de tels outils, nous permettra de trouver un équilibre dans notre rapport au monde, qu’il s’agisse de l’environnement, de l’expression de notre créativité ou des autres effets néfastes du mode de production industriel.

Biographie de l’auteur

Ivan Illich (1926-2002) est un philosophe autrichien, précurseur de l’écologie politique et grand critique de la société industrielle. Après avoir étudié la théologie à l’université grégorienne de Rome, il choisit initialement de devenir prêtre, mais finit par entrer en conflit avec l’Église, s’opposant à certaines de ses positions concernant la bombe atomique ou les préservatifs. Il renonce à son sacerdoce en 1969 et publie une série d’ouvrages critiques du fonctionnement des systèmes éducatif et de santé, de l’impérialisme américain et, de manière générale, de la technique et du mode industriel de production.

Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

Synthèse de l’ouvrage

Introduction

Le monopole exercé par le mode de production industriel porte en lui les germes de son propre déclin : alors qu’il promettait un progrès illimité, grâce au maniement rationnel des inventions techniques, il a soumis l’homme à la machine, le rendant esclave de ses outils.

Cependant, nous pouvons encore éviter ce destin si nous choisissons dès à présent «un mode de production fondé sur un équilibre post-industriel ». Il nous faut toutefois élargir notre vision du réel et reconnaître qu’il existe une autre façon d’utiliser les découvertes scientifiques. Dans le mode de production industriel, l’usage de la science a conduit à la spécialisation des tâches, à l’institutionnalisation des valeurs et à la centralisation du pouvoir, mais au prix d’une grave perte d’autonomie. En effet, la croissance, contrairement au mythe qui caractérise l’âge industriel, est bornée par certaines limites naturelles qui, lorsqu’elles sont dépassées, conduisent à l’établissement d’un nouveau type d’esclavage : la soumission de l’homme à la machine. En effet, «passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote ». Il faut aujourd’hui se tourner vers une « seconde façon de faire fructifier l’invention », qui prend en compte les seuils et les échelles, selon un principe d’«équilibre multidimensionnel ».

Cette société porte le nom de «société conviviale », c’est-à-dire une société dans laquelle l’outil devient convivial et peut alors être contrôlé par l’homme.

I. Deux seuils de mutation

En 1913, la médecine se professionnalise : on ne s’adresse plus aux guérisseurs ou aux chamans pour se soigner, mais à un médecin diplômé qui fournit un traitement. Ce développement s’est traduit par un phénomène de quantification de l’efficacité des traitements, afin de mesurer l’étendue des succès de la médecine moderne. La quantification a ainsi permis de légitimer le rôle du médecin, apparaissant comme le seul capable de soigner, selon des traitements prédéterminés. «Ainsi, la santé est devenue une marchandise dans une économie de croissance ».

En 1955, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la médecine a franchi un second seuil de mutation : la spécialisation et la professionnalisation commencèrent à produire des effets secondaires dangereux (apparition de nouvelles maladies, dégâts provoqués par les nouveaux traitements médicaux, augmentation du coût des traitements qui prolongent de plus en plus la durée de vie des individus, etc.). En outre, puisque seul le médecin est considéré comme compétent, il n’est plus envisageable de s’adresser à la grand-mère, à la tante ou à la voisine qui, auparavant, prenaient en charge la femme enceinte, le malade, l’infirme ou le mourant.

En conséquence, la demande, auprès des médecins, s’est accentuée, devenant presque impossible à satisfaire. Les effets s’étendent jusqu’aux questions démographiques ; la médecine moderne, fondée sur la survie à tout prix, maintient en vie de plus en plus de personnes et de plus en plus longtemps : la population augmente, dépasse la capacité d’accueil de l’environnement naturel et le nombre de personnes en mauvaise santé, et dépendantes du système médical, augmente. En somme, «la médecine moderne fabrique une race d’individus vitalement dépendante d’un milieu toujours plus coûteux, toujours plus artificiel, toujours plus hygiéniquement programmé. »

Ces deux seuils de mutation qu’a connus la médecine caractérisent l’ensemble des institutions de l’âge industriel. Dans un premier temps, la pratique évolue et ses résultats se mesurent. Mais, dans un second temps, l’utilité marginale décroît ; ce qui signifie, dans le cas de la médecine, « davantage de souffrance pour plus de gens ». Dans cette seconde phase, les effets négatifs du progrès réalisé surpassent les effets positifs et ce progrès «devient uniquement un moyen d’exploiter l’ensemble du corps social, de le mettre au service des valeurs qu’une élite spécialisée, garante de sa propre valeur, détermine et révise sans cesse ».

II. La reconstruction conviviale

L’ambition de la modernité a été de mettre fin à l’esclavage de l’homme, en remplaçant l’homme par la machine. L’outil devait prendre la place de l’esclave, mais « employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave », nous faisant entrer dans une véritable crise planétaire.

Si nous souhaitons renverser ce mouvement, nous devons inverser notre rapport à l’outil. L’outil est en effet un élément essentiel de la vie humaine : l’homme a besoin d’outils pour se soigner, pour communiquer avec autrui, pour construire des objets, proposer des services, etc. Mais, « l’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place », autrement, il devient un pur consommateur-usager de l’outil. Pour éviter cet asservissement, nous devons retrouver des outils justes, c’est-à-dire des outils qui génèrent l’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, qui ne suscitent ni esclave ni maître et qui élargissent le rayon de l’action personnelle. De tels outils ne sont possibles que dans la convivialité, c’est-à-dire dans une société au sein de laquelle la science et la technique ne sont pas annihilées, mais sont utilisées sans jamais dépasser les limites ni perdre le contrôle des outils ; autrement dit, en inversant parfaitement le mode de production industriel.

En somme, la structure conviviale « donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils [justes] ». Il faut entendre « outil » au sens le plus large possible, tant l’instrument que le moyen. L’outil renvoie ainsi à des objets – un silex préhistorique, un balai, un téléviseur – ou à des institutions productrices de service – l’école, la recherche, les moyens de communication. Il englobe également les institutions sociales, comme le mariage, les programmes scolaires, etc. En d’autres termes, «tout objet pris comme un moyen d’une fin devient outil ».

Dans cette acception, l’outil est inhérent à la relation sociale : en lui permettant d’agir sur le monde, il constitue un pont entre l’homme et son environnement social. Cependant, l’outil ne peut relier l’homme au corps social qu’à la seule condition d’être un outil convivial, c’est-à-dire un outil qu’il contrôle. Plus précisément, « pour autant que je maîtrise l’outil, je charge le monde de sens ; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j’ai de moi-même ».

Afin de définir l’outil convivial, il convient d’abord de différencier les deux types d’énergie dont l’homme dispose : celle qu’il tire de lui-même (ou énergie métabolique) et celle qu’il puise à l’extérieur. Il manie la première et manipule la seconde. Ainsi, on peut distinguer l’outil maniable, qui met à profit l’énergie métabolique pour une tâche spécifique, et l’outil manipulable, mû par une source d’énergie extérieure. Le premier, adapté à la main ou au pied, est utilisable « par quiconque mange et respire » (un marteau, une machine à coudre, etc.). Le second peut multiplier l’énergie humaine (comme un char à bœufs, tiré par l’animal, mais guidé par l’homme) ; mais, il peut aussi dépasser l’échelle humaine et réduire à presque rien l’intervention humaine (par exemple, l’énergie fournie par le pilote d’un avion supersonique ne représente qu’une part infime de l’énergie consommée en vol).

Un outil convivial est un outil que chacun peut utiliser, sans difficulté, à des fins qu’il détermine lui-même. Ainsi, un outil maniable est convivial, dans la mesure où l’institution n’en réserve pas l’usage au monopole d’une profession (en attribuant aux seuls médecins les actes médicaux simples par exemple). De même, un outil manipulable est convivial dans la mesure où l’intervention de l’énergie extérieure n’empêche pas l’expression de l’autonomie de l’homme qui manie l’outil. Le téléphone, par exemple, est un outil convivial lorsque n’importe qui peut appeler un correspondant de son choix, pour lui dire ce qu’il veut ; il cesse de l’être lorsqu’il fait l’objet d’un usage abusif, et a pour effet, par exemple, d’affaiblir l’habitude de rendre des visites en personne.

L’idéologie de l’organisation industrielle de l’outillage est née du désir des hommes d’effectuer des opérations avec une nouvelle efficacité, c’est-à-dire en gagnant du temps, en rétrécissant l’espace, en accroissant l’énergie, en multipliant les biens et, finalement, en jetant par-dessus bord les normes naturelles. «De tels impératifs sont devenus les dogmes de la science et de la technique dans nos sociétés ». Le temps devient une denrée rare, qu’il faut économiser ou dépenser ; l’homme, lui-même, devint une source d’énergie à utiliser ; progressivement, avec la machine à vapeur d’abord, la machine mit l’homme en mouvement, pour se déplacer de plus en plus vite et de plus en plus loin. Puis, au XXe siècle, la découverte de gigantesques réservoirs naturels d’énergie nous a permis d’amplifier encore ces tendances. Le rapport de l’homme à l’outil se transforme et le travailleur, soumis à la machine, devient un opérateur de moteurs ou un employé de bureau.

En somme, nous avons voulu éliminer l’esclavage de l’homme par l’homme. Ainsi, la recherche scientifique se consacre uniquement à inventer de nouveaux moyens pour substituer à l’initiative humaine, un outillage programmé. « La science et la technique étayent le mode industriel de production et imposent de ce fait la mise au rancart de tout outillage spécifiquement lié à un travail autonome et créateur ». Mais, l’alternative conviviale est encore possible, il est encore envisageable d’affecter la science et la technique à la création d’outils qui permettront le total déploiement de l’initiative et de l’imagination de chacun.

Nous devons aujourd’hui faire un choix, «entre la constitution d’une société hyperindustrielle, électronique et cybernétique, ou la réunion d’un large éventail d’outils modernes et conviviaux ». Nous pouvons, par exemple, arracher les malades aux médecins et réapprendre à appliquer les remèdes basiques pour déceler et soigner nos maux du quotidien ou pour soulager la souffrance d’autrui et l’accompagner à l’approche de la mort. « En fait, chacun peut soigner son prochain et, dans ce domaine, tout n’est pas nécessairement matière à enseignement ». Dans une telle société, certains seraient seulement plus experts que les autres, mais la tâche pourrait être accomplie par n’importe qui.

III. L’équilibre

L’équilibre humain est relativement souple ; il est ainsi susceptible de se modifier, mais seulement à l’intérieur de certaines limites. Or, le mode industriel n’a posé aucune limite à l’industrialisation des valeurs, rompant l’équilibre. « Un tel processus de croissance fait à l’homme une demande déplacée : trouver satisfaction dans la soumission à la logique de l’outil ».

Le développement industriel avancé et l’outil surefficient entravent l’équilibre de cinq circuits différents :

1. Généralement, on considère que l’équilibre écologique est mis en péril par la conjonction du surpeuplement, de la surabondance et de la perversion de l’outil. Cependant, en présentant la biosphère comme l’unique objet menacé par ces facteurs, le débat écologique reste unidimensionnel. On ne s’intéresse qu’à déterminer laquelle de ces trois forces est la plus menaçante, la plus aisée à réduire, etc. Certains considèrent qu’il faut réduire la population, tandis que d’autres appellent à réduire l’entropie. C’est cependant oublier que la cause profonde de la dégradation de l’environnement se trouve dans la dégradation du corps social. Ceux qui pensent pouvoir régler la crise écologique en conjuguant la croissance industrielle et la survie en équité ne font « qu’alimenter l’illusoire espoir qu’en quelque façon l’action humaine convenablement outillée répondra aux exigences du monde conçu comme Totalité-Outil ». La seule solution à la crise écologique réside dans l’abandon de cette illusion et dans «la capacité du corps social à réagir contre la progressive matérialisation des valeurs, leur transformation en tâches techniques ».

2. Comme ils détruisent l’environnement, les outils surefficients peuvent aussi altérer « le rapport entre ce que les gens ont besoin de faire eux-mêmes et ce qu’ils tirent de l’industrie », en donnant naissance à un «monopole radical ». Ce type de monopole ne renvoie pas à la domination d’une marque ou d’une entreprise, entraînant la réduction du choix du consommateur. Le monopole radical désigne «la domination d’un type de produit, plutôt que celle d’une marque » ; plus précisément, l’usager est forcé de recourir à un moyen particulier pour satisfaire son besoin. « Les transports peuvent ainsi prendre le monopole de la circulation » : à mesure que les voitures allongent les distances et que la vitesse rétrécit l’espace, se déplacer autrement, c’est-à-dire à pied ou à vélo, devient impossible.

S’apparentant à un type particulier de contrôle social, le monopole restreint l’autonomie et le pouvoir-faire de l’individu. « Les gens abandonnent leur capacité innée de faire ce qu’ils peuvent pour eux-mêmes et pour les autres, en échange de quelque chose de “mieux” que peut seulement produire pour eux un outil dominant ». Aujourd’hui, les hommes ont renoncé à se soigner eux-mêmes, à se déplacer, à acquérir du savoir, à construire leurs maisons par eux-mêmes, etc. De telles activités ont, en principe, une valeur d’usage, mais le mode de production industriel leur a affecté une valeur d’échange ; leur exercice est alors devenu un travail.

Se défendre contre un monopole radical est difficile. Les obstacles les plus importants sont : la présence déjà excessive d’autoroutes, d’écoles et d’hôpitaux dans notre société ; l’atrophie de la capacité innée de l’homme à poser des actes indépendants, depuis longtemps paralysée ; et, les lacunes d’imagination qui nous empêchent de concevoir d’autres possibilités. Autrement dit, «il est difficile de se débarrasser du monopole lorsqu’il a gelé la forme du monde physique, sclérosé le comportement et mutilé l’imagination ». Cela n’est cependant pas impossible : la seule prise de conscience par la collectivité, puisque c’est elle qui supporte le coût du monopole radical, suffira à le briser. Dès lors qu’elle réalisera « qu’elle se porterait mieux en finançant la destruction du monopole plutôt que sa perpétuation », dès lors qu’un accord unanime sur la nécessité de mettre un terme à la croissance sera pris, le monopole pourra disparaître.

3. Le savoir a également été affecté. Il s’acquiert soit par la relation créative entre l’homme et son environnement, c’est-à-dire sous l’effet de nœuds de relations qui s’établissent spontanément entre des personnes, dans l’emploi d’outils conviviaux ; soit par un dressage intentionnel et programmé, nécessaire pour maîtriser le milieu outillé. « L’apprentissage de la langue maternelle relève du premier savoir, l’ingestion des mathématiques à l’école relève du second. » Au fur et à mesure du processus de civilisation, le savoir était d’abord accessible à tous, avec quelques-uns qui disposaient d’une maîtrise supérieure aux autres. La technique de l’artisan était mieux maîtrisée par lui, mais pouvait être apprise à l’issue d’un processus d’apprentissage. Autrement dit, la société était régie par un équilibre entre l’aptitude générale, intérieure, à tirer parti d’une information et l’acquisition, par l’extérieur, d’un savoir. Le savoir global, dans une telle société, pouvait s’épanouir parce que se développaient à la fois «le savoir acquis spontanément et le savoir reçu d’un maître ».

Aujourd’hui, cet équilibre est perdu et les gens n’apprennent plus par eux-mêmes ; ils savent seulement ce qu’on leur a appris. Ainsi, « le savoir est devenu un bien et, comme tout bien mis sur le marché, il est soumis à la rareté ». Cette évolution résulte de deux tendances : d’une part, l’éducation est un moyen de parvenir à des fins économiques, c’est-à-dire qu’on investit dans le savoir de l’homme, pour améliorer sa productivité ; d’autre part, la fourniture de service est devenue le produit social le plus précieux de la croissance industrielle et l’éducation, en tant que telle, est considérée comme un produit de luxe. « Ces deux [tendances] dévient l’une et l’autre de l’équilibre du savoir », puisqu’elles conduisent à faire avorter toute curiosité intellectuelle.

L’école, étant devenue un passage obligatoire pour entrer sur le marché du travail, a par la suite acquis une autre fonction en matière de contrôle social. Outre l’obtention d’un stock de savoir spécialisé, l’élève apprend à l’école « à accepter sans broncher sa place dans la société, à savoir la classe et la carrière précises qui correspondent respectivement au niveau et au champ de spécialisation scolaires ». Cette évolution de l’école l’a conduite à dépasser son second seuil critique : les programmes scolaires se sont complexifiés, sont devenus plus coûteux et, de ce fait, l’utilité marginale de l’école a décliné. Les hommes n’ont, en effet, pas besoin d’un excès d’enseignement : «la survie humaine dépend de la capacité des intéressés d’apprendre vite par eux-mêmes ce qu’ils ne peuvent pas faire ». C’est cela qui importe, plus que l’éducation.

4. L’accroissement constant de la production de la consommation a des effets négatifs sur les inégalités : les sous-privilégiés sont de plus en plus nombreux tandis que les privilégiés consomment encore plus. Ainsi, «la faim grandit chez les pauvres et la peur chez les riches » et «tandis que le pouvoir se polarise, l’insatisfaction se généralise ». Plus précisément, les pauvres ne sont pas plus pauvres, mais peuvent faire moins avec leurs quelques sous. Des biens toujours plus nombreux sont considérés comme des biens de première nécessité, que les plus pauvres ont du mal à s’offrir. C’est cela, « la pauvreté moderne ».

Or, «la modernisation de la pauvreté va de pair avec la concentration du pouvoir »: pour augmenter la production, le contrôle de cette dernière est centralisé entre les mains de quelques-uns. En effet, l’outil grossit, diminuant le nombre d’opérateurs nécessaires, et devient plus efficient, rendant indispensable l’emploi de plus de biens et de services coûteux. La petite minorité qui détient le contrôle de l’outil de production peut alors s’arroger tous les privilèges. Mais, « la redistribution du produit n’est pas le remède à la polarisation du contrôle ». La seule solution réside dans la transformation de l’outil, qui doit devenir moins puissant, pour être plus convivial.

5. Dans le système actuel, l’usure est programmée à grande échelle. Dans le mode industriel, les produits sont sans cesse renouvelés, en y ajoutant un nouveau privilège. « Si cela marche, le vieux modèle est dévalorisé, et le consommateur s’abandonne à l’idéologie de la croissance illimitée qui touche la “qualité” améliorée du bien de consommation ». La logique de l’usure s’étend au-delà des biens matériels et gagne le terrain des idées. En conséquence, « le rapport entre le présent et la tradition s’évanouit. Le langage perd ses racines, la mémoire sociale se fige, le précédent perd son empire sur le droit. »

Rompre avec cette logique n’impose cependant pas d’abolir la liberté d’expérimenter et d’innover. Il s’agit plutôt de ne plus laisser l’initiative de l’innovation à quelques centres de décision, comme c’est le cas aujourd’hui, mais de rendre aux personnes et aux collectivités le pouvoir de modifier et de renouveler leurs styles de vie, leurs outils, leur milieu, «autrement dit, leur pouvoir de donner au réel figure nouvelle ». Seulement dans ces conditions de diversité, l’équilibre pourra être sauvegardé.

Dans chacun des cinq circuits ainsi décrits, l’outil surefficient menace un équilibre : « la perversion de l’outil menace de saccager le milieu physique ; le monopole radical menace de geler la créativité ; la surprogrammation menace de transformer la planète en une vaste zone de service ; la polarisation menace d’instaurer un despotisme structurel et irréversible ; enfin, l’usure menace de déraciner l’espèce humaine ». Chaque déséquilibre est caractérisé par le dépassement d’un seuil. Nous devons ainsi aller à la racine du mal et nous consacrer à déterminer ces seuils. C’est ce que nous appelons la «recherche radicale », qui doit s’atteler à «fournir les critères qui permettent de déterminer quand un outil a atteint un seuil de nocivité » et «inventer des outils qui optimisent l’équilibre de la vie, et donc maximisent la liberté de chacun ».

IV. L’inversion politique : obstacles et conditions

L’outil peut, soit augmenter le pouvoir de l’homme, soit le remplacer. Dans le premier cas, l’autonomie de l’homme est garantie, puisqu’il conduit et prend le contrôle de sa propre existence ; tandis que dans le second cas, la machine soumet l’homme, en imposant sa logique à la fois à l’opérateur et à l’usager-consommateur. Il est primordial de bien distinguer ces deux façons de croître de l’outil, pour favoriser la première et éviter la seconde. Cependant, trois obstacles nous barrent le chemin.

1. Le premier de ces obstacles tient au développement d’une forme d’idolâtrie envers la science. Dans nos sociétés, on considère qu’il existe deux espèces de savoir : « celui, inférieur, de l’individu, et le savoir, supérieur, de la science » – le premier étant du domaine de l’opinion, tandis que le second, objectif, constitue le discours scientifique. Or, ce savoir appartient à l’expert, seul compétent, à qui le citoyen a abdiqué tout pouvoir. En effet, les citoyens, n’ayant pas acquis ce savoir « scientifique », ont perdu confiance dans leur propre pouvoir de prendre des décisions et l’ont entièrement délégué aux experts.

Cette dépendance à l’égard du savoir hautement qualifié, produit par la science, a un impact à la fois sur la justice (entre autres, par l’influence grandissante du témoignage de l’expert dans les tribunaux) et sur la politique (puisque les gouvernants s’en remettent aveuglément à la science pour éliminer tous les conflits, notamment ceux suscités par la raréfaction de l’eau, de l’air ou de l’énergie). «La société abandonne même aux experts le soin de fixer les limites de la croissance ». Cependant, le savoir qu’ils ont accumulé ne leur donne aucune aptitude particulière pour définir les bornes de l’équilibre de la vie ; cette capacité n’appartient qu’à la communauté.

2. Le langage reflète, aujourd’hui, «le monopole que le mode industriel de production exerce sur la perception et la motivation ». En effet, les termes et les expressions que nous utilisons ont évolué, pour s’adapter à un nouvel environnement : celui de la lutte contre la rareté, dans le cadre concurrentiel. Ainsi, on ne dit plus que l’on apprend quelque chose, mais que l’on a acquis de l’éducation ; les gens ne font pas un travail, mais ils ont un travail ; de même, ils n’habitent pas un logement, mais le possèdent. On constate alors un véritable appauvrissement du concept de propriété. Plus précisément, « le consommateur-usager intégral, l’homme pleinement industrialisé, n’a en fait prise sur rien d’autre que sur ce qu’il consomme ». Ainsi, le sujet n’est plus acteur, mais seulement usager.

3. La loi et le Droit, également, ont été altérés et mis au service de la croissance. « Peu à peu, non seulement la police, mais aussi les organes législatifs et les tribunaux en sont venus à être tenus pour un outillage au service de l’État industriel. » Pour inverser cette structure institutionnelle, nous devons établir «une procédure efficace, durable et conviviale, afin de contrôler les outils sociaux ». Certains considèrent que les actuels opérateurs de l’outillage juridique social sont trop profondément intoxiqués par la mythologie de la croissance ; or, le droit reflète l’idéologie des législateurs et des juges. Il n’y a donc aucun changement à espérer sur le plan juridique.

Néanmoins, il faut distinguer les fins et les moyens, entre le procédé et la substance. D’un point de vue formel, le droit et la jurisprudence ont pour objectif de produire des décisions en théorie préférable pour tout le monde, en rééquilibrant des intérêts opposés. Si cet équilibre a été dévié en faveur de la croissance, «la perversion de la structure juridique ne prêche pas contre son inversion ». Il est encore possible de recourir à cet outil pour ceux qui s’opposent à la société productiviste, libérés de l’illusion que la croissance peut supprimer l’injustice sociale et conscients de la nécessité des limites. « Il se trouvera par exception des juristes pour aider les personnes à utiliser la structure formelle du Droit en vue de défendre leurs intérêts dans le cadre d’une société conviviale. »

V. L’inversion politique

Nous avons aujourd’hui le choix : «réagir politiquement à la menace en recourant aux procédures juridiques et politiques » ou «survivre dans les limites fixées et renforcées par une dictature bureaucratique ». Cependant, cette seconde solution, qui consisterait à maintenir le système industriel au plus haut degré de productivité endurable, doit échouer. La grande souffrance de l’âme que ce mode de vie engendrerait impliquerait un outillage psychique de l’homme ; or, « les échecs antérieurs des thérapies de masse laissent espérer aussi la faillite de cet ultime projet de contrôle planétaire». Il ne nous reste qu’une possibilité : «un processus politique qui permette à la population de déterminer le maximum que chacun peut exiger, dans un monde aux ressources manifestement limitées ».

Cette révolution ne pourra avoir lieu qu’à la suite de la crise, qui est inévitable. Or, « les forces qui tendent à limiter la production sont déjà en travail à l’intérieur du corps social » ; ce sont «les porte-parole d’une majorité dont chacun est membre en puissance ». Mais, pour profiter véritablement de la crise, ces porte-parole doivent « savoir formuler dans un langage qui porte : affirmer ce qu’elles veulent, ce qu’elles peuvent, ce dont elles n’ont aucun besoin ». De cette manière, ils pourront convaincre leurs concitoyens qu’il est nécessaire d’instaurer une société conviviale.

Le moyen d’y parvenir ne doit cependant pas être la formation d’un parti. Ce parti, qui rassemblerait une majorité opposée à la croissance, serait une nouvelle majorité fantôme. On risque alors de mettre au pouvoir une nouvelle génération de bureaucrates qui, si la structure de la société n’était pas inversée, s’attacheraient à nouveau à optimiser la croissance. Le «meilleur outil théâtral, symbolique et convivial de l’action politique » est la procédure formelle et juridique, le Droit.

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