Les interrogations autour de la guerre et de ses causes constituent un thème traditionnel de la science politique. Dans son essai La Fabrication de l’ennemi (2011), Pierre Conesa, spécialiste des questions géopolitiques, nous invite à envisager la question sous un autre angle, afin d’échapper à un éventuel aveuglement idéologique.

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Les démocraties doivent, avant d’entrer en guerre, obtenir l’assentiment de l’opinion publique. À cette fin, elles mobilisent divers marqueurs d’opinion pour stigmatiser les nations désignées comme ennemies. L’auteur s’efforce de dévoiler ce processus de fabrication de l’ennemi et, en prenant de multiples exemples, nous offre ainsi une meilleure vision du dessous des cartes de la géopolitique récente.

Ce qu’il faut retenir :

La construction de l’ennemi est le produit d’un processus sociologique utile pour une nation, car il lui permet de se souder, d’asseoir sa puissance et d’occuper son complexe militaro-industriel. Les États fabriquent sciemment leurs ennemis, quelle que soit leur nature (rival planétaire, ennemi proche, etc.), à l’aide de différents marqueurs d’opinion (intellectuels, services de renseignements, etc.).

Si l’ennemi est une construction, il est possible de le vaincre par un processus inverse : la déconstruction. Plus concrètement, il est important de faire preuve d’empathie vis-à-vis de notre ennemi. La réflexion stratégique moderne ne peut se faire qu’en prenant en considération les perceptions réciproques.

Biographie de l’auteur

Pierre Conesa (1948-) est un essayiste et un haut fonctionnaire français. Agrégé d’histoire, il enseigne la matière à l’université avant d’intégrer l’ENA, puis devient administrateur civil au ministère la Défense (Délégation aux études générales et Direction des affaires stratégiques). Il rejoint ensuite une société privée d’intelligence économique en tant que directeur général.

Il est connu pour ses positions pessimistes quant au développement du salafisme en Arabie Saoudite, ainsi que pour ses critiques du fonctionnement du Conseil de Sécurité des Nations Unies qu’il accuse d’être un organe « oligarchique ».

Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

Synthèse de l’ouvrage

Introduction

La fabrication de l’ennemi désigne le processus par lequel les États identifient leurs ennemis, auquel particulièrement l’Occident a recours depuis la « privation d’ennemi » qu’a entraîné l’effondrement de l’URSS. L’analyse de ces méthodes permet de mettre en évidence les causes cachées des guerres qui sont souvent le produit d’incompréhensions, de perceptions et de constructions idéologiques.

L’ouvrage ouvre ainsi une réflexion sur les mécanismes qui permettent la construction de l’ennemi et les différents types de guerres qui résultent de la mise en œuvre de ce processus.

I. Qu’est-ce qu’un ennemi ?

L’ennemi est un objet politique

La question de la détermination, par une société, de ses ennemis n’a pas fait l’objet de nombreuses études. La théorie du sociologue Gaston Bouthoul a ouvert des pistes : s’intéressant aux ressorts sociaux qui conduisent un pays à entrer en guerre, il a développé l’idée selon laquelle la guerre résultait du produit des volontés collectives et des valeurs sociales, avant d’avoir une cause politique immédiate. Mais, sa théorie ne permet pas d’expliquer les guerres insurrectionnelles ou de décolonisation. La théorie marxiste a donné une autre définition de l’ennemi, en visant principalement la classe bourgeoise et capitaliste. Dans cette perspective, la guerre est le résultat de tensions entre empires qui cherchent à étendre leur influence – ce qui laisse cependant, les guerres de décolonisation inexpliquées.

La définition la plus connue de l’ennemi est sans doute celle développée par Carl Schmitt. Selon lui, l’essence de la politique repose sur la désignation d’un « ennemi », un « eux », par opposition à un « nous ». En relations internationales ainsi, il considère qu’il suffit de catégoriser les acteurs intervenants selon une dichotomie « ami »/« ennemi ». Cette idée influencera fortement l’école américaine. Mao Zedong, dans sa « théorie des trois mondes », s’il ne reprend pas cette idée, décrit un monde divisé entre les superpuissances communistes, les superpuissances démocratiques et le tiers-monde, dont il est le porte-étendard et qui s’oppose aux deux autres mondes.

En somme, ce que montrent ces quelques exemples, c’est que la pensée stratégique ne s’intéresse qu’aux caractéristiques structurelles et stratégiques de l’ennemi, une fois qu’il est désigné. Or, cette désignation est également un acte politique, qui peut parfois dépendre exclusivement de l’idéologie.

Le droit de la guerre : mieux vaut porter un uniforme

La violation du droit international peut constituer un casus belli et ainsi donner lieu à un conflit. Selon les conventions applicables, cette guerre devra être précédée d’une déclaration de guerre, se déroulera entre deux États dotés d’une armée régulière et dont les soldats sont pénalement irresponsables des morts qu’ils causeront et dont la protection est garantie en cas de capture par les conventions de Genève. Cependant, le droit de la guerre, en pratique, peut se présenter comme l’application d’une justice unilatérale. Les États ont développé de nombreuses stratégies d’évitement pour refuser le statut de combattant à leurs ennemis. Ainsi, on ne parlera pas de guerre, mais « d’événements », de « pacification », ou encore de « lutte antiterroriste ». Au même titre, le civil armé pourra être considéré comme un criminel, soumis au droit pénal, ou devenir un « combattant illégal », ce qui justifiera son incarcération dans une prison militaire.

Le droit, en définitive, n’offre pas de définition pragmatique de l’ennemi, parce qu’il est sujet à interprétation, et manipulé par les États. Ainsi, il semble que, pour définir l’ennemi, il faille recourir à la sociologie plus qu’au droit.

L’ennemi est un autre soi-même

Le processus de désignation de l’ennemi répond en réalité à un besoin identitaire. La lutte contre cet « autre », faisant office de rituel sacrificiel, peut servir à consolider les liens du groupe auquel on appartient. Ce besoin de consolidation de l’unité du groupe permet alors de légitimer le recours à la violence, contre l’ennemi désigné. Le Pakistan, pays déchiré par la guerre civile, n’a d’ailleurs réussi à s’unifier que dans sa lutte contre l’ennemi indien.

Les populations des pays développés, quoique vivant dans des sociétés extrêmement sécurisées, sont sujettes à des pics d’inquiétude collective pour des raisons extrêmement variées (virus, terrorisme, bug informatique, criminalité, etc.). Dans un contexte d’angoisse collective, l’ennemi est construit par les médias ou par le biais d’œuvres littéraires ou cinématographiques (l’angoisse est d’ailleurs devenue un marché qu’Hollywood exploite depuis des décennies). De cette manière, après quelques mois où les médias sont saturés d’experts, de films et de livres traitant de l’ennemi du moment, la peur excessive ainsi générée permet de faire accepter à la population certaines actions disproportionnées par l’État.

L’ennemi est généralement présenté comme un être différent. Plusieurs mécanismes permettent de différencier l’autre jusqu’à créer l’impression, dans les cas extrêmes, qu’il appartient à une autre espèce. Dans un premier temps, il est différencié verbalement, par le recours à un vocabulaire qui le disqualifie lui et sa culture. Puis, l’ennemi est présenté comme une potentielle menace, tant sur le plan international que sur le plan national. Enfin, la sémantique guerrière est ensuite ajustée en fonction de celui qui commet un acte donné.

Une guerre juste : moyens acceptables, nécessité absolue, supériorité garantie

De tout temps et dans toutes les sociétés, la guerre est divinisée et le guerrier est sanctifié. Cela concerne également les sociétés laïques, qui célèbrent les guerres par le biais de cérémonies du souvenir. Néanmoins, le rapport à la guerre de chaque civilisation est différent, selon leur histoire. Le processus guerrier varie notamment si le pays belligérant a connu, dans son histoire, la guerre sur son territoire, s’il a subi des bombardements massifs, ou l’occupation par les armées ennemies, etc. L’éthos guerrier est aussi différent en fonction des expériences, comme le montre notamment le serment du soldat : là où le soldat américain s’engage à « détruire l’ennemi », le soldat français s’engage quant à lui à « respecter l’adversaire ». Présenter la défaite après une guerre comme une occasion de rédemption est un autre processus commun à de nombreuses cultures. Cependant, l’image que se donne le pays est également variable : les Australiens, qui commirent à l’encontre des aborigènes des crimes semblables à ceux des Américains vis-à-vis des Amérindiens, ne produisent pas de héros à vocation universelle, contrairement au cinéma hollywoodien.

La vision de la guerre dans les sociétés occidentales est traditionnellement celle de la « guerre juste » qui permet de légitimer l’emploi de la force. Dans la théorie de la guerre juste, l’ennemi est censé se désigner lui-même, par son agressivité. Ainsi, une guerre, même illimitée, est légale, tant qu’elle est légitimée par une cause juste, c’est-à-dire qu’elle s’oppose à un ennemi agressif et parfaitement illégitime. La légitimation du recours à la force implique donc souvent le recours au lexique de la menace. L’imminence de la menace est en général le facteur permissif de l’emploi de la force. Les médias jouent alors un rôle important pour convaincre l’opinion publique que le danger est proche. Ils deviennent alors de véritables instruments de propagande.

Les « marqueurs d’ennemis »

Les marqueurs d’ennemis sont des entités publiques ou privées, des institutions ou des individus qui, au nom de l’intérêt public, participent au processus de désignation de l’ennemi destiné à l’opinion publique. On en distingue plusieurs types – parmi eux, les stratèges et les stratèges officieux aussi appelés les mythologistes.

Les stratèges proviennent essentiellement du complexe militaro-intellectuel. Ils se divisent en deux catégories : les think tanks stratégiques et les services de renseignements. Les think tanks stratégiques ont trois fonctions : qualifier et comprendre une menace et en identifier l’auteur ; établir la hiérarchie des risques, afin de justifier un système de défense ; et, légitimer l’usage de la force. Les Occidentaux considèrent généralement qu’aucun pays en dehors de l’Occident ne produit des analyses valables sur les questions géopolitiques. Les services de renseignements, qui ont connu leur apogée pendant la Guerre froide (coups d’État, assassinats, etc.), fonctionnent généralement selon une simple maxime pour désigner l’ennemi : « les ennemis de nos ennemis sont nos amis. » Alors qu’ils ont connu une sorte de crise existentielle après l’effondrement soviétique, ils sont redevenus des acteurs de premier plan après le 11 septembre. Leur rôle est essentiel : ils énoncent sans avoir besoin de s’expliquer ou de se justifier et, en définitive, disposent du privilège du mensonge incontestable.

Les stratèges officieux, ou mythologistes, sont des acteurs sociaux et politiques qui, par leur discours, créent des mythologies permettant de renforcer les marqueurs identitaires dans l’opinion, facilitant par la même occasion la désignation de l’ennemi. Parmi eux, on compte les historiens et les géographes, les publicistes, les idéologues religieux, les intellectuels, les journalistes ; les experts (réels ou autoproclamés), le cinéma, et les hommes politiques, garants de l’honneur national.

Les ressorts du discours : Tout est stratégique ! Tout est risque ! Double standard !

Notre époque est marquée par le grand retour de la géopolitique : si les années soixante-dix étaient caractérisées par le « tout est politique », aujourd’hui, nous vivons l’ère du « tout est stratégique ». Il n’existe plus aucun lieu sur la planète qui n’ait pas un intérêt stratégique. L’analyste stratégique cherche à imposer ses vues et ses critères de sécurité, sans prendre en considération la réalité de l’Autre. Plus le pays est puissant, plus ses conditions de sécurité prévalent sur celles des autres. De cette manière, il décide, selon des critères arbitraires, qui est l’ennemi.

Deux thèmes sous-tendent le discours stratégique : l’identification d’un risque crédible capable de diffuser de l’angoisse et garantissant une bonne couverture médiatique, et les ruptures permettant de dramatiser mutations et changements. Ce discours est également caractérisé par le « deux poids, deux mesures ». Ainsi, l’action d’un ennemi et l’action d’un allié ne seront pas jugées de la même manière. Ce discours est empreint de truismes idéologiques, de vérités banales, et souvent fausses. Parmi ces truismes, on trouve l’idée que les démocraties sont par nature “porteuses de paix”, que “la pauvreté est génératrice de guerres”, que “le développement économique serait un facteur de paix”, ou encore la “théorie des dominos”.

Le risque stratégique des années 1990 ? Le chômage technique

Confrontés à la disparition du bloc de l’Est, les organes de production stratégique ont dû montrer leur utilité et produire un nouvel ennemi. Toute une série de menaces, mettant en péril le nouvel ordre mondial, ont ainsi émergé après l’effondrement de la « Menace Est » : la Menace Sud, la guerre économique mondiale, le crime organisé, le monde non connecté à la mondialisation, etc.

Les vingt dernières années n’ont toutefois pas été des années sans guerre, mais, les guerres actuelles sont plus locales, en dehors d’un paradigme global, et répondent le plus souvent à des motivations relevant de la politique intérieure des grandes puissances.

II. Les figures de l’ennemi : Essai de typologie

L’ennemi proche : les conflits de frontières

La querelle frontalière est la cause de guerre la plus répandue. Le tracé des frontières met en évidence deux principes contradictoires : la souveraineté de l’État dans ses frontières et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Les mythologies nationales participent le plus largement à la mécanique idéologique de la guerre frontalière : l’ennemi est héréditaire, l’histoire-bataille sacralisée, l’unité ethnique est source de revendications, exigeant le rattachement à la mère patrie. La légitimation de la guerre trouve souvent son fondement dans l’idée de revanche ou de vengeance, la proximité géographique accentuant la menace.

L’intensité du problème des frontières dépend du continent. L’Afrique est le continent des frontières subies. En effet, le débat sur les frontières africaines est constant, et ce pour diverses raisons : perméabilité des frontières, nomadisme, séparation de communautés, enfermement de populations qui ont peu d’intérêt à vivre ensemble. Malgré tout, l’Afrique est le continent ayant le plus de contentieux frontaliers réglés par moyen juridique. Malheureusement, les stratégies prédatrices des élites et les intérêts économiques étrangers participent souvent à aggraver des conflits territoriaux. L’Amérique latine est la zone des « frontières vivantes » : ayant été définies sur la base très théorique des anciennes vice-royautés de l’époque espagnole (20 % des frontières actuelles sont d’origine coloniale), elles varient régulièrement en fonction des guerres, d’échanges entre les États sud-américains. L’Asie, quant à elle, est la terre des modifications de frontières. Au Moyen-Orient, la question des frontières est également un problème récurrent dont les deux ressorts sont la volonté de prendre le leadership du monde arabe et l’hétérogénéité sociale, ethnique et religieuse de certaines dictatures. Les tics de puissance des Occidentaux y sont également un facteur aggravant. En Extrême-Orient, les frontières, mais aussi les diasporas participent à une tradition historique et les contentieux frontaliers y sont nombreux. C’est le lieu d’application de la « théorie des dominos », qui justifia les interventions américaines pendant la guerre froide.

Le rival planétaire

Les rivaux pour la suprématie planétaire fondent leur raisonnement belliciste sur un sentiment de destinée manifeste justifiant leur statut de puissance. Cette affirmation de prédestination nationale sert de base idéologique au système impérialiste. Elle peut être remplacée par des notions telles que « patrie des ouvriers » ou « amitié entre les peuples », afin de justifier la notion de « puissance ». Cette foi impériale donnera naissance au XIXe siècle, à la Géopolitique.

Le Soft Power, entendu comme l’utilisation de la propagande, permet de légitimer l’impérialisme, en imposant l’idée d’un système de valeurs supérieur.

La rivalité se transforme souvent en une course aux armements, toujours justifiée par des raisons de défense, et donne naissance à de grands systèmes d’alliance permettant d’organiser la planète pour préparer la guerre. L’équilibrage des puissances se fait lors des conférences internationales de découpage du monde, l’ONU étant sans doute le point d’orgue.

L’ennemi intime : les guerres civiles

La guerre civile est un conflit sans déclaration de guerre et, ainsi, ne constitue pas une guerre au sens des conventions internationales, qui se retrouvent dès lors inapplicables. C’est un affrontement sans ligne de front dont la finalité n’est pas la victoire, mais un nouvel équilibre entre les différentes communautés (ethniques, religieuses, linguistiques, etc.), qui donnera lieu à une paix souvent très instable.

Le conflit civil oppose deux ennemis semblables, puisqu’appartenant à la même nation. Mais leur opposition n’en est pas moins forte. La neutralité ou une position pacifiste est impossible sous peine d’être qualifié de traître. Or, les traîtres sont souvent les premières victimes de ce type de conflit. En outre, la guerre civile est souvent le lieu de tous les excès, allant du massacre d’innocents jusqu’aux viols collectifs.

L’occupé comme figure du barbare

L’occupation d’un territoire, coloniale ou fondée sur des « droits historiques », implique la plupart du temps de définir l’Occupé, cet Autre, par la sauvagerie. L’Occupé est un sauvage qui ne comprend que la force, voire un barbare au comportement vicieux et cruel. Le débat diplomatique ou politique avec lui est impossible.

La répression par l’occupant est constante et présentée comme une opération de « pacification ». En réalité, cette opération est nécessaire pour calmer l’angoisse de l’occupant générée fréquemment par son infériorité numérique et par l’incompréhension de la communauté internationale à l’égard de ses « droits historiques ».

L’ennemi caché ou la théorie du complot

Les problèmes de la société sont souvent expliqués par une force secrète qui agit contre elle. Prenant la forme d’une théorie du complot, cette mécanique consiste à détecter un ennemi “caché” par un raisonnement simpliste. Le cas le plus connu est le délire antisémite. Les thèmes récurrents de ces théories du complot sont liés à l’angoisse à l’égard d’une menace impalpable et l’action d’une puissance étrangère permettant d’expliquer l’incompréhensible. Elle inverse la charge de la preuve, mais aussi les règles du discours argumentatif.

L’ennemi absolu ou la guerre cosmique contre le mal

La guerre absolue a pour moteur principal l’idéologie. Dans ces conflits idéocratiques, le camp adverse est défini comme le « camp du mal ». Cette opposition entre le « camp du bien » et le « camp du mal » peut se décliner de diverses manières : « camp de la liberté » contre « camp de l’oppression » ; « monde du prolétariat » contre « monde capitaliste » ; « monde des croyants » contre « monde des mécréants », etc.

La dénonciation de l’ennemi est globale et univoque, justifiée par une idéologie et une histoire ancrée dans le temps long (histoire biblique, coranique, mythologie de la lutte des classes, etc.). Le leader y est souvent présenté comme un surhomme ou demi-dieu et sa lutte, comme une sorte d’exorcisme planétaire dont l’objectif final serait un refaçonnage social complet et planétaire pouvant, dans des cas extrêmes, mener à un autogénocide.

L’ennemi conceptuel

L’ennemi conceptuel apparaît lorsqu’une puissance se trouve sans rival, c’est-à-dire lorsqu’un ennemi ne peut plus être désigné. La puissance est ainsi forcée de faire la guerre à des concepts, désignés comme un ennemi invisible (par exemple, le terrorisme). La menace de cet ennemi invisible permet à la superpuissance d’agir pour garantir sa supériorité face à l’émergence de nouvelles puissances. Entre autres, la puissance lui permet d’augmenter sa capacité d’influencer les comportements de l’Autre, recourant aux instruments du Soft Power, ou en déclenchant des « guerres préemptives » à vocation prophylactique.

La superpuissance est la seule à être habilitée à juger de l’imminence d’un péril et sa réaction peut se dispenser de respecter les règles internationales appliquées aux autres.

L’ennemi médiatique

Nous sommes entrés dans l’ère de l’ennemi médiatique. Désormais, la médiatisation crée l’événement. En effet, pour qu’une crise devienne internationale, les médias doivent intervenir. Il faut, à cette fin, obéir à certaines règles médiatiques : chef charismatique, avec « uniforme » reconnaissable, thème politiquement correct, identification facile « des gentils » et « des méchants » et respect d’un tempo médiatique.

Les relais médiatiques sont de deux types : les intellectuels médiatiques et les humanitaires. Ces derniers sont très importants, car ils sont chargés de désigner le Mal. En effet, les ONG sont devenues des faiseurs d’opinions qui, en défendant les victimes, contribuent à définir l’ennemi.

Dans l’espace politico-médiatique, il faut également noter l’importance d’autres acteurs : les diasporas qui, en jouant sur le levier de la victimisation, influencent la politique du gouvernement de leur pays d’accueil afin d’empêcher la paix, d’aider la révolte et d’empêcher la réconciliation. Ces lobbys communautaires sont d’autant plus influents que, dans le paradigme social actuel, le statut de victime est plus valorisé que celui de héros guerrier.

III. La déconstruction de l’ennemi

Vivre sans ennemi étatique : c’est difficile, mais on y arrive

Le processus de réconciliation entre deux ennemis implique un processus d’excuses et un discours unilatéral de déconstruction de l’ennemi. Le traité de l’Élysée qui marque la réconciliation franco-allemande a démontré que la réconciliation entre ennemis héréditaires est possible. Ce traité, plus encore, a rendu possible la construction européenne. L’UE, objet politique non identifié, a pu chercher à construire une défense commune alors qu’elle n’a plus d’ennemi, si ce n’est ceux définis par Washington.

Sortir des guerres civiles : oubli, pardon, justice

Les lois d’amnistie générale, où aucun procédé de justice n’est engagé, présentent un risque de maintien du ressentiment, rendant impossible le processus de déconstruction de l’hostilité. Il est ainsi indispensable d’instaurer une justice après le conflit.

Il existe deux formes de justice dans la phase de sortie de guerres civiles : la justice restauratrice et la justice réparatrice. La justice restauratrice est punitive et se concentre sur la confrontation entre les deux parties. Ses objectifs sont la justice et la réconciliation. Elle permet ainsi la condamnation de certains coupables. Cette association entre justice et réconciliation est source de tensions lorsqu’une partie importante de la population a été impliquée dans des massacres (par exemple, la réconciliation imparfaite au Rwanda a entraîné la prolongation des guerres ethniques au Congo). La justice réparatrice (ou transitionnelle) est non punitive, afin de mieux accompagner la transition de la guerre à la paix, ou de la dictature à la démocratie. Les deux parties affrontent ensemble l’héritage des abus qu’ils ont subis, en mettant en place une justice pénale, une justice restauratrice, une justice sociale et une justice économique. Les commissions « Vérité et Réconciliation » (CVR), institutions parfois mises en place dans le cadre de la justice transitionnelle, sont une parfaite illustration du comportement à adopter : elles allient réconciliation nationale et transition démocratique. Malheureusement, ces dernières ont laissé en suspens la question des milices, les victimes de leurs exactions n’ayant obtenu ni aveu ni réparation.

Dans certains cas, la communauté internationale peut agir à la suite d’un accord bilatéral entre l’ONU et l’État. Cet accord donne naissance à un tribunal spécial, sorte de compromis entre justice internationale et justice interne, intégré à l’ordre juridique interne du pays (par exemple, le tribunal spécial pour la Sierra Leone).

Justice internationale : la justice des puissants

La justice internationale, invention récente, ne doit pas être confondue avec la justice des vainqueurs sur les vaincues, à l’image des procès de Nuremberg et de Tokyo. Ce type de justice correspond au jugement, par l’opinion publique, des crimes de guerre.

La justice internationale reste malheureusement un système bancal, du fait de l’absence de certaines grandes démocraties (dont deux membres du conseil de sécurité de l’ONU sur cinq). Alors même que la création de ce système a été l’initiative du président Clinton, le Congrès américain a non seulement refusé de le reconnaître, mais a étendu l’immunité de juridiction aux membres des sociétés militaires privées.

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